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Lorsque sa tête bascula pour la troisième fois sur sa poitrine, il admit qu’il était temps de fermer son livre et d’aller faire dodo, aussi captivante que fût l’histoire de ce chevalier banni de son château pour une faute inconnue, et contraint à s’allier à un spectre pour retrouver son honneur et ses pantoufles. Il posa son marque-page, ferma son livre non sans un certain cérémonial, et s’extirpa de son fauteuil ConfortPlus. Il entreprit d’éteindre les lampes, suivant un itinéraire connu de lui seul, et qui tenait du rituel. Un rituel obscur, puisqu’il s’achevait systématiquement dans le noir. Et comme à chaque fois, il devait avancer à tâtons, pestant contre les forces maléfiques qui avaient disposé les lampes de manière à ce qu’il doive… tâtonner, c’est le mot, dans les ténèbres les plus denses avant de retrouver l’interrupteur du couloir. À la manière d’un faux somnambule, c’est-à-dire les yeux bien ouverts et la conscience nette que s’il frôlait trop le guéridon de droite, il ferait tomber les figurines de porcelaine de tante Ginette, ce qui la rendrait chagrine, mais au fond, il s’en fichait puisqu’elle était morte depuis douze ans, d’ailleurs, pourquoi gardait-il ces figurines ?... donc, à la manière d’un somnambule fallacieux, il… tâtonna. Captivant ! Bien des auteurs et autrices nous envieraient cette maîtrise avancée du suspense. Il allait atteindre le chambranle de la porte quand il sentit une froideur. Il sentit qu’il traversait une froideur. Comme s’il était passé à travers des voiles diaphanes. Et froids. Il ne sursauta pas comme l’aurait fait tout quidam qui se respecte. Mais il n’était pas un quidam, nous avions oublié de le préciser.

« Adélaïde ? Que faites-vous ici ?

— Je m’ennuyais de vous, mon chéri.

— Cessez donc de m’appeler mon chéri, je n’arrête pas de vous le répéter. Notre histoire s’est achevée il y a bien longtemps, voyons.

— Oui, lorsque vous avez eu l’outrecuidance, le toupet, le… la…

— Navrante idée ?

— Oui, c’est ça, c’est joli, la navrante idée.

— C’est ce que vous me dites à chaque fois, Adélaïde.

— Eh bien quoi ? J’ai la mémoire courte.

— Pas pour tout.

— Pas pour tout, en effet. Je n’oublierai pas de sitôt, mon cher, comme vous m’avez laissé choir, telle une vieille chaussette, pour cette jeune péronnelle qui chauffe en ce moment votre lit.

— Elle n’a que deux ans de moins que vous, et c’est vous qui m’avez quitté, si ma mémoire ne me trompe pas.

— Oui, bon, c’est vrai, certes. Mais je ne vous avais pas quitté pour que vous tombiez aussi sec dans les bras d’une autre !

— Adélaïde ! Cela fait quinze ans, maintenant. Et depuis quinze ans, vous demeurez sur vos positions, la jalousie vrillée au corps. Enfin, si je puis dire.

— Très drôle. Vous y avez réfléchi longtemps, à cette répartie ?

— Non, ce fut spontané. Avouez qu’elle est bonne.

— Je dois reconnaître que je retrouve là votre humour, que j’ai toujours apprécié. Et qui me manque, vous n’imaginez pas à quel point.

— Croyez bien que j’en suis désolé. Mais franchement, Adélaïde, ne trouvez-vous pas qu’il serait temps maintenant d’enterrer cette hache de guerre vis-à-vis de…

— Ne prononcez pas son nom ! Sachez que rien que de l’entendre, je vois rouge. Non, monsieur, il est des blessures qui ne se ferment jamais. Et celle que vous me fîtes là en est une.

— N’inversons pas les rôles, je vous prie, c’est vous qui êtes partie.

— Mais avais-je le choix ?

Silence. Et soupir.

— Non, certes.

— Ah !

— Toutefois, Adélaïde, devais-je, moi, me cloîtrer dans le souvenir de vous et fermer définitivement la porte au bonheur de connaître un autre amour ?

Silence. Et soupir.

— Non, certes.

— Ah ! Je vous trouve enfin raisonnable.

— C’est très difficile, savez-vous.

— Je ne sais pas, je ne suis pas dans votre état, je ne peux pas juger.

— Eh bien ! Prenez-le pour argent comptant : c’est difficile.

— Alors, pourquoi ne partez-vous pas ?

— Partir ? Mais vous savez bien que je ne peux pas ! Je suis liée à cet endroit, l’avez-vous oublié ?

— Il est vrai, pardonnez-moi. Alors, peut-être est-ce moi… est-ce nous qui devrions partir ?

— Oui… mais non ! Votre présence me manquerait trop.

— Écoutez, Adélaïde, nous avons eu cette conversation des dizaines, que dis-je, des centaines de fois. Et chaque fois, c’est la même ritournelle. Vous ne voulez pas partir, vous ne voulez pas que je parte, mais vous vous plaignez, au fond, de notre cohabitation car elle vous fait souffrir.

— Il suffirait de…

— Nenni ! Ça aussi, vous me le demandez à chaque fois, et non, je ne la quitterai pas car, comme je vous ai aimée, je l’aime.

— Arrêtez, cruel !

— Oh ! Ça suffit, on dirait vous lors de vos cours de théâtre.

— Eh bien quoi ? J’étais plutôt bonne, en reine tragique shakespearienne, non ?

— Vous aviez du talent, c’est indéniable. Alors, pourquoi ne pas l’utiliser pour changer de rôle, et jouer, je ne sais pas moi, une voyageuse avide de découvrir le monde ?

— Vous voulez vraiment me chasser, hein ?

— Vous voulez le fond de ma pensée ?

— Vous allez me dire une méchanceté, n’est-ce pas ?

— Pas du tout ! Je voulais vous dire ceci : je ne tiens pas à vous chasser, car j’apprécie votre compagnie, figurez-vous. Je voudrais juste que vous cessiez de vous plaindre de ma nouvelle situation, nouvelle depuis quinze ans, tout de même !

— Ne parlez pas si fort, vous allez la réveiller.

— Elle a un sommeil de plomb. Et moi, ce sont mes paupières qui sont de plomb, et qui vont bientôt me tomber sur les pieds si vous ne me laissez pas aller faire dodo.

— C’est bon, c’est bon, je vous laisse. Allez faire dodo, je vais errer un peu toute seule, ici.

— Faites attention aux figurines du guéridon. Ah ! non, c’est vrai, vous ne risquez pas de les faire tomber, vous.

— Ha… ha… ha… Parfois, votre humour tombe bien bas, mon cher. »

Il s’éloigna en souriant, content de sa taquinerie. Elle, si elle avait pu, aurait soupiré. Mais au fond, elle lui pardonnait.

« Qu’il est dur, se disait-elle, d’aimer un vivant quand on est un fantôme ! »


Texte publié par memenne, 14 septembre 2025 à 17h52
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