Pourquoi vous inscrire ?
«
»
tome 1, Chapitre 1 « Réunion et assassin » tome 1, Chapitre 1

Freyja

— C’est impardonnable.

Les mots venaient de trancher à travers les cloisons de la salle de réunion. Freyja plaignit une fois de plus sa mère de recevoir les Ancesteel dans une pièce aussi exiguë. Ils savaient donner de la voix. Leur accent snob de campagnards anglais n’arrangeait rien. L’ambiance devait être sacrément pesante, là-dedans.

La famille Noble s’était réunie en catastrophe suite au tragique assassinat des Droth cinq jours plus tôt. Les Nobles britanniques s’étaient alliés pour exiger une réunion exceptionnelle du Conseil. N’ayant pas obtenu suffisamment de soutien de la part des autres Représentants pour organiser une séance de crise, les familles inquiètes s’étaient rabattues sur un entretien en tête-à-tête avec Nweka Agou. La mère de Freyja, présidente du Conseil des Mutabilis, assurait la réunion depuis deux heures déjà.

— Quelle plaie, marmonna la jeune femme en dépliant sur ses cuisses un magazine pris au hasard.

Sa mère avait insisté pour l’avoir à ses côtés. Si Nweka souhaitait qu’elle s’intéresse à la suite d’assassinats qui frappait les Nobles Européens, pourquoi ne l’avait-elle pas invitée à participer à la réunion ?

Freyja laissa tomber sa lecture à peine deux minutes plus tard, quand les exclamations derrière la porte se firent plus virulentes. Elle comprenait la colère et l’appréhension des Ancesteel. Ils étaient la famille Noble britannique la plus influente du monde Mutabilis. Comme souvent chez les Nobles, qui recherchaient la sauvegarde de leurs pouvoirs grâce à de rares unions propices, ils étaient peu nombreux. Les Ancesteel affichaient une dizaine de têtes dans l’arbre généalogique de leur branche principale. Pas beaucoup d’âmes, en somme. Mais assez pour détenir un pouvoir indéniable sur la géopolitique britannique des Mutabilis. Et leur prise de parti du côté des Conservateurs – le courant de pensées le plus répandu parmi les Représentants du Conseil – faisait d’eux une cible idéale. L’UOM avait déjà cherché à les affaiblir des années auparavant, sans succès.

Depuis quelques mois, une nouvelle arme était tombée entre les mains du groupuscule politique. Une nouvelle arme qui avait laissé derrière elle une vingtaine de cadavres affiliés aux Représentants Conservateurs du Conseil.

Une nouvelle arme appelée Kyra.

Freyja finit par rejeter le magazine people, frustrée d’être exclue. Elle remonta les couloirs jusqu’à tomber sur un distributeur automatique. Le thé serait sûrement aussi mauvais que le café, mais elle opta quand même pour une boisson chaude au caramel. Elle avait besoin d’un peu de réconfort avant d’affronter l’angoisse – certes justifiée – des Ancesteel. Besoin d’un peu de force aussi. La famille Noble avait la fâcheuse habitude de projeter des objets métalliques à travers la pièce sous le coup de leurs émotions. Freyja devait être en mesure d’éviter ces attaques surprises aimantées.

De retour sur le sofa en cuir, la jeune femme souffla sur son thé. Cette nouvelle arme de l’UOM… les Corneilles s’y intéressaient depuis le premier assassinat du surnommé Kyra. Une entité mystérieuse dont seuls les pouvoirs étaient authentifiés. Une combinaison redoutable et terriblement efficace, d’après la liste de cadavres qui s’agrandissait de semaine en semaine. Un Mutabilis avec un don si rare qu’un vieil adage murmurait qu’un seul comme lui pouvait exister par génération.

Kyra était un Tri-Pourvu, un Mutabilis né avec trois pouvoirs d’ordres différents. Sa fiche dans la base de données des Corbeaux mentionnait l’électrokinésie, l’impénétrabilité de la peau et la capacité à détecter les autres Mutabilis. Un sourire tordit les lèvres de Freyja. Non seulement Kyra était Tri-Pourvu, mais il combinait des pouvoirs dont un seul suffisait à faire rougir de jalousie certains Mutabilis.

Il y avait de quoi inquiéter sévèrement le Conseil et sa milice, les Corbeaux. Un Tri-Pourvu aussi puissant aurait dû être détecté par les hautes sphères Mutabilis il y a des années, avant que Kyra n’échappe à leur contrôle. Une erreur, un relâchement, commis une Corneille chargée de surveillance des années auparavant avait mené à la situation actuelle.

Freyja lorgnait le fond de son gobelet quand des pas souples titillèrent ses tympans. Étonnée de voir arriver quelqu’un alors que des Corbeaux surveillaient l’accès à l’antichambre, elle darda des yeux méfiants vers le nouveau-venu. Son appréhension fondit comme neige au soleil. Demi-sourire aux lèvres, elle posa sa main gauche sur son sein droit et souleva les doigts pour imiter un battement d’ailes. Le jeune homme à trois mètres d’elle l’imita, l’air à la fois sérieux et moqueur.

— Frey, la salua-t-il de sa voix à l’accent britannique prononcé.

— Jay.

Vêtu de son habituelle veste en cuir et de son bonnet gris difforme, Jayden la sonda de ses yeux d’un marron brillant. Comme elle, il faisait partie des plus jeunes membres des Corneilles – le groupe de renseignement des Corbeaux.

— Je pensais que tu participais à la réunion, s’étonna Freyja avec un froncement des sourcils dubitatif.

Haussement d’épaules, léger plissement des lèvres. Gêne, irritation, appréhension. Elle commençait à bien le connaître.

— Tu sais que je n’ai pas de liens réels avec les Ancesteel. Je porte leur nom, mais je n’ai jamais vraiment appartenu à leur famille.

Mimique qui tient plus du rictus que du sourire. Vieille blessure.

— Ta mère m’a appelé pour enquêter sur l’affaire Kyra. Peut-être qu’elle s’imagine que ma filiation avec les Ancesteel me rend plus légitime.

— Peut-être, acquiesça la jeune femme en masquant son agacement.

Jay avait-il des informations que Freyja ne détenait pas encore ? Il avait dû être mandaté par les Corneilles avant elle. Même s’il avait plus d’expérience de terrain, Frey se sentait vexée.

— Plus qu’à attendre la fin de la réunion, j’imagine, soupira-t-il en se laissant tomber sur le canapé en face.

Avec une moue dubitative, il scruta Freyja derrière les mèches châtain que son bonnet écrasait sur son front lisse. Ils étaient devenus camarades sur les bancs de formation des Corbeaux. Bons amis en intégrant les Corneilles à quelques mois d’affilée. Complices en collaborant sur des missions.

Peut-être seraient-ils rivaux dans les jours à venir.

Kassandra

La notification tira Kassandra de son sommeil. Le cerveau embrumé, elle tâtonna la table de chevet à la recherche de son téléphone. La lumière de l’écran arracha une grimace à la jeune femme. C’était une alerte en provenance des bases de données des Corneilles. De nouvelles informations avaient été ajoutées au profil de Kyra : confirmation de ses capacités de Tri-Pourvu, détails concernant ses possibles taille et poids. Les chiffres creusèrent le visage ensommeillé de Kassandra. Kyra avait tout l’air d’être un enfant. Mais comment un enfant pouvait-il avoir vingt-et-un meurtres à son compteur ?

Écœurée, elle contempla la chambre d’hôtel baignée des rayons du soleil madrilène. Avec Ichika, elles étaient arrivées trop tard la veille au soir pour se rendre chez les parents de Kassandra, qui habitaient à une centaine de kilomètres de la capitale. Il était prévu qu’elles prennent la route en fin de matinée.

En attendant qu’Ichika revienne pour le petit-déjeuner – généralement pris vers neuf heures, compromis décidé par les deux jeunes femmes aux mœurs bien éloignées – Kassandra fila sous la douche. Elle s’amusa à lire les descriptions en espagnol, catalan, basque, anglais, français, italien, hollandais, arabe et chinois inscrites sur la bouteille de shampoing. Aucun de ces idiomes ne lui était inconnu. Elle parlait en plus le japonais, le coréen, le russe, le polonais, et des dialectes indiens. La liste de ses prochaines langues à apprendre favorisait celles de l’Afrique. Kassandra n’avait encore jamais eu l’occasion de voyager en Afrique subsaharienne et d’en apprendre les langages.

Elle trônait encore en peignoir, étalée en étoile sur le large lit double, quand la porte s’ouvrit. Ichika revenait de son footing ; elle avait encore le souffle saccadé. Sa mince silhouette revêche ne tarda pas à apparaître sur le seuil de la chambre. Ses courts cheveux noirs dégageaient son visage anguleux aux yeux perçants.

— Kass, la salua Ichika avec son sourire en coin aussi tendre que narquois.

Chica, lui retourna l’intéressée avec un clin d’œil.

La Japonaise rejoignit l’Espagnole sur le lit et se pencha au-dessus d’elle. Yeux noirs dans iris marron clair. Leurs bouches se frôlèrent sans se trouver vraiment.

— Une douche et on remet ça, lui promit Ichika en se redressant.

Une boule de chaleur dans la poitrine, Kass entoura une mèche de cheveux autour de son index. Elle ne quitta pas sa petite-amie des yeux tandis que celle-ci se débarrassait de sa tenue de course. En sous-vêtements de sport, Ichika se glissa dans la salle de bains et tourna le verrou.

En l’attendant, Kassandra récupéra son portable et rouvrit l’alerte. Ce genre de messages était réservé aux membres des Corneilles, mais Kass les recevait grâce à un contact parmi les Corbeaux. Un ancien petit-copain, à vrai dire. Ils s’étaient quittés en bons termes quand elle était partie vivre en Asie pour quelques mois. Il avait plus tard accepté de lui faire une fleur quand Kassandra lui avait expliqué ses besoins d’informations. Depuis, les événements qui secouaient le monde Mutabilis n’avaient aucun secret pour elle.

Pour son travail, Kass se devait de connaître les cas prometteurs comme les dangereux. Kyra était né en appartenant à la première catégorie. Et, sous la houlette de l’UOM, il avait grandi dans la deuxième. Kassandra était bien incapable de deviner quelle destinée allait connaître cet enfant.

Ichika sentait le gel douche à l’amande mis à disposition par l’hôtel. En peignoir elle aussi, elle vint se lover contre le corps chaud de Kassandra. Cette dernière glissa les mains dans les mèches souples de sa partenaire – amicale, romantique, professionnelle.

— C’est allé, ton footing ?

— Oui. Les rues sont encore calmes.

Un petit rire souleva la poitrine de Kassandra.

— N’en demande pas trop aux Espagnols quand c’est trop tôt, tu veux ?

Secouant la tête d’amusement, Ichika se tourna pour observer sa petite-amie.

— Pas trop stressée ?

— Moi ? s’étonna Kass en se redressant sur un coude. C’est pas moi qui vais rencontrer mes beaux-parents pour la première fois.

Le ton léger de la jeune femme ne suffit pas à détendre les traits sévères d’Ichika.

— On n’est pas mariées.

— Je sais, souffla Kassandra en s’asseyant en tailleur. Mais tu sais que pour mes parents… ça ne change pas grand-chose. Tant qu’on est heureuses.

— Mmph, fit Ichika en croisant les bras, le regard lointain.

Sa copine se pencha pour déposer un baiser dans son cou. Ichika accepta l’attention puis se leva. Le moment de tendresse était terminé, Kass le savait. Sa copine fournissait déjà des efforts conséquents en se laissant cajoler et embrasser. Elle ne pouvait pas lui en demander plus, surtout sur un laps de temps aussi court.

— On devrait s’habiller pour aller petit-déjeuner, finit par suggérer Ichika en dénouant les cordons de son peignoir.

Tandis que le coton rembourré glissait de ses épaules finement musclées, Kass ne put s’empêcher de les fixer. Sur les bras, les flancs, la taille, les hanches, des dizaines et dizaines de petites cicatrices pâles constellaient la peau tannée de la jeune femme.

Quand elle parvint enfin à détourner les yeux, Kassandra ressentait un mélange de colère aveugle, de regrets amers et d’amour orgueilleux. Malgré une vingtaine d’années passées à se faire écraser de toute part, Ichika avait survécu dans son coin. La jeune Japonaise n’était qu’une flammèche à court d’oxygène quand elles s’étaient rencontrées.

À présent, elle était un brasier. Parfois incontrôlable, un tantinet dangereuse, mais, surtout, brillante, brûlante, puissante. Kassandra avait parfois peur de s’y brûler les ailes. Ça n’empêchait pas son cœur de chanter pour Ichika Juko.

Jayden

Une boule d’appréhension plombait l’estomac de Jay. La réunion des Ancesteel en compagnie de Nweka Agou arrivait à son terme. Les retrouvailles avec sa famille se déroulaient rarement dans la bonne humeur et l’affection mutuelle. Son grand-père le toiserait sans un mot, ses yeux d’acier sévèrement rivés à lui. Son fils le considérerait d’un air désolé et paternel, le considérant encore comme un gamin tout juste privé de sa mère.

Son gros soupir fit lever le nez de Freyja, toujours installée en face de lui.

— Tout va bien, Ancesteel de Sauvière ?

— La ferme, Agou, rétorqua Jay en lui adressant un regard complice.

Frey savait pertinemment qu’il ne portait pas ses noms de famille avec plaisir. L’usage Mutabilis voulait que les enfants adoptent l’ensemble de leurs patronymes Nobles, la famille la plus importante en premier.

Les voix se firent plus proches derrière la porte. Ils tournèrent la tête de concert, prêts à voir surgir une famille Noble furieuse. Il y eut quelques secondes de latence avant que les battants ne s’ouvrent pour de bon.

— Charles, je vais faire de mon mieux pour protéger votre famille.

Nweka Agou avait une voix de velours, calme, grave, sans être dénuée de chaleur. Loin d’avoir le physique élancé de sa fille, ses rondeurs étaient habilement mises en valeur par son tailleur à rayures droites et sa jupe rouge vin. Ses cheveux crépus coupés courts formaient un halo sombre autour de son visage harmonieux.

En comparaison, Charles Ancesteel était une barre d’acier glacée. Pâle et blond comme son fils, sa mâchoire sévère couverte d’une barbe taillée grisonnante, il se tenait avec raideur face à la cheffe du Conseil.

— De votre mieux sera suffisant ? dit-t-il d’une voix sèche.

Un sourire plissa amèrement les lèvres pleines de la femme. Avant que l’un des hommes ait pu ajouter un mot, elle fit un geste large vers les deux jeunes gens qui patientaient. Les Ancesteel se figèrent en découvrant Jayden.

— Jay, lança James, son oncle, avec un petit sourire qui se voulait sincère – mais qui grimaçait.

— Salut, lâcha le jeune homme en se levant, rapidement secondé par Freyja.

La jeune femme le doubla de son pas rapide pour rejoindre sa mère. Elles se mirent aussitôt à murmurer, les yeux graves. Les Ancesteel étaient quant à eux tournés vers Jayden. Malgré les années qui étaient passées, malgré la reconnaissance que son poste au sein des Corneilles lui avait accordée, malgré les efforts qu’il avait donnés pour paraître moins blessé, ils le considéraient avec un mélange de pitié, d’amertume et de colère.

— Comment tu vas ?

La question de James faillit arracher un grognement excédé au jeune homme. Il ravala son irritation, détendit ses trapèzes raidis par l’attente et s’avança. James lui tendit la main, ses yeux d’un bleu métallique plongés dans ceux de Jay.

— Et toi, mon oncle ?

L’intéressé n’insista pas sur la question de la santé mentale et physique de son neveu. Après avoir libéré la main du jeune homme, il se gratta pensivement la nuque.

— Eh bien, comme un père de famille qui apprend qu’un assassin rôde au Royaume-Uni pour nous anéantir.

— June et Lou sont encore au manoir ?

— Non, elles sont à Londres. Je ne voulais pas les amener ici de peur qu’on soit attaqués sur le trajet.

Même s’il comprenait les angoisses de James, Jayden se retint de lui asséner que sa cousine et sa tante auraient été des forces en plus en cas d’attaque.

James finit par s’éloigner, laissant son père en compagnie des Agou et de Jay. Ce dernier jeta un coup d’œil curieux aux deux femmes. C’était étonnant de les voir côte à côte. Freyja avait hérité du regard brun et penseur de sa mère, mais leurs silhouettes et leurs attitudes les distinguaient visiblement. Puis, tandis que Nweka avait la peau d’un brun profond, sa fille présentait une carnation plus claire. La dernière fois que Jayden avait interrogé Frey sur son père, elle s’était contentée de rouler les yeux en marmonnant « Inconnu ». Il n’avait plus jamais abordé le sujet.

Avant qu’il ait pu les rejoindre, Charles Ancesteel l’invita à s’approcher d’un mouvement infime du menton. Jay l’avait toujours craint : jadis, c’était un homme austère qui souriait rarement. En vieillissant, l’austérité avait mué en sévérité et les sourires s’étaient envolés pour de bon.

— Grand-père, souffla Jay en s’arrêtant près de lui.

— Jayden.

Ses iris métalliques, implacables, le décortiquèrent. Peut-être qu’il cherchait dans le visage tendu de Jay un souvenir de sa fille. Son sourire lumineux, ses yeux étincelants, ses mimiques mutines. Mais Jayden n’avait pas les boucles blondes de sa mère, pas plus que son regard bleu ou son rire contagieux. Charles pouvait bien chercher : tout ce que Jayden avait hérité de Kathleen Ancesteel, c’était le fardeau de sa disparition.

Quand Charles se lassa de son inspection, il déclara d’un ton aussi dur que le pommeau en acier de sa canne :

— C’est moi qui ai fait la demande auprès des Corneilles.

— Quelle demande ?

— De te mettre sur le cas Kyra. (Comme Jayden haussait des sourcils étonnés, son grand-père précisa abruptement :) Il est en train de décimer les Nobles britanniques depuis deux mois. Il a commencé par nous, s’est confronté à notre sécurité et s’est rabattu sur une autre famille. Mais viendra le moment où ses supérieurs l’obligeront à revenir à notre cas.

Jay croisa les bras sur sa poitrine, plus troublé qu’il ne voulait le laisser paraître.

— Mon chef m’a envoyé ici en me disant que Mme Agou aurait des infos supplémentaires à me donner concernant Kyra. Mais je ne pensais pas… que c’était toi qui avais suggéré de me confier l’affaire.

À ces mots, Freyja afficha une moue pincée. En le remarquant, Nweka adressa un regard insistant à sa fille. Frey s’efforça de prendre l’air moins agacée – sans grande réussite.

— J’ai suggéré ta candidature, car tu nous connais bien. Et puis… pour faire face à ce Kyra, je ne pense pas que les Corneilles spécialisées en infiltration ou renseignement soient les plus adaptées.

— Tu veux des Mutabilis capables de passer à l’attaque, comprit le jeune homme en décroisant les bras.

— Charles n’a pas tort, intervint Nweka de sa voix de velours. Quelques Corneilles ont déjà essayé d’intercepter Kyra et de deviner les prochains mouvements de l’UOM. Sans grand succès. Le mieux reste donc de placer nos forces sur leur prochaine cible afin de maîtriser Kyra.

— L’UOM va forcément le renvoyer attaquer les Ancesteel, lâcha Frey en hochant la tête.

Nweka bascula son regard grave sur sa fille. Malgré le masque professionnel qu’elle conservait au long de ses journées, l’inquiétude creusa une ride au milieu de son front.

— Je n’étais pas vraiment pour, mais… en plus de Jayden, les Corneilles ont suggéré de te placer sur l’enquête liée à Kyra.

Les yeux bruns de la jeune femme s’éclairèrent. Jay masqua un sourire en comprenant qu’elle n’attendait que cette nouvelle depuis le début.

— Vous faites partie des Corneilles aux pouvoirs les plus intéressants sur le plan offensif, expliqua Nweka. Le Conseil compte sur vous pour maîtriser Kyra en cas de confrontation.

Tandis que Jayden et Freyja plongeaient dans un silence de réflexion, d’anticipation, Charles s’éclaircit discrètement la gorge.

— Maîtriser, c’est une chose. Mais ce Kyra a tout l’air d’un individu… malade. Fou, incontrôlable. Pour ma part, je crains bien que le maîtriser ne soit pas suffisant.

Même si l’annonce n’était pas des plus surprenantes, un étau se referma autour de la gorge de Jay. Assurer la protection de sa famille, enquêter sur l’UOM et ses prochains coups, se préparer à affronter Kyra… c’était une chose.

Mais le tuer de sang-froid ? C’en était une autre.

Ichika

Les champs ternes défilaient par la fenêtre. Janvier n’avait pas épargné le cœur de l’Espagne. Passée la ceinture urbaine de Madrid, Ichika et Kassandra s’étaient enfoncées dans la campagne refroidie par l’hiver. Le manoir des Jordana, la famille paternelle de Kass, se trouvait à une centaine de kilomètres au cœur d’un sous-bois anonyme.

Au fil des croisements et des lignes blanches, l’appréhension d’Ichika croissait. Elle avait déjà discuté avec les parents de Kass, fait des appels en visio, mais… jamais de rencontre en tête-à-tête. Elles vivaient au Japon, à Fukuoka, et les voyages jusqu’en Europe leur coûtaient en temps et en argent. Kassandra n’ayant pu se libérer pour fêter Noël avec sa famille, elle leur avait promis de venir les voir en janvier. Ichika s’était décidée à l’accompagner, saisissant son angoisse par les cornes. Ce n’était pas parce qu’elle avait grandi dans une famille immonde que celle de Kass la décevrait forcément.

Dans la voiture de location, l’autoradio diffusait le dernier tube en date. Ichika saisissait quelques mots à droite à gauche, comprenait une phrase dans le refrain, mais guère plus. Non seulement elle n’avait pas la capacité d’omnilinguisme de sa copine, mais elle n’avait pas non plus un grand intérêt pour les langues étrangères. Kassandra lui parlait toujours en japonais pour s’adresser à elle. Elle lui avait appris l’anglais – les jeunes femmes en avaient impérativement besoin pour leur boulot – mais l’espagnol rentrait difficilement dans le crâne d’Ichika. Comment des objets pouvaient-ils avoir un genre ?

Kassandra profita d’une pub entre deux chansons pour baisser le volume et poser une main sur la cuisse de sa partenaire. Les yeux rivés à la route interminable, mais son sourire tourné vers Ichika, elle lui demanda doucement :

— Ça va, mi pequeña pantera ?

Les capacités des Jordana leur permettaient d’apprendre une langue en quelques jours et de la maîtriser comme un natif. Kassandra aurait pu lui parler japonais sans la trace d’un accent, mais elle savait qu’Ichika aimait l’entendre s’exprimer en espagnol de temps en temps. Kass utilisait sa langue maternelle avant tout pour la surnommer. Chica – une blague en rapport avec le prénom d’Ichika – ou pequeña pantera… sa copine manquait rarement d’idées.

— Je suis juste un peu stressée, reconnut Ichika en frôlant les doigts de Kass posés sur sa cuisse. Je connais déjà tes parents, mais, en face-à-face, ce n’est pas pareil.

Kassandra releva le bras pour lui caresser la joue. Ses mains sentaient sa crème hydratante à la noix de coco. Ichika ferma les paupières pour apprécier le contact tiède, barrière contre le froid qui assaillait la vitre et contre le noir qui engloutissait ses pensées.

— Il nous reste vingt minutes de route, environ, ajouta Kass d’un ton songeur. On peut s’entraîner à te présenter si tu veux ?

Ichika acquiesça en serrant les dents. Après tout ce qu’elle avait affronté… ce n’étaient pas ses beaux-parents qui allaient la déstabiliser. Poings serrés sur ses cuisses, Ichika reformula les mots étrangers dans sa tête et souffla timidement :

Me llamo Ichika y soy la novia de Kassandra.

Le sourire de Kass aurait suffi à illuminer le ciel gris qui pesait sur la campagne environnante. De sa voix mélodieuse, chantante, elle précisa :

— Mes parents vont adorer. Comme on peut s’adapter à la langue de nos interlocuteurs, les gens font rarement l’effort de nous parler espagnol. Et, même si c’est deux mots, ça nous fait plaisir.

— Un jour, peut-être que je pourrai leur parler complètement en espagnol, souffla Ichika en desserrant les poings sur ses cuisses.

La perspective de passer assez d’années auprès de Kass pour apprendre sa langue lui enveloppait le cœur de coton. Elle redécouvrait chaque jour le drôle de sentiment qui planait dans sa poitrine, dans son ventre, dans sa tête. Un sentiment qui l’empêchait de trop s’éloigner de Kass, malgré son caractère solitaire. Une lueur qui lui éclairait mille possibilités, à des kilomètres de l’avenir qu’on lui avait imposé.

La lèvre inférieure d’Ichika trembla. Elle connaissait quelques autres mots d’espagnol, qu’elle avait suffisamment entendus dans les chansons de sa partenaire. Des mots qu’elle n’avait jamais réussi à lui souffler.

Te a…

L’air lui manqua. Kassandra lui adressa un coup d’œil étonné.

— Tu m’as dit quelque chose ?

— Non, rien.

Plus tard. Elle lui dirait plus tard.

Kassandra dut sortir le GPS à quelques kilomètres de leur destination. Elle avait déjà fait la route jusqu’à chez ses parents en voiture, mais toujours en tant que passagère. Être conductrice était une autre expérience. Sans compter les années qui s’étaient écoulées depuis l’époque où elle voyageait régulièrement dans les environs.

— Tu trouves ? demanda Kassandra en zieutant l’horizon dans l’espoir de repérer un quelconque panneau.

— Ça charge… ah voilà.

Avec des gestes rapides, Ichika clipsa le GPS au pare-brise et indiqua le trajet à sa copine.

— J’ai des huiles essentielles dans mon sac, si tu veux te faire un petit combo anti-stress.

Ichika ricana en secouant la tête.

— T’inquiète pas. Je gère.

Elle ne gérait pas. Kass devait s’en douter aussi. Mais Ichika préférait essayer, quitte à échouer. C’était la leçon qu’elle avait intégrée en rencontrant Kassandra. Pendant les vingt premières années de sa vie, Ichika n’avait jamais essayé de vivre par et pour elle-même. Ses décisions, ses déplacements, ses paroles … n’étaient pas les siens.

Maintenant qu’elle pouvait bouger, crier, vivre librement, elle essayait. Elle échouait, elle enrageait, elle jurait et s’enflammait. Mais elle ne voulait pas de regrets.

Et quand elle réussissait… Ichika observa ses paumes en souriant. Elles étaient couvertes de cicatrices pâles, plus ou moins anciennes. Quand elle réussissait, elle se sentait aussi forte qu’un ouragan. Fière, complète.

Vivante.


Texte publié par louji, 20 septembre 2025 à 18h57
© tous droits réservés.
«
»
tome 1, Chapitre 1 « Réunion et assassin » tome 1, Chapitre 1
LeConteur.fr Qui sommes-nous ? Nous contacter Statistiques
Découvrir
Romans & nouvelles
Fanfictions & oneshot
Poèmes
Foire aux questions
Présentation & Mentions légales
Conditions Générales d'Utilisation
Partenaires
Nous contacter
Espace professionnels
Un bug à signaler ?
3333 histoires publiées
1459 membres inscrits
Notre membre le plus récent est Bleu Paris Festival
LeConteur.fr 2013-2025 © Tous droits réservés