Kyra avait plus de morts à son actif que de bougies sur son gâteau d’anniversaire.
La nuit était claire, la lune basse et ronde. Un lit de feuilles mortes craquait sous ses pas légers, les branches nues des arbres frissonnaient à son passage. C’était une froide soirée de janvier. Des réminiscences de Noël illuminaient les lieux : rennes et traineaux factices parsemaient les jardins bien entretenus, quoique rabougris par l’hiver. Des guirlandes pendaient aux multiples fenêtres étroites du manoir.
Sans un sourire ou une étincelle sur son visage juvénile, Kyra dépassa d’un pas leste les décorations qui auraient émerveillé n’importe quel enfant. Mais, pas plus que son anniversaire, il ne célébrait pas Noël : ces lumières, ces couleurs, ces promesses n’avaient aucun sens pour lui.
Si les Droth avaient l’ouïe aussi fine qu’ils le prétendaient, ils savaient déjà que Kyra était là. Avec un peu de chance, ils prendraient la légèreté de ses pas pour ceux d’un chien errant ou d’un petit cervidé. Et même s’ils n’étaient pas dupes sur la nature de l’étranger sur leurs terres, leur destinée resterait inchangée : ils allaient tous mourir ce soir.
Kyra se présenta à l’entrée du manoir, surplombé par deux immenses battants en bois ouvragé qui disparaissaient dans l’ombre. Un tableau en relief de fleurs, pétales et épines s’étendait de bas en haut. Décidément, ces Anglais et leurs roses… Les sens en éveil, Kyra frappa à la porte. Au coin de sa conscience s’agitaient quelques étincelles éparses. Ces Nobles ne devaient pas être très puissants pour chatouiller si peu sa faculté de détection. Ni être aussi riches qu’ils le prétendaient : contrairement aux Ancesteel, ils ne faisaient pas surveiller leur domaine. Pas que des gardes auraient pu arrêter Kyra, mais ils l’auraient au moins ralenti.
Aucun bruit ne filtrait derrière l’imposante entrée du manoir, mais Kyra suivait les mouvements de Droth grâce à la sensation diffuse de lumière et de vibrations qu’ils jetaient inconsciemment. Chaque Mutabilis le faisait, même les Dépourvus. C’était l’une des nombreuses particularités de leur espèce.
Alors que Kyra levait de nouveau le bras, prêt à réitérer sa demande, le battant grinça puis s’entrouvrit. La femme qui apparut dans l’ombre de la porte n’était pas bien grande. Mais elle l’était assez pour remarquer la différence de carrure entre eux. Elle n’émettait ni lumière ni vibrations. Simple humaine.
— Bonsoir, souffla-t-elle avec perplexité, lorgnant Kyra derrière d’épais verres de correction. Tu es le fils des Taylor ? Sir Droth a dû faire passer le message à tes parents : on ne veut plus vous voir traîner dans le coin !
Impassible, Kyra l’écouta déblatérer à propos de son voisinage. Il fallait croire que même les domestiques au service des Nobles étaient un savant mélange de mépris et de venin futile.
— Vous devriez partir, déclara Kyra d’un ton clair.
La femme se tut pour le dévisager de nouveau. Même Kyra s’étonnait parfois de la gravité de sa voix. Pas en octave ; ses cordes vocales étaient encore celles d’un enfant. Mais son âme ne l’était plus. Et ce que son expression ne trahissait pas, l’impériosité de son ton le suggérait.
Obéissez.
Ou affrontez les conséquences de votre décision.
— Comme vous êtes une Sapiens, nos affaires ne vous regardent pas.
La domestique ouvrit la bouche avant de la refermer. Ses sourcils finement épilés finirent par se froncer.
— Écoute, je ne dirai rien à tes parents si tu rentres tout de suite chez toi. Tu n’as rien à faire ici, petit.
Kyra leva le nez vers le premier étage. Les auras se déplaçaient. Un, deux, trois, quatre… Cinq, six ? Tiens donc, ils avaient des invités. Peu importe : qui fricotait avec ses cibles le devenait à son tour.
— Partez, ordonna Kyra sans se soucier de l’air offusqué de son interlocutrice.
— Dis donc, sale petit garnement, persifla-t-elle en s’avançant d’un pas menaçant, tu vas changer de t…
Elle s’écroula dans un froufrou de jupons. Ses doigts pâles suivirent les contours d’une rose en glissant le long du battant. Kyra enjamba le corps et plissa les paupières. Une unique applique murale éclairait le hall d’entrée. D’imposants escaliers s’élevaient vers des coursives plongées dans la pénombre.
Kyra ne s’attarda pas sur le sol en damier, pas plus qu’il ne le fit sur les tableaux à huile accrochés aux murs ou sur les tapis moelleux sous ses pieds. Ses cibles devaient l’entendre approcher, désormais. Un frisson d’excitation remonta son échine. Les Mutabilis aux sens décuplés étaient plus amusants à pourchasser. Ils le percevaient quelques minutes en avance. Certains essayaient alors de fuir, d’échapper à leur funeste destinée.
Tous, les couards comme les braves, étaient morts.
Les Droth n’avaient toujours pas déguerpi de leur salon de réception. Le sous estimaient-ils ? Se méprenaient-ils sur son identité, sur la raison de sa venue ?
Une boule de contrariété gênait la respiration de Kyra. La sensation grisante de courir après ses cibles ne serait pas au rendez-vous. Tant pis pour la rare satisfaction qu’il tirait de ses missions. Se sentir puissant et important dans les yeux écarquillés de ces adultes au pouvoir trop conséquent.
La colère se mit à ramper dans les os de l’enfant. Son épiderme le démangeait, se durcissait. Ses nuages électrostatiques menaçaient d’échapper à son contrôle. Les appliques murales en clignotaient. Kyra aurait pu les tuer là, simplement, en projetant son électricité pour figer leurs muscles, couper leur respiration, arrêter leur cœur…
Ne joue jamais avec tes cibles. Ce sont des objectifs, pas des proies. Un objectif fait avancer la cause, une proie nous ralentit.
Kyra cligna des yeux, baissa ses épaules tendues, pinça les lèvres. Voilà, il recommençait. Zakka serait furieux de savoir qu’il se laissait submerger par ses émotions. Déçu, aussi.
Agacé, Kyra ferma les paupières pour reprendre le contrôle de son souffle et de ses pouvoirs. Sa peau se détendit, ses muscles cessèrent de le tirailler de la tête aux pieds. Il faudrait qu’il demande à Zakka de nouveaux exercices pour contrôler ses tendances impulsives.
En attendant, il avait des Nobles à tuer.
Les Droth et leurs invités étaient déjà tournés dans sa direction et armés quand Kyra poussa la porte du salon. Zakka ne s’était pas trompé : ils avaient bel et bien la faculté de décupler leur ouïe. D’un regard rapide, Kyra s’assura que ses quatre cibles primordiales étaient présentes. Il reconnut sans mal Sir Droth et ses trois filles aux boucles rousses. La plus jeune avait quinze ans, quelques années d’écart seulement avec Kyra.
Ça ne changea rien à la détermination avec laquelle il s’avança dans la pièce, ignorant les canons des fusils levés vers lui. Ces armes devaient servir encore quelques minutes plus tôt de décorations dans le salon de réception.
— Qui êtes-vous ? gronda l’aînée des filles Droth en affichant son air le plus autoritaire.
Kyra s’efforça à rester impassible. Il avait fait assez d’écarts en une soirée.
— L’UOM m’envoie. Votre famille a été jugée coupable d’abus de pouvoir et de négligence à l’encontre de son espèce.
Les taches de rousseur du père de famille disparurent sous un voile rouge de fureur. Il avança d’une démarche secouée de hargne, brandissant le canon de son fusil comme une extension de son bras noueux.
— Sale petit impertinent, cracha-t-il d’une voix rendue pâteuse par l’alcool de prune encore exhibé sur la table basse. Cet affront sera rapporté aux Corbeaux ! Ça remontra jusqu’aux oreilles du Conseil !
Cette fois-ci, Kyra ne put empêcher un sourire d’affleurer à ses lèvres.
— Le Conseil est pourri jusqu’à la moelle. L’UOM est obligé d’agir pour sauver le reste des Mutabilis.
— C’est une honte de diffamer ainsi notre plus grande instance, siffla l’aînée des Droth en posant une main sur le bras de son père pour l’inciter à reculer. Nous prendrons des mesures à l’encontre de l’UOM.
L’un des deux invités bougea. Kyra glissa les yeux vers lui. C’était un cinquantenaire au regard d’un bleu intense. Il toisait Kyra avec raideur.
— L’UOM… ne veut pas laisser le moindre d’entre nous vivant, n’est-ce pas ?
Enfin quelqu’un de sensé. Comme Kyra hochait la tête, la deuxième invitée recula brusquement d’un pas, aussi blanche que la fourrure jetée sur ses épaules nues.
— Sors de ma maison ! hurla Sir Droth en armant le chien de son fusil, visage pourpre et mains tremblantes.
— Je suis désolé.
Kyra leva les bras. Ses pouvoirs s’éveillèrent en le picotant. Sir Droth tira en simultané avec sa fille aînée et l’invité aux yeux bleus. Les rares projectiles qui atteignirent Kyra ne firent que glisser sur sa peau. Son épiderme était à présent dur comme du métal. Kyra sentit de minuscules filets d’air à travers les accrocs que les balles avaient laissés dans ses vêtements.
L’aînée des filles Droth eut le temps de lui tirer une nouvelle fois dessus avant que Kyra ne déclenche son électrokinésie. Les vagues électriques touchèrent Sir Droth en premier et lui arrachèrent son fusil des mains. Lorsque son genou ploya, sa benjamine hurla et s’écroula en arrière. Sa grande sœur fit barrage de son corps, mais ne fut guère efficace contre une attaque immatérielle. Elles s’effondrèrent de concert, leurs visages blêmes sous le coup de l’électricité parcourant leur corps à la recherche des organes moteurs. Les deux invités étaient déjà au sol. La dernière fille Droth ferma les yeux en priant. De nouvelles paroles futiles. Elle hoqueta quand le nuage électrostatique l’atteignit. Les lustres aux épaisses chaînes de bronze clignotaient furieusement. Puis s’éteignirent.
Les six corps se convulsaient au sol. Kyra ferma les yeux pour acérer sa concentration. Il explora leur système nerveux jusqu’à trouver en chacun les nœuds qui l’intéressaient.
Les six cœurs cessèrent de battre simultanément. La lumière revint dans le salon. Il n’y avait plus qu’un seul battement régulier dans la pièce.

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