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IN MEMORIA

La goutte se sépare d'une pipette pour rejoindre la surface d’une mixture dorée.

Sa couleur écarlate s’étend lentement à travers le liquide. Progressivement elle s’estompe jusqu’à disparaitre.

Les secondes s’écoulent. La couleur reste la même.

La satisfaction nait, mais n’a pas le temps de grandir, vite balayée par le vent de la déception lorsque le doré de la potion disparait, ne laissant qu’un jaune fade qui s’assombrit rapidement jusqu'au noir.

Une main attrape le récipient et le jette contre un mur.

La céramique se brise, le liquide laisse son empreinte, dégouline lentement vers le sol.

Une légère fumée s’échappe du contact avec la pierre.

Le bruit d’une serrure résonne dans la pièce interrompant toute contrariété.

Le regard se dirige en direction d’une porte, puis revient sur le mur souillé.

La peur est là, forte, trop forte. Des tremblements envahissent le corps. Un torchon est attrapé.

La porte grince.

Il est trop tard.

...

Mes yeux s’ouvrent à-demi sur un plafond devenu familier maintenant. Mes paupières pèsent, elles tentent de se refermer. Je les frotte sans que ça n’enlève rien à leur lourdeur.

Une légère odeur de café flotte dans l’air.

Je me redresse, m’assoie sur le bord du lit. Le contact de la pierre froide contre mes pieds n’aide en rien à mon réveil. Il rechigne à venir. Je baille, bruyamment.

Mes pensées forment une masse floue dont l’une d’elle essaye de se faire entendre. Tout d’abord discrète, sa voix s’élève de plus en plus jusqu’à s’imposer aux autres.

Ce n’est pas moi qui ai préparé le café !

Panique !

J’attrape un pantalon, l’enfile rapidement. Ici, une chaussure. Où est la seconde ? Sous le lit. Une chemise traine par-là. Froissée. Elle suffira.

Tant pis pour les cheveux, je me dis en apercevant la tête ébouriffée dans le miroir.

La porte s’ouvre sur le couloir. La maison est calme comme à son habitude. Et cette odeur de café qui persiste. J’en ai la bouche sèche. L’heure doit être avancée. Trop avancée.

Le professeur dort peut-être encore ? Je peste à cette pensée. Qui aurait fait le café sinon ?

Le plancher craque lorsque je me dirige vers la cuisine, dans laquelle je ne suis pas surpris d’y trouver Alfred, attablé, sirotant une boisson.

— Bonjour Phineas.

Je reste sans réponse, ne sachant pas trop où me mettre.

— J’ai fait du café, continue-t-il d’une voix douce.

— Je suis désolé, ça ne se reproduira plus.

Alfred balaye mon excuse d’un geste de la main.

— N’en parlons pas, tu n’es pas mon esclave.

— Peut-être, mais nous avions rendez-vous et me présenter à l’heure est le minimum de respect que je vous dois.

Alfred m’observe quelques instants. Au-delà de la fatigue, ses yeux noirs n’expriment rien d’autre que de la douceur. Mon malaise s’intensifie. Je baisse la tête devant le sourire qu’il m’adresse.

— Tu me rappelles ton père à bien des égards !

— Ne dites pas ça ! je tranche. Je suis loin d’être lui.

Son regard ne me quitte pas, inchangé.

— Ne te torture pas avec ça, veux-tu ? Ton père était un chercheur et un praticien très doué. Un parmi des centaines, des milliers même ! Quoique tu puisses en penser, tu as de lui en toi. Et plus que tu ne le crois.

Il consulte sa montre, grimace.

— Tant pis pour aujourd’hui. Je n’ai plus le temps de te faire cour. Tu te souviens que la remise des prix est ce soir ?

J’hoche la tête. Comment oublier, toute la ville est en effervescence. Moi-même je le suis.

— Bien. J’ai une course à te faire faire. Plusieurs éléments qui sont nécessaires à mes recherches.

Mon malaise disparait aussitôt.

— Elles avancent ? je demande, fortement intéressé.

Alfred sourit.

— Nous progressons. Enfin, je progresse. (Il rit). Je crois que tu n’es pas le seul à avoir besoin de repos.

Il rit encore, termine sa boisson et se lève difficilement en prenant appui sur son bras valide. Il m’adresse un sourire bienveillant, le mien est crispé. Je veux m’approcher mais il m’en empêche d’un signe de la main.

— Non Phileas ! Comment veux-tu que je me remette si je ne fais pas les choses par moi-même. Mon corps doit réapprendre à bouger.

Son bras handicapé attrape avec difficulté la tasse devant lui. Son visage se contracte sous l’effort. Il boite ensuite jusqu’à l’évier, la dépose et se retourne pour me faire face. Le sourire qu’il m’adresse me serre le cœur.

— Je suis désolé, je marmonne.

— Ne t’inquiète pas pour ça Phileas, c’est du passé.

Sa voix pleine de douceur réveille en moi un sentiment de culpabilité plus qu’elle ne me rassure.

— Voici ce dont j’ai besoin, continue-t-il en pointant un papier jauni sur la table. (Il consulte sa montre puis soupire). Vu l’heure avancée tu feras tout ça demain. Ces cérémonies m’ennuient, râle-t-il alors.

J’attrape la liste puis la met dans l’une de mes poches.

— Je vais faire ce que je peux dès à présent.

— Comme il te plaira. Tant que tu me rejoins à l’heure pour la remise des prix.

— Je... je viens avec vous ?

— Oui.

Sa réponse m’abasourdit dans un premier temps puis une joie monte en moi, mêlée à de l’excitation. Cette cérémonie réunit tous les plus grands chercheurs de l’Académie. Le cercle est fermé, seul ses membres y sont conviés. Et moi, simple apprenti, je vais me retrouver au milieu de tous ces praticiens de l’Ether, au milieu de tous ces Alchimistes et Runiques, toutes ces personnes qui façonnent le monde ! Et plus que tout, j’allais arpenter l’univers auquel appartenait mon père.

— Alfred, je... je ne sais pas quoi dire.

— Ne dis rien alors, me répond-t-il en riant.

Il s'avance vers la sortie.

— Bon, j’ai à faire moi aussi. A tout à l’heure, salue-t-il en quittant la pièce.

Je me retrouve seul dans un silence enjolivé par le chant des oiseaux au dehors. C’est à ce moment-là que mon corps se relâche, j’en ai presque le tournis. Il me faut m’assoir.

Comme toujours il était de bonne humeur malgré mon retard. Je soupire. C'est une chance d’être à ses côtés. Alfred se montre patient avec moi vis-à-vis des difficultés que j’éprouve dans mon apprentissage. S’il m’a pris sous son aile, c’est parce que mon père et lui étaient amis. Et c’est également pour cette raison qu’il ne m’a pas congédié à la suite de l’accident.

Je m’en veux d’avoir loupé son cours, c’est une occasion perdue de progresser. Ça ne doit plus se reproduire.

Un bâillement me surprend sans que je ne puisse faire quoi que ce soit.

Il me faut un café !

La casserole utilisée par le Professeur est posée sur la gazinière. Elle est encore bien remplie. Je la mets à chauffer et nettoie la vaisselle sale du temps.

Ces dernières semaines je rencontre des difficultés à me reposer. Je veille pourtant à me coucher tôt et mes nuits sont plutôt longue, voire trop longue comme cette dernière. Mais elles ne sont pas réparatrices pour autant. C’est peut-être la pression que je me mets concernant mes études, je ne sais pas.

Le café servi, je m’assoie à table. La tasse calée entre mes mains les réchauffe. J'hume la vapeur qui en sort. Rien que l’odeur balaye les dernières traces de mon sommeil. Enfin, en apparence. Soufflant longuement, je bois une petite gorgée, lentement, pour ne pas me bruler. Son goût en bouche à un effet réconfortant.

La liste que le Professeur m’a laissée contient essentiellement des métaux : cuivre, étain, tungstène, entre autres. Il travaille sur la confection d’un artefact, ça ne laisse pas de doute. Lequel ? Je n’en sais rien. Il ne me parle jamais de ces recherches. Dans un sens, je le comprends. Qui partagerait ses connaissances avec un apprenti tel que moi.

Revenir à la liste me libère provisoirement de la frustration qui monte en moi à cette dernière pensée, préférant réfléchir aux endroits où acheter tous ces matériaux, sans oublier que j’allais devoir me trouver des vêtements pour la soirée à venir.

...

Ma place est au dernier rang, au bout, sur la gauche, en compagnie des rares privilégiés invités à la remise des prix.

Le Professeur est parti rejoindre la sienne au milieu des nombreuses tables occupant le devant de la scène. Le voir entouré par les plus hauts membres de l’académie me donne de l’espoir quant à ma situation. Cet homme, qui n’était qu’un chercheur discret sans créativité ni réussite, occupe aujourd’hui une place d’honneur. La persévérance paye, il n’y a aucun doute à avoir, et la preuve est sous mes yeux, en train de rire et serrer les mains des grands de cette ville.

La lumière diminue lentement, cela me sort de mes pensées. Le brouhaha général se tasse bientôt. Le silence prend place et se met à l’aise. La cérémonie commence enfin.

Mon impatience me fait frémir puis disparait lorsque le doyen apparait sur la scène.

Après un discours qui déchaine les passions, les récompenses s’enchaînent les unes après les autres. Le temps parait se compresser. De nombreux membres de l’Académie défilent sur scène afin de recevoir leur prix. Certains nous font une démonstration de leur recherche lorsque cela est possible. Je me retrouve émerveillé pour chacune d’entre elles. La complexité avec laquelle les runes sont assemblées me rends admiratif. Quelle ingéniosité ! Une pointe de jalousie me pique, assez forte pour gâcher la joie qui m’habite. Et moi qui ne suis capable de rien. Le désespoir m’envahit obscurcissant tout autour de moi. L’effervescence de la salle disparait pour laisser place à une multitudes de pensées exprimant une réalité : jamais je n’entrerai à l’académie, jamais je ne suivrai les traces de mon père.

Les clameurs du public chassent ce nuage sombre, la cérémonie s’impose à moi à nouveau. J’ai loupé la dernière invention. Le doyen est sur la scène à présent, exigeant le silence. Sa voix parait venir de tous les côtés grâce à l’amplificateur qu’il tient en main. Le calme revient rapidement. Un dernier toussotement puis plus rien. Tous les regards sont portés sur la scène.

— Cher Membres. Voici venu le moment que j’attends depuis longtemps maintenant. Et j’avoue qu’il me remplit de fierté quant à notre académie.

Il marque une pause, ses yeux parcourant l’assemblée. Puis il désigne le public avant de reprendre :

— J’ai l’immense joie de vous annoncer que cette année, l’un d’entre vous est digne de recevoir la médaille d’Honneur et d’Excellence.

La salle s’emplit alors d’un brouhaha d’étonnement. Ce prix récompense l’élite de l’académie. Il n’avait pas été décerné depuis mon père, plus de 10 ans auparavant. Le doyen continue alors, réduisant la surprise générale au mutisme.

— Je suis conscient que vous tous ici présent faites preuve d’abnégation pour servir l’Académie. En son nom, je vous en remercie et si ça ne tenait qu’à moi, je vous gratifierai tous et toutes de cette médaille.

Nouvelle pause.

— J’ai d’ailleurs soumis l’idée au conseil et allez savoir pourquoi, ils m’ont ri au nez !

L’hilarité du public l’oblige à stopper son discours. Après quelques instants il lève un bras réclamant un calme obtenu rapidement.

— Cette distinction revient donc à un seul d’entre vous. Sans lui, la cité ne serait pas ce qu’elle est aujourd’hui. Nous pouvons remercier les astres de nous l’avoir épargné car il a bien failli disparaitre lors d’un accident qui l’a marqué pour la vie.

Il laisse à l’assistance le temps de réfléchir à ses dernières paroles.

Le doyen parle du Professeur, ça ne peut être que lui.

Un vertige m’oblige à m’asseoir. Cet accident, j’en étais responsable.

Le Doyen ne me laisse pas le temps de m’apitoyer davantage :

— Je dois vous avouer autre chose encore ! Je ne m’attendais pas que tout cela puisse venir de lui (il rit). Visiblement, certains génies restent cachés jusqu’au dernier moment.

Il désigne alors le devant de la scène.

— C’est avec un plaisir immense, et une grande fierté que j’appelle à mes côtés l’un de nos confrères les plus anciens, le professeur Alfred Liwood.

Le monde se lève, cri, siffle, frappe des mains. L’euphorie balaye la culpabilité qui me triturait et m’entraine avec elle. Je me lève à mon tour et rejoins la liesse générale.

Le professeur s’extirpe de sa chaise et se retourne vers nous, saluant de son bras valide. Son visage affiche un léger sourire qui ne demande qu’à s’étendre. Puis il parcourt les tables de sa démarche chaloupée par une jambe raide. Quelqu’un l’aide à gravir les escaliers menant sur la scène. Le Doyen le rejoint, quelques mots sont échangés dans cette intimité bruyante, une poignée de main chaleureuse est échangé. Alfred sourit, il s’essuie l’une de ses pommettes. L’amplificateur de voix lui est donné. Il se tourne vers l’assemblée, la salle se calme alors répondant à sa demande muette.

— Mesdames, messieurs, commence-t-il bouleversé, je ne sais pas comment exprimer ce que je ressens en cet instant précis.

Sa main recouvre son cœur.

— Beaucoup d’entre vous me connaisse et savent à quel point l’avenir de la cité compte pour moi, continue-t-il la voix plus ferme. Durant des années j’ai cherché à améliorer notre vie à tous. Durant des années les échecs m’ont poursuivi. Puis j’ai réussi à me libérer. Me libérer de ce poids qui m’appartenait. Aujourd’hui enfin MA contribution compte. Aujourd’hui enfin JE suis reconnu.

Il se rapproche de quelques pas du bord de la scène.

— L’Ether est un don de l’Univers et c’est de notre responsabilité de le mettre au service de chacun. C’est pour cette raison que je me lève tous les jours. Cet insigne m’importe peu, dit-il en le désignant. Je l’accepte seulement pour satisfaire le goût de M. le Doyen pour les grandes cérémonies (la salle s'esclaffe).

Le Professeur affiche un large sourire visiblement satisfait de sa boutade. Les rires diminuent rapidement lui permettant de reprendre.

— Ma plus grande récompense est tout autre. Elle se trouve dans les rues de cette cité. Lorsque je vois toute l’aide que J'AI apporté. Lorsque je vois dans les yeux de chacun de ses habitants leur fierté d'appartenir à Ori-son. Et ça me rend fier, fier d’appartenir à notre Académie, fier d’appartenir à Ori-son !

Une avalanche d’applaudissements se déverse. Les miens en font partie.

Alfred affiche un sourire que je ne lui ai jamais vu. Il reste là, les bras au ciel, se laissant recouvrir par les vivats. Ses yeux sont fermés, sa tête légèrement penchée vers l’arrière. Il revient parmi nous après un long moment, nous adresse un salut puis s’en va trouver le Doyen avec qui il échange quelques mots. Une poignée de main plus tard, le Professeur retourne à sa place, accompagné tout du long par les ovations de ses confrères.

Sa démarche boitillante n’enlève rien au triomphe qu’il éprouve à ce moment précis.

Le Doyen met du temps à calmer tout ce monde. Après quelques minutes, il débute un court discours sur l’avancée du progrès de toutes les nations confondues.

Je ne l’écoute que d’une oreille.

L’Ether me fascine. Chacun d’entre nous est capable de faire appel à lui. Il est alors stocké dans notre corps avant d’être évacué sous la forme d’un sort dirigé par les Runes. Encore faut-il les connaître. C’est une force simple à utiliser mais qui comporte des risques. Car le corps humain n’est pas capable d’emmagasiner une trop grande quantité d’Ether. Trop de cette énergie et il se consume comme une feuille sèche soumise à une flamme. Un homme seul ne peut que lancer des sorts d’une puissance limitée.

Les artefacts permettent d’emmagasiner plus d’Ether et ainsi de réaliser des sorts beaucoup plus puissants.

Mon père travaillait sur le sujet. Il cherchait à maitriser cette puissance au travers des artefacts. Alfred était son assistant à l’époque. Je vous parle d’une décennie plus tôt. Je n’étais qu’un enfant.

Au loin, un orchestre se met à jouer une musique entrainante. La cérémonie prend fin.

Le Doyen quitte la scène et part rejoindre ses confrères au milieu des tables. Le plus grand nombre des spectateurs quittent la salle, certains s’attroupent pour discuter. J’aperçois Alfred entouré d’un petit groupe de personnes, certains lui serrent la main, échangent quelques mots puis s’éloignent.

J’aurais aimé suivre les traces de mon père. Intégrer l’Académie, apporter ma contribution à la cité.

Un bien grand rêve.

Un bâillement me surprend. Mes yeux me piquent subitement. Je cligne des paupières, me les frotte. Un autre bâillement s’impose. Ça y est, ça recommence. Dans une heure tout au plus, je n’aurais plus la force de me tenir éveillé. Il est temps pour moi d’y aller.

Je me lève et avance dans la direction du Professeur. Il est en grande discussion avec le Doyen et trois autres chercheurs de l’Académie.

Je me place discrètement à côté d’eux, attendant qu'ils terminent de parler.

La conversation aborde le sujet des portails et plus précisément les Runes utilisées afin de voyager à travers les continents.

Je me rapproche malgré moi, frustré parce que j’entends. Tout me parait simple : les runes, leur fonction, leur combinaison. Tout. Je comprends tout.

— Messieurs ! Je crois que quelqu’un est intéressé par ce que nous disons.

Mon attention revient au moment présent. Tous s’étaient retournés. Un silence s’installe autour de nous.

— Ne vous inquiétez pas, explique Alfred. Ce n’est que mon assistant. Je lui ai demandé de m’accompagner.

— Ce visage me dit quelque chose, réfléchit le Doyen.

— C’est normal, il s’agit du fils de notre regretté Erikson. Il est venu me trouver voilà quelques temps. Je lui ai offert d’être mon apprenti en l’hommage de notre amitié.

Le Doyen s’approche de moi et me tend la main. Je la lui serre après un instant d’hésitation.

— Mon garçon. Enchanté de faire votre connaissance. Votre père était, (il marque un temps de pause), un exemple pour nous tous. Ses découvertes ont révolutionné notre monde. A l’instar de notre cher Alfred.

Ces belles paroles à propos de mon père me rappelle à quel point je ne suis pas comme lui.

— Merci, monsieur, je réponds seulement, retenant le tourbillon d’émotions qui me traverse.

— Vous pouvez être fier de lui, ajoute-t-il.

Je me contente d’hocher la tête. Le Doyen voit mon trouble.

— Quelque-chose ne va pas mon Garçon ?

— De lui, oui, j’en suis fier, je réponds alors avec un sourire forcé.

Pour ce qui est de moi, c’est une autre histoire.

Je me tourne vers Alfred.

— Si vous n’avez plus besoin de moi, j’aimerai rentrer au manoir. La fatigue me pèse et je pense être d’aucune utilité ici.

Alfred me toise. Son regard d’abord dur s’adoucit ensuite.

— Oui, va te reposer. Les semaines à venir risquent d’être difficile.

— Merci, je réponds, soulagé.

— Et bien, questionne le doyen, que voulez-vous dire par difficile ? Vous ne le maltraitez pas au moins ?

Alfred rit.

— Les recherches Igor, les recherches. Elles ne nous laissent que peu de temps de repos. Et notre Phileas ici présent est d’une nature peu endurante.

— Ah ! Et quel est donc le sujet de ces recherches ?

— Ça mon ami, vous le saurez lorsqu’elles seront abouties.

Le Doyen se retourne vers moi. Son air complice me déstabilise.

— Peut-être que votre assistant pourra nous en dire plus ?

Cette tentative fait rire à nouveau Alfred.

— Vous pouvez toujours essayer. Il ne sait rien.

Ma réponse au regard du doyen se limite à un haussement d’épaule.

— Il est en apprentissage, continue Alfred. Bientôt, j’espère qu’il me secondera comme il se doit.

Son regard entendu me met mal-à-l’aise.

— Je vous laisse, je lance, abrupt. Bonne soirée à vous.

Et sans demander mon reste, je quitte les lieux.

Alfred a raison sur un point. Je ne connais rien sur la nature de ses recherches. Chaque jour, je suis à ses côtés, pourtant, en tant qu’apprenti, mes services concernent tout sauf ça. Ce qui me rapproche d’elles sont les matériaux qu’il me demande d’aller acheter en ville. Sinon, je ne me consacre qu’à mes études. J’ai l’impression d’être un domestique plus qu’autre chose.

Je grogne et serre les points malgré moi. Je me sens honteux de ne pas être à la hauteur de mon père. Cette incapacité à utiliser l’Ether. J’ai beau étudier les runes, je ne les retiens pas. Ce qui est d’autant plus frustrant c’est que j’en comprends les principes. Chaque Rune me parle, chaque combinaison est d’une clarté qui me surprend. Malgré cela, chaque matin ce que j’ai étudié la veille à comme... disparu.

La frustration m’accompagne jusqu’à la maison dans laquelle je m’engouffre rapidement pour rejoindre ma chambre.

Je ne prends pas le temps de me dévêtir avant de m’allonger. La fatigue me pèse terriblement. Je sombre vite dans le vide du sommeil.

...

Les yeux s’ouvrent sur un plafond lisse à la couleur fade. Une simple fenêtre dévoile un ciel sombre dont les nuages cachent la lune et le peu de clarté qu’elle apporte.

La tête se tourne et découvre quelqu’un assis sur une chaise, jambes croisées, mains posées dessus.

L’homme à le visage caché par un masque sans forme.

— Bonjour mon Enfant.

La voix est douce, chaleureuse, pourtant, la crainte est là.

Un salut est chuchoté en réponse.

— Reprenons, commence-t-il en se levant.

L’homme est immédiatement rejoint auprès des paillasses situées au fond de la pièce.

La colère gronde, passée sous silence par la peur beaucoup plus forte.

— Où en sont les recherches ?

La tête se baisse, le corps passe d’un pied à l’autre. Aucune réponse ne vient.

— As-tu pu trouver la solution à notre problème ? s'irrite l’homme.

— Pas encore, Maître. Il me faut plus de temps.

L’homme s’attriste.

— Du temps ?

Les mots flottent dans l’air quelques secondes avant d’être rejoins par un grognement.

— Tu sais que ces recherches sont essentielles pour moi, voire cruciales ! Et toi ! Toi ! (Il pointe du doigt le corps) Tu me demandes du temps ! C’est la seule chose que je n’ai pas ! Tu le sais n’est-ce pas ? Tu le sais ?

La question surprend.

— Je...

— TON travail est important, vocifère-t-il en pointant du doigt. Et TU dois le terminer au plus tôt. Voilà POURQUOI le temps est important.

Les yeux fixent les pieds de l’homme devant lui.

— Oui, Maître.

— Bien.

Des tremblements submergent le corps. C’est alors que des bras l’entoure en douceur. Une chaleur l’envahit aussitôt. Le Maître est serré à son tour, une tête posée contre son torse. Le corps se détend, des larmes s’écoulent. Un pardon étouffé est prononcé.

Ils restent ainsi quelques instants avant que le corps ne soit lentement repoussé. Un pincement au cœur assaille, la chaleur disparait.

— Je t’ai apporté à manger, annonce le Maître en désignant une table toute proche.

Un plateau est observé. Un seul plat, des couverts, un verre en bois. Le fumet s’en dégageant fait gronder un ventre. Une bouche est pâteuse.

— Restaure-toi et reprend ton travail.

— Oui, Maître.

Le corps s’approche du plateau et mange goulûment. Des yeux se ferment. Le soulagement est présent, la faim apaisée.

...

Mes yeux s’ouvrent sur le plafond de la chambre. Mon corps me donne l’impression de ne faire qu’un avec le matelas.

Un bâillement m’endolorit la mâchoire.

Le sommeil me pèse tellement qu’il me plaque au lit.

Avec un effort de volonté, je m’adosse contre le mur et reste ainsi de longues minutes, les yeux fixés dans le vide.

Mes idées ont du mal à se mettre en place. Petit à petit tout se reconstruit. Le rêve de cette nuit m’a laissé un certain malaise. A travers la fenêtre, les rayons du soleil, déjà bien haut dans le ciel, me réchauffent. Mon cœur s’en trouve réconforté. Il est temps de rejoindre le flot paisible de la journée.

La cuisine est vide aujourd’hui. Pas de trace d’Alfred.

Je me mets en tête de lui préparer sa boisson, peut-être pour me faire pardonner du retard de la veille.

Une fois fait, je cherche un plateau pour la lui apporter avec un petit quelque chose à manger. J’en trouve un, proche de l’évier.

Je me raidis.

Ce plateau est exactement le même que celui de mon rêve. Tout y est : assiette, verre, couverts, et les miettes du repas.

Je reste là à le fixer, les images défilant dans ma tête. Glauque. J’en ai des frissons dans tout le corps.

Je chasse ces pensées et vide le contenu du plateau dans l’évier. J’y dépose la boisson chaude, quelques tranches de pain, du fromage puis prends la direction des appartements d’Alfred, encore perturbé par ce déjà vu.

Le cabinet d’étude est vide lorsque j’entre.

Du bruit s’échappe de la pièce à côté, sa chambre. Je dépose discrètement le plateau sur une petite table basse proche du seul fauteuil présent.

Sur le bureau, une multitude de papiers sont étalés. La curiosité me pousse à regarder. De nombreuses runes y sont dessinées, assemblées les unes aux autres. La structure formée est complexe et je ne reconnais aucune d’entre elles, pourtant, il y a quelque chose qui ne va pas. Cette combinaison ne peut pas fonctionner telle quelle. J’en suis persuadé bien que je ne puisse pas expliquer pourquoi.

— Bonjour Phileas.

Je sursaute et me retourne. Alfred se trouve à l’entrée de la pièce. La médaille d’honneur et d’excellence épinglée sur ses habits du jour.

— Bonjour Professeur, je réponds en m’écartant du bureau. Je vous ai apporté de quoi vous restaurer.

Il regarde le plateau puis me fixe à nouveau. Ses yeux sont soulignés par d’épais cernes noirs.

— Que regardes tu comme ça ?

— Rien, répondis-je du tac-au-tac.

Voyant son expression je m’empresse d’avouer ;

— Les Runes.

— Et donc ? demande-t-il sèchement.

— Je ne les connais pas.

— C’est ce que je pensais. Elles sont d’un niveau avancé.

— En revanche, cette combinaison comporte une erreur. Quelle que soit son utilité, elle ne peut pas fonctionner ainsi.

Une étincelle de surprise traverse son visage. Il s’approche rapidement du bureau.

— Montre-moi ça !

Je lui désigne la partie qui me parait incohérente.

— Juste là, à ce niveau.

Il prend la feuille et l’observe un instant. Puis son regard revient sur moi. Dans ses yeux, je lis d’abord l’étonnement. Puis leur expression change du tout au tout.

— Je ne veux plus que tu farfouilles dans mes recherches Phileas, tonne-t-il. Je te l’ai déjà dit par le passé. Les runes doivent être apprises et comprise individuellement avant toutes choses. Connaissances que tu n’as pas encore.

Il repose la feuille et se dirige vers la table basse.

— À ce sujet, tu en es où dans tes études ?

— Toujours au même point. Les runes élémentaires.

— Que peux-tu me dire sur elles ?

Je veux répondre, je cherche, rien de ne sort. Je ne peux rien dire. Je n’ai rien à dire. Un sentiment d’impuissance m’envahit.

— C’est ce que je pensais, continue Alfred d’une voix acerbe.

Il soupire, puis reprend d’un ton plus doux.

— Patience Phileas. Une chose après l’autre veux-tu ? Les runes demandent d’être maitrisé afin de manipuler ce qu’est l’Ether. Je ne voudrais pas qu’il arrive la même chose qu’à ton père. Sa mort m’a suffi.

La tristesse m’accable. Qu’aurait-il pensé de moi en voyant que son fils n’était pas capable d’utiliser ne serait-ce qu’une seule rune.

Ne répondant rien à ce qu’il venait de dire, Alfred me congédie mettant un terme à notre échange.

Ce sont les épaules basses que j’entreprends de retourner à mes études. Mais je ne m’avoue pas vaincu. Au plus profond de moi je sais que l’Ether tient une place importante dans ma vie.

...

Une goutte tombe dans le récipient sans troubler le silence. La réaction n’est pas instantanée. Le liquide s’éclaircit lentement jusqu’à devenir totalement limpide.

La satisfaction est là.

Le flacon est mis de côté. Une grosse marmite recouverte de runes repose sur un feu dans le coin de la pièce. Malgré une simple bougie pour la chauffer, des bulles cloquent à la surface d’un épais liquide. Les morceaux de métaux jetés à l’intérieur fusionnent avec le tout. Le contenu est mélangé à l’aide d’une baguette en bois marquée elle aussi de rune.

Le sentiment de fierté nait mais ne reste que peu de temps, évincé par la peur due aux cliquetis d’une serrure.

La porte est scrutée. Elle s’ouvre lentement sur le Maître, son visage masqué toujours caché dans l’ombre d'une capuche. Il tient un plateau qu’il va déposer sur le coin d’une table. La porte est refermée. Il s’approche alors du chaudron.

— C'est fait ?

La voix claque aux oreilles.

— Non Maître. Pas encore. J'y venais.

— Qu’est-ce que tu attends alors ?

— Oui Maître.

Un bol est déversé dans le chaudron. La mixture ne s’évapore pas (l’étonnement est là). Elle recouvre la surface, formant une couche de plus en plus épaisse au fur et à mesure que le contenu se verse. Le flacon est vide, il est mis de côté.

Lentement le liquide pénètre le métal en fusion. La couleur se modifie.

— J’y suis, jubile le Maître. J’y suis ! crie-t-il.

Il rit fort.

— Il ne me reste plus qu’à le tester ! Si ça fonctionne, l’éther déployé me permettra d’atteindre une puissance seulement rêvée jusqu’alors ! Tous m’admireront !

Il rit de nouveau, accompagné d’un second, forcé celui-là.

— Stop ! crie le Maître.

La terreur fait courber un dos.

— Tu vas me couler ça dans le moule. Ça doit être sec pour demain. Les runes pourront être gravées et je procèderai à l’essai.

— Oui, Maître. Tout de suite Maître.

— Tu es un bon enfant, dit-il avec un sourire.

Une caresse dans des cheveux apporte de la chaleur.

— Maître ?

— Qui a-t-il ?

— Je pourrai bientôt sortir de cet endroit ?

La main stoppe les caresses. La peur revient, forte, puissante, suivit d’une douleur lorsque le poing frappe.

— Pourquoi tu veux sortir ?

Le cri du Maître fait recroqueviller et reculer de quelques pas.

— Pourquoi tu veux sortir ? insiste-t-il s’attardant sur chaque mots. Tu sais très bien que ce monde est dangereux. Et toi, tu veux y aller ? Au risque d’y laisser ta vie ?

— Non Maître, pardonnez-moi Maître.

— Je ne veux plus t’entendre me poser cette question.

— Oui Maître.

— Viens là, demande-t-il en douceur en écartant les bras.

Serré tout contre lui, la main reprend ses caresses.

— Ton travail est d’autant plus important car il rend le monde plus sûr. Lorsqu’il le sera assez, tu pourras sortir. Seulement quand il sera assez sûr pour toi. D’accord ? Je n’ai pas envie de te perdre. Je n’en aurai pas la force.

L'élan de tendresse monte.

— Je te quitte. Fais ce que tu dois faire avant que le soleil ne se lève, manges et couche toi. Tu as besoin de sommeil.

Le Maître s’éloigne et quitte la pièce. La porte se referme, la serrure se verrouille. Le silence est de retour.

Après quelques instant la porte tente d’être ouverte. Malgré l’insistance elle ne bouge pas. Le regard se porte vers la lucarne. Un soupir s’échappe.

La tâche demandée par le Maître est accomplie, l’apathie dans les gestes. Le regard revient souvent vers la lucarne, vers la porte. Un cri s’élève. La colère est là.

La lumière du dehors augmente. Un morceau de papier est attrapé, quelques mots y sont griffonnés. Il y a une hésitation. Puis le mot est glissé sous l’assiette du plateau contenant le repas apporté par le Maître.

Un dernier regard vers la lucarne. Le jour pointe et ordonne de se coucher.

...

Mes yeux s’ouvrent sur cette sempiternelle surface lisse et froide.

Un jet de lumière m'éblouit du fait d’un rideau mal tiré. Je me retourne afin de fuir cet éclat agressif. Mes yeux fixent maintenant le vide devant moi.

Encore un rêve où cet esclave est venu me hanter.

Le premier, c’était il y a quelques mois si mes souvenirs sont bons. Un rêve parmi tant d’autres je pourrais dire.

Ces derniers temps, ils étaient plus présents. Cet homme, ou femme, je ne sais pas, séquestré par un type au visage masqué et forcé de travailler pour lui.

Certains parlent de significations aux rêves. Que dois-je comprendre de ceux-là ? Est-ce un message pour me montrer que je suis enchaîné à l’Ether ?

Quoiqu’il en soit mon obsession pour lui envahit mes nuits. Le désespoir que j’éprouve me fait soupirer. Je ne suis pas digne de porter le nom de mon père. Depuis que j’ai commencé mon apprentissage, je n’ai pas progressé. Toujours au même point : les Runes élémentaires.

Le miroir face au lit renvoi l’image d’un type que je ne reconnais plus. Quelle tête j’ai ! Je ressemble à un cadavre. J’ai maigri, encore. Mes joues se sont creusées et mes yeux.... Cernés d’un trait si épais qu’on pourrait croire qu’ils ont été peints.

Trois coups successifs me font sursauter.

— Phileas ! m’appelle Alfred.

— Oui, je maugrée.

— Tout va bien ?

— Ça va, ça va, je mens.

Un silence s’ensuit. Je n’ai pas le temps de poursuivre qu’il continue :

— Bien. Rejoins-moi dans le salon, j’ai besoin de toi aujourd’hui.

— Oui Professeur. Laissez-moi le temps de m’habiller.

J’entends ses pas s’éloigner. Mon regard retourne sur le reflet de ce gars. Je le fixe un moment encore sans qu’aucune pensée ne me traverse. Puis un bâillement me libère de cette léthargie. J’en profite pour m’habiller et pars rejoindre Alfred au rez-de-chaussée.

Je le trouve assis dans l’un des fauteuils face à la cheminée. Une cafetière fumante posé sur la table basse. Il sirote tranquillement une tasse, les yeux perdus dans l’âtre vide. Je frissonne au milieu de cette fraicheur. Un feu mériterait d’être allumé.

— Tu es là, dit-il en tournant la tête dans ma direction.

Je suis surpris par les marques de fatigue qu’arbore son visage. Il a dû passer la nuit à ses recherches. Lui aussi est obsédé par l’Ether, mais pour d’autres raisons.

Il me montre un siège face à lui.

— Viens t’assoir et sers-toi.

J’obéis rapidement. Le café me ferait du bien. Rien que l’odeur me réconforte déjà.

— Tes études avancent ?

C’est la question qui a tendance à m’énerver. J’essaye de me souvenir où j’en suis. Je bloque. Depuis combien de temps j’en étais au même point ? Je ne sais plus. Et depuis combien de temps je suis ici ? Je ne sais plus non-plus. Mes souvenirs sont brumeux, je me sens perdu.

— Elles progressent, je réponds mal à l’aise.

— Bien.

Ses yeux pleins de compassion me mettent en colère. J’ai honte. Honte de mon incompétence.

— Dans ce cas, j’aimerai que tu fasses quelque chose pour moi en ville ce matin. Quelques éléments à acheter pour mes recherches. Tu trouveras la liste dans mon cabinet d’étude. Tu débarrasseras mon bureau aussi s’il te plait.

Il se lève, déposant sa tasse sur la table.

— J’aurais besoin de ça aujourd’hui, dit-il sans me regarder.

Puis il quitte la pièce.

Je reste là encore quelque temps, savourant ce café aux propriétés bienfaitrices.

Mes pensées dérivent vers mes études. Où en étaient-elles ? Bonne question.

Je me souviens travailler. Ouvrir mes livres, étudier ce qu’étaient les Runes, apprendre les mots de pouvoir. Sans parler des principes d’alchimie dont bon nombre ont été écrit par la main de mon père.

En vain. Lorsque je fais appel à ma mémoire, c’est confus.

Je décide de me concentrer sur les tâches qui m’ont été assignées avant que le désespoir ne m’envahisse et ce que je découvre dans le bureau d’Alfred m’aide beaucoup.

Posé sur le coin de son bureau, le plateau du rêve de cette nuit. Le même en tout point. Les restes remplaçant le repas.

Ça me fige du temps que les images remontent du tréfond de ma mémoire. Ça fait deux fois...

Je m’approche pour vérifier un détail qui, j’espère, n’y est pas.

Je soulève l’assiette et le trouve.

Je reste là, fixant le carré de papier plié comme si j’essayai de lire à travers.

Ma main tremble lorsque je la tends vers lui.

Ce n’est pas croyable.

Le message contient deux mots qui me glace le sang : « Au secours ».

Je le lâche et fais quelques pas en arrière regardant le papier comme si c’était un démon.

Une multitude de questions défilent mais je n’ai pas le temps de m’y attarder.

Un bruit dans la pièce d’à côté me fait sursauter. Je me rapproche de la table et prend le message pour le fourrer dans ma poche, juste avant qu'Alfred ne pénètre dans la pièce.

— Ah, c’est toi, dit-il sans me voir. Je pars en ville pour la matinée. A tout à l’heure. Je compte sur toi pour ce que je t’ai demandé. J’en ai besoin pour mon travail. C’est important. Très important, insiste-t-il.

Je le regarde sans réponse. Il continue jusqu’à la porte et s’arrête, se tournant à demi.

— Tu comprends n’est-ce pas ?

— Oui, Professeur, répondis-je mécaniquement.

Des gouttes de sueur me coulent dans le dos. Alfred hoche la tête et quitte la pièce.

Je m’assois sans attendre. Trop d’un coup. Ces rêves. Ce message. Qu’est ce qui se passe bon sang ? L’esclave existe ? Quelque chose au fond de moi sait que oui. Une autre partie aimerait que non. “La fatigue”, me crie-t-elle ! Tu inventes, tu imagines, tu dérailles.”

Je me masse les tempes.

Je dois me recentrer.

Je respire profondément.

Le calme revient.

Je n’y vois pas plus clair pour autant.

Je me lève et récupère le plateau. De retour à la cuisine, je nettoie la vaisselle et la dispose sur la table, l’observant une minute. Dans mes deux derniers rêves, il s’agit de la même.

J’attrape un couteau puis je grave deux traits parallèles sur le verre, petits, assez discrets. L’assiette subit le même traitement et le plateau reçoit une petite entaille. Satisfait je range le tout puis quitte la cuisine.

Le reste de ma journée est consacré aux achats pour Alfred puis à mes études.

Je me retrouve comme à chaque fois devant ces ouvrages qui m’intéressent tant. J’en choisi quelques-uns et les dispose devant moi. J’aime les regarder. Cela me procure une joie immense. Je trépigne de découvrir ce qui se trouve à l’intérieur. Aujourd’hui je décide de commencer par la base : ”Les Runes, un langage bien précis”. Les pages défilent. Son contenu me parait si clair. Et j’assimile la totalité de ce que je lis. J’ai une facilité avec les Runes qui me sidère. Je vais vite pouvoir travailler aux côtés d’Alfred, puis prendre ma place au sein des alchimistes car les artefacts m’intéressent également. Allier les matériaux afin de créer des catalyseurs pour nos sorts. Les possibilités sont immenses et mes idées pour améliorer la vie des citoyens de la ville foisonnent en moi.

Mon père sera fier de moi.

Mes réflexions se paralysent à la pensée de celui-ci. Des rêves. Ce ne sont que des rêves. J’ai beau avoir toute cette facilité, il n’en reste pas moins que je ne retiens rien de ce que je lis. Je stagne. Je n’y arrive pas. Chaque jour cette impression de recommencer du début.

Un poids énorme me recouvre. Mon cœur se serre. Mes épaules s’affaissent.

Un soupir s’échappe de moi, je peux entendre la déception en lui me chuchoter de la voix de mon père : “tu ne vaux rien”. Je referme violemment le livre et me lève, renversant ma chaise.

Ça me surprend et me calme.

Je suis tellement fatigué.

Un coup d’œil par la fenêtre me révèle un jour mourant. La lumière est faible. J’imagine le soleil bas, chutant lentement vers un horizon qu’il franchira sous peu, laissant à la lune toute la place de briller.

Je laisse la chaise au sol et m’allonge sur le lit. Il est tôt pour dormir mais je ne tiens plus. Cette fatigue est pesante. Je devrais peut-être en parler à Alfred, je....

...

Le maître observe l’artefact. Il le tourne, le retourne. Il hoche la tête d’un air satisfait.

— C’est magnifique.

— C’est grâce à vous Maître, grâce à l’incohérence que vous avez découvert.

— Certes. Il se racle la gorge. Tu y es pour quelque chose aussi.

Le corps se détend, passe d’un pied sur l’autre.

— Utiliser les runes dans cet ordre. Je t’avoue que je n’y avais pas pensé. Cette combinaison est parfaite. Et le résultat sera merveilleux, je n’en doute pas.

Le corps passe d’un pied à l’autre plus rapidement maintenant.

— Je le testerai et te donnerai les détails la prochaine fois.

Le corps stoppe sa danse.

— Ce sera tout pour ce soir. Un peu de repos nous fera du bien.

Le corps frissonne.

— Merci Maître.

— Ne me remercie pas. C’est normal. Couche toi maintenant. D’autres recherches nous attendent.

— Oui Maître.

Le Maître s’éloigne, épié.

La porte s’ouvre sur un escalier en pierre se perdant dans le noir, puis se referme pour présenter sa face vermoulue. Deux tours de clef résonnent.

De longues minutes passent pendant lesquelles la sortie est observée. Le ventre gargouille, l'attention est portée sur le plateau de nourriture laissé par le Maître. Du pain, du fromage, de l’eau. Frugal. Les deux premiers sont engloutis. Le gobelet est attrapé. Les doigts s’attardent sur deux traces présentes sur le rebord, deux traits parallèles creusés à même le bois. Elles sont caressées machinalement, entre deux gorgées. La mâchoire s’étend largement. Une feuille est prise, quelques mots sont griffonnés.

...

J’ouvre les yeux. Toujours ce même plafond blanc cassé.

La fatigue me pèse comme à chaque fois. Le réveil m’est pénible. Je ne comprends pas pourquoi. Malgré mes longues nuits, la fatigue est toujours là.

Je parviens à m’extirper des couvertures, frissonne un peu du froid qui traine. Mes pensées se remettent en place lentement, elles cheminent toutes dans une seule direction : mon rêve.

Cette nuit encore j’ai vu cet esclave.

Bien que ma tête soit encore embrumée par le sommeil, un détail est clair : la vaisselle que j’ai marqué la veille était là.

Comment est-ce possible ?

Je me lève et enfile une robe de chambre par-dessus ce qui me sers pour dormir. Mes pas m’orientent vers le cabinet d’étude d'Alfred que je trouve vide malgré l’heure avancée de la matinée. La porte menant à sa chambre est fermée. Il dort encore, sa nuit a dû être longue comme à chaque fois.

C’est en silence que je m’approche du bureau sur lequel se trouve un plateau contenant la vaisselle et les restes d’un repas. Je l’embarque avec moi dans la cuisine. Ce n’est que là-bas que je prends le temps de regarder si tout correspond. Bordel ! Le gobelet que j’ai en main est celui que j’ai taillé hier. Mes deux traits sont là, exactement où mon couteau leur a donné vie. C’est ce gobelet qui était dans mon rêve, celui que l’esclave tenait en main. J’en suis persuadé.

Un autre élément me revient. Il a écrit un mot et l’a glissé sous l’assiette. Je soulève le plat, le papier n’est pas là. Alfred l’a peut-être trouvé ? Je dois vérifier. A nouveau dans le cabinet d’étude, je ne sais pas quoi chercher jusqu’à ce que mes yeux se posent sur une corbeille débordante. Je ne mets pas longtemps à découvrir, sur les premières couches, un carré de feuille replié sur lui-même, dont la ressemblance avec celui de mon rêve ne fait pas de doute.

— Bonjour Phileas.

La voix me fige lorsqu’elle brise le silence.

— Que fais-tu ici ?

Comment expliquer être à genou, farfouillant dans une corbeille ?

Calmement, je ramasse les papiers renversés à terre, et prend la poubelle en me relevant. Je lui souris le plus naturellement possible.

— Bonjour Alfred. Elle est pleine. Je vais aller la vider.

Alfred regarde la corbeille puis ses yeux fixent les miens. Un frisson me parcourt à ce contact. Je ne sais pas ce qui se passe à travers ce lien mais mon corps ressent un trouble. Ça sent mauvais.

— Je ne t’ai rien demandé à ce sujet.

Sa voix a perdu sa bienveillance habituelle. Je déglutis.

— C'est vrai. J’ai remarqué qu’elle débordait.

— Tu as remarqué qu’elle débordait ? insistant lourdement sur le dernier mot.

Je repose la corbeille au sol, gardant dans le creux de la main le mot de l’esclave.

— Je ne voulais pas mal faire, je me défends.

Un éclair de folie traverse ses yeux avant qu’ils ne reprennent leur douceur habituelle. Il soupire et boite jusqu’à son bureau pour s’y asseoir.

— Pardonne-moi. Je ne dors pas beaucoup en ce moment, la paranoïa me prend.

Il rit.

— Mes recherches, s’explique-t-il en balayant l’air de son bras valide.

Je souris, mal à l’aise, puis reprend la corbeille.

— Je vais la vider ?

— Non ! crie-t-il presque. Je les brule, se justifie-t-il d’un ton plus calme. Je vais m’en occuper. Je n’ai pas envie que ça tombe entre les mains de n’importe qui. Et à ce sujet, dorénavant, tu ne rentres plus dans mon bureau sans que je te le demande. Tu m’as bien compris ?

— Oui Professeur.

— Bien. Aujourd’hui nous ne ferons pas de cours. Tu reprendras là où tu en es resté hier. Nous ferons un point demain matin.

— Bien Monsieur.

Je dépose la corbeille au pied du bureau et quitte la pièce sans plus tarder.

Le papier est humide de la moiteur de ma main lorsque je le déplie dans ma chambre.

« Aidez-moi »

Une personne est enfermée dans cette maison. Ça ne peut pas être possible. Pourtant ce message est bien là, devant moi. Je ne peux pas l’inventer ça.

Mes pensées sont un tourbillon de questions. Où est-il retenu ? Et qui est ce “Maître” ? Alfred ? Il n’y a que lui ici avec moi. Non. Ce doit être quelqu’un d’autre. Ce Maître ne boite pas et ses deux bras sont valides. Mais qui alors ?

Je déchire le papier en morceau, si petit que ça en devient ridicule, et jette ça dans ma poubelle, que je secoue pour mélanger le contenu.

Je réfléchis longtemps à la démarche à suivre.

Ce que je sais, c’est que je ne peux pas laisser cet homme enfermé. C’est plus fort que moi, je dois essayer de le retrouver.

Vers le milieu de la matinée, je profite de l’absence d’Alfred pour fouiller la maison de fond en comble. Il n’y a rien qui me rapproche de la prison de cet homme. L’entrée doit être dissimulée, mécaniquement ou par magie. Je ne vois que ça comme explication.

Et pour la trouver, j’allais devoir espionner Alfred. Je grimace à cette perspective. Le temps passé ensemble est consacré à mon apprentissage des Runes. Pour le reste, il est souvent à l’extérieur ou, et beaucoup, dans son cabinet d’étude, à ses recherches.

Une particularité se met en lumière ! Il n’y a pas de laboratoire dans ce manoir. Où utilise-t-il les matériaux et autres composants que je lui rapporte pour ces recherches ? C’est une bonne question ça ! Ou travaille-t-il ? Et quand ? La nuit ? Ça doit être la nuit aussi qu’il rend visite à son prisonnier. Il est beaucoup actif la nuit. C’est possible, surtout que dans mes rêves le soleil est tout le temps couché.

Je sais ce qu’il me reste à faire. Veiller tard et observer. Et ça n’allait pas être facile. La fatigue que je traine depuis des semaines me cloue au lit tôt dans la soirée. Je décide donc d’utiliser le seul moyen que j’ai à ma portée : le café.

J’en bois toute l’après-midi, remplaçant même le vin à table. Je connais mieux comme boisson pour le repas, je vous le dis. Evidemment, je vous laisse deviner, cela ne sert à rien, la fin de journée approchant, les effets de la fatigue se font ressentir. Bâillements après bâillements, je m’enfonce lentement dans le sommeil. J’essaye de lutter en pratiquant quelques exercices d’étirements et autres échauffements. Rien n'y fait, c’est plus fort que moi.

...

Les yeux s’ouvrent sur cet indéfectible plafond. Sans qu’il soit vu, la présence du Maître est ressentie bien avant d’entendre sa respiration, lente, longue, profonde. Le corps se redresse sur la couchette et s’assoie au bord du lit.

— Bonjour mon Enfant.

— Maître.

Ce dernier se tape les genoux avec les doigts. L’attente pèse laissant à la panique le temps de s’installer. Le corps réajuste son assise.

— Je ne suis pas content de toi.

Le souffle est retenu.

— Les lunettes ne fonctionnent pas.

Le corps se lève. Le soulagement et l’inquiétude cohabite.

— J’étais pourtant sûr Maître. Qu’est ce qui ne fonctionne pas ?

— La lecture est mauvaise. Je n’arrive pas à lire ce qui est stocké.

— Vous les avez apportées ?

— Elles sont là-bas.

Le corps se rapproche de l’endroit indiqué.

— Attends !

Le ton sec de la voix du Maître fige toute action. Le ventre se crispe. Les mains tremblent légèrement.

— Tu sais ce qui t’attend lorsque tu échoues ?

Le corps se retourne face au Maître.

— Je... Non ! Laissez-moi une chance. Laissez-moi essayer le casque et je trouverai ce qui ne va pas.

— Tu sais très bien que ça t’est interdit et impossible aussi. Tu ne maitrise pas l'Ether.

— Non , n... non !

Le corps recule lentement jusqu’à être retenu par la paillasse. Les tremblements sont présents. Le regard se porte partout dans la pièce puis se fixe sur la porte derrière le Maître. Le désespoir envahi le cœur.

— Je vais trouver, supplie la voix, son corps se jetant au pied du Maître. Pitié !

— Tu connais les règles. Je suis fatigué de me répéter.

Le Maître marmonne des Mots puis s’ensuit un déchirement intérieur qu’aucun cri ne peut apaiser.

...

Je me réveille en sursaut, transpirant, le souffle court.

Le soleil couvre mon lit de son voile éclatant. Sa chaleur me fait du bien. Je me laisse réconforter par ses caresses le temps de me calmer. La situation virait au cauchemar pour cette personne.

Je me redresse, traversé par des douleurs. Mes muscles sont courbaturés. Ce rêve m’a laissé un mauvais souvenir.

Lentement, je sors du lit. Les douleurs s’estompent en même temps que mon corps se réveille.

Habillé, je me dirige vers la cuisine que je trouve vide. J’en profite pour manger un morceau. J’ai faim aujourd’hui contrairement aux autres matins.

Il est temps de penser à ma façon d’agir. Je dois le trouver au plus vite. Avant qu’il ne soit trop tard.

J’ai déjà fait le tour de la maison et n’ai rien trouvé. L’entrée de sa prison est bien cachée. Je rage. Un sort de révélation aurait été d’un grand secours. J’en suis incapable par moi-même. Il va me falloir me procurer un artefact. Mais où ?

Du bruit à l’étage m’indique qu'Alfred est debout. Je le rejoins rapidement et frappe à la porte de son cabinet d’étude.

— Oui, entre.

Il est assis devant une liasse de feuille qu’il range. Je peux voir les croquis de divers artefact. L’écriture autour des dessins me semble familière. Je n’ai pas le temps d’y prêter plus d’attention.

— Que veux-tu ?

— Aura-t-on cours aujourd’hui ?

— Non, je n’en aurais pas le temps.

— Bien. Puis-je aller en ville me promener. Les livres me remplisse la tête.

Alfred me fixe avec des yeux paternels. Il sourit.

— Va t’aérer alors. Ne rentre pas trop tard, il serait bon que tu étudies un peu tout de même.

— Oui Professeur. Merci.

Je quitte le bureau sans me presser, refermant la porte derrière moi.

Je sais où trouver l’artefact dont j’ai besoin.

Peu après ma rencontre avec Alfred, il m’apprit que mon père fréquentait un café dans lequel il allait “perdre son temps”, comme il aimait dire.

J’ai retrouvé cet endroit et y ai pris cette même habitude. C’est ainsi que j’ai connu Brenand, le tenancier du Bar. Son histoire est intéressante, mais pour résumer, c’était un ancien membre de l’académie qui s’est reconverti.

Je traverse la ville pour le trouver, à sa place, derrière le comptoir de son café. La salle est peu remplie à cette heure avancée de la matinée. Lorsqu’il me voit entrer, il me sourit et me fait signe de m’asseoir près de lui.

— Salut Brenand, je lui lance.

— Comment tu vas gamin ?

Entendre ce sobriquet me remplit de chaleur. Mon père et lui s’étaient liés d’une forte amitié.

— Toujours cette fatigue. A part ça, tout va. Tu me sers un café s’il te plait ?

— Avec plaisir.

Je l’observe à la tâche. Ces gestes sont sûr, son attitude, celle d’un homme qui fait ce qu’il aime. Moi qui rêve de rejoindre l’Académie, j’ai face à moi quelqu’un qui a tout quitté pour être ici.

Brenand dépose la boisson fumante devant moi.

— Bon, tu vas me dire ce qui t’amène ?

Je souris, attrape la boisson et hume son arôme.

— Tu peux peut-être m’aider.

— Ça, je ne pourrais pas te le dire tant que tu le garde pour toi gamin !

— J’ai besoin d’un artefact permettant de détecter ce qui est invisible.

— Invisible dans quel sens ?

— Caché par les runes par exemple.

— Un artefact permettant de réaliser un sort de révélation tu veux dire.

— Oui.

Brenand se gratte le menton.

— M’est avis que ce n’est pas pour Alfred que tu fais cette course.

— Non, c’est pour ça que je te demande à toi. Je ne veux pas prendre le risque d’aller chez quelqu’un qui le connaît, et il connaît tous les vendeurs d’artefact de la ville.

Un client hèle Brenand qui part le servir. Lorsqu’il revient il m’annonce qu’il m’aidera. Je ne suis pas étonné de sa réponse. Je ne sais pas trop pourquoi mais Brenand ne porte pas Alfred dans son cœur. Il ne me demande pas plus de détails sur l’utilisation que je veux en faire et envoie l’un de ses fils trouver l’objet.

Je l’ai rapidement. Ce type d’artefact est assez courant. Il s’agit d’un sort mineur utile à ceux qui ne pratiquent pas les Runes.

A mon retour à la maison, je la trouve vide. Je décide de fouiller à nouveau chaque coin de la demeure. L’utilisation de l’artefact ne me révèle rien dans aucune des pièces de l’étage. Ni dans la chambre d’Alfred ou son cabinet d’étude. Sa salle de bain non plus.

Je vais même jusqu’à tester les toilettes. Rien.

Au rez-de-chaussée, pareillement. Aucune trace de Runes nulle part. Rien qui pourrait enfermer une quelconque magie ou dissimuler une entrée.

Je termine assis sur mon lit, le révélateur sur les genoux, en compagnie de doutes alimentés par cette recherche infructueuse.

Et si je perds la tête ? Et si ces rêves n’étaient que des rêves ? Cet esclave, une invention, tout comme ce Maître.

Mais comment expliquer les messages trouvés ? Et la présence de la vaisselle dans mes rêves ?

Il y a quelque chose que je ne comprends pas. Ça me fatigue. Mes yeux clignent de sommeil, accompagnés d’un bâillement sonore. Mon corps ne parle que de dormir.

Je m’étire manquant de faire tomber le révélateur. Ça me ramène à ma situation.

Le révélateur a été passé dans chaque recoin de toutes les pièces de la maison. Résultat : rien.

Tout en réfléchissant sur le sujet, je l’actionne. L’artefact pulse lentement sa lumière blanchâtre.

Je sursaute. A chaque pulsation, des Runes résonnent sur le cadre intérieur de la porte de ma chambre.

J’en suis abasourdi. L’entrée est là depuis le début, sous mon nez.

Comment je ne me suis rendu compte de rien ?

Je pose le révélateur et me dépêche d’attraper un crayon afin de marquer chacune des Runes lorsqu’elles apparaissent en cœur avec l’artefact.

La tâche terminée, je stoppe la machine et étudie mon œuvre. Les runes suivent tout le pourtour du cadre. Au nombre de 15. Je ne sais pas comment expliquer cela mais je sais comment activer le portail. Sans que je me souvienne de leur signification, elles me parlent. Je m’approche et, guidé par je ne sais quoi, les actionne une par une. La dernière atteinte, toutes se mettent à briller. Je me recule de quelques pas et attend.

Rien de ne se passe. La porte est toujours là.

Je m’approche et tape dessus. Un son mat me répond à chaque coup. Je ne peux pas la traverser. Je l’ouvre et me retrouve face à une descente d’escalier perdu dans le noir.

J’hésite.

Je suis devant ce que je recherche depuis tout ce temps. Et là, j’hésite !

Respirant un grand coup, je franchis le seuil.

Je ne sais pas à quoi je m’attendais. Peut-être à sentir quelque chose à travers mon corps, un frisson quelconque. Du froid, du chaud. Un mélange des deux.

Non, rien de tout ça, le passage se fait sans fioriture.

Mon pied se pose de l’autre côté, suivit du second et me voilà avoir traversé.

La chambre est toujours là derrière moi. Ça me rassure dans une certaine mesure. Le portail est toujours actif.

Les escaliers m’entrainent au moins deux étages plus bas. Une porte clôture la descente. Le seuil laisse s’échapper un filet de lumière. Le plus discrètement possible, je m’approche du panneau de bois et y colle une oreille.

Je n’entends rien.

Je patiente un moment bien trop long porté par la peur.

Toujours rien.

Ma main attrape la poignée, j’ai le souffle court. Un frisson me parcours lorsqu’une goutte de sueur descend le long de ma colonne vertébrale.

J’ouvre lentement.

Légèrement.

La vision qui s’offre à moi révèle une pièce plongée dans une semi-obscurité. Je devine un lit au pied d’un mur dont le haut est affublé d’une fenêtre que le soleil peine à traverser.

Je reconnais immédiatement la pièce où est retenu prisonnier l’esclave. J’ouvre en grand et entre, m’attendant à le voir.

La pièce est vide.

Ça m’irrite et m’inquiète à la fois.

Par ailleurs une part de moi se retrouve soulager. Je ne suis pas fou. Cette pièce existe. Et si elle existe, l’esclave aussi. S’il n’est pas ici où est-il ?

Je m’approche du fond. La paillasse est propre. Les outils rangés.

Un bureau dans un coin supporte le poids de toute une liasse de papiers étalés. Mon regard furète sur l’ensemble. Il s'agit des plans d’artefacts. Ce qui me saute aux yeux, c’est l’écriture gribouillée autour des croquis. Elle m’est plus que familière, c’est la mienne. Je farfouille dans le tas. Toutes les feuilles sont marquées par mon écriture. Ce n’est pas possible, quand est ce que j’ai fait ça ? Je m'attarde sur le contenu de l’un d’eux.

Il décrit un globe capable de stocker les souvenirs. Un second permettrait ensuite d’en lire le contenu. Mais quelque-chose ne va pas. Cette seconde partie ne peut pas fonctionner ainsi, les Runes ne sont pas assemblées correctement. Ce détail me saute aux yeux sans que je ne sache pourquoi. La solution est pourtant proche, les recherches vont aboutir.

Prenant place sur le tabouret, je lis chaque feuille de bout en bout.

D’autres artefact y sont détaillés. Il y a aussi de nombreuses formules de sorts. Tout correspond aux dernières découvertes du professeur Alfred.

Je ne comprends plus rien. L’esclave, le Maître, cette pièce, mes rêves, mon écriture. Tout se mélange, se sépare, rien n’est logique.

Mon œil droit commence à battre le tempo tandis que ma respiration s’accélère.

Ne tenant plus, je me lève pour prendre la direction de la sortie et me fige.

Dans l’encadrement de la porte, Alfred me regarde d’un air indéchiffrable. Nos yeux se croisent, se font face. De toutes les questions que j’ai en tête, aucune ne sort.

— Que fais-tu ici ? me demande-t-il calmement.

Je n’avais jamais entendu ce ton-là auparavant sauf dans la voix du Maître. Froide. Distante. Dure.

Je frissonne.

— Tu n’as rien à faire là, continue-t-il, énervé cette fois-ci.

Il pénètre dans la pièce sans boiter puis sort un globe qu’il maintient devant lui. Sa main libre effectue des signes complexes tandis qu’il incante à voix basse.

Le globe se met à luire par pulsation.

Je sens l’Ether remplir la salle et se concentrer autour du professeur. J'attrape le tabouret sur lequel j’étais assis et le jette de toute mes forces. Le meuble atteint le torse, le faisant basculer en arrière.

Dans sa chute, la sphère se fracasse au sol. Une quantité de points lumineux s’en échappent et s’élèvent à mi-hauteur. Ils stagnent un petit moment avant de s’éparpiller en tous sens, traversant mur et plafond.

Un seul reste. Celui-ci s’avance lentement dans ma direction.

Je recule à mesure qu’elle approche. La paillasse me bloque rapidement. La lumière, elle, continue sa progression.

Je suis paralysé. Mon cœur bat à tout rompre lorsqu’elle se trouve assez proche pour me faire loucher.

Mes yeux se ferment.

Une légère chaleur me traverse le milieu du front.

Et puis c’est comme une explosion.

Tout me revient.

Le sort que j'ai mis au point pour retirer la mémoire. L’orbe qui permet de la stocker.

Le manque de moyen pour la fabriquer.

Mon intention d'intégrer l’Académie afin d’y trouver les ressources nécessaires.

L’aide venu chercher auprès d’Alfred.

Sa promesse qu’une fois l’orbe construite, le comité ne pourrait qu’accepter ma demande d’intégrer l’Académie.

Le laboratoire qu’il met à ma disposition.

Et puis sa trahison lorsque j’y parviens.

L’accident n’en était pas un. C’est à la suite de notre confrontation qu’Alfred est blessé.

Un combat à la suite duquel mes souvenirs sont volés...

Un feu envahit mon corps, mes mâchoires se serrent.

Ce ne sont pas que les seuls souvenirs que je récupère. Ceux de l’esclave aussi.

Ces nuits de recherches, toutes les tortures subies, tout est là.

Et c’est alors que je comprends.

Je suffoque.

Ce n’est pas possible.

Mes mâchoires me font mal maintenant.

Il m’a séquestré, utilisé.

Mes poings se serrent.

La journée, j’étais son apprenti. La nuit son esclave.

Deux personnes dans un même corps, différentes par les souvenirs qu’il me retirait de la tête pour les stocker dans le globe.

Ma respiration s’accélère. Je regarde l’homme qui se relève devant moi.

— Comment as-tu pu ? je cris.

Alfred sursaute. Je le vois vieux, affaibli, fatigué.

— Tu ne peux pas comprendre.

— Comprendre quoi ? Que tu m’as manipulé pour t’approprier ce qui m’appartient ?

Son rire las me surprend.

— Tu n’as pas vécu l’indifférence. J’ai toujours été dans l’ombre des autres. Grâce à toi, je peux enfin briller.

Mon sang ne fait qu’un tour. J’ai du mal à croire ce que je viens d’entendre. Me voler mes inventions, me voler ma vie. Tout ça pour la gloire.

Alfred profite de ce moment que je lui offre pour tenter de me lancer un sort. Ses doigts tracent quelques signes dans l’air. Ses lèvres bougent silencieusement jusqu’à ce qu’elles libèrent son attaque.

— Immostopis !

Je n’ai pas attendu qu’il lance son sort pour me protéger. Presqu’au même moment je cris ma protection.

— Barrièris !

Le jet de lumière s’écrase contre l’écran que j’ai invoqué en une multitude de paillettes multicolores.

Je traverse la protection de mon bouclier et cours vers lui pour le bousculer de l’épaule.

Nous tombons tous les deux.

Accroupi sur lui, mes poings frappent son visage de nombreuse fois, beaucoup trop. Mes doigts sont douloureux lorsque je reprends le contrôle.

Un lourd silence règne derrière ma respiration haletante.

Le sang d’Alfred recouvre mes mains. Son visage est méconnaissable. Il est immobile.

J’approche mon oreille, son souffle est présent, imperceptible. Un soulagement s’étend en moi.

Il me faut bien quelques minutes pour me calmer totalement, retrouver une respiration lente.

Sous mes yeux, le visage sanguinolant d'Alfred.

Comment a-t-il pu me faire ça ?

J’ai un haut le cœur. Mon poing se lève, ne frappe pas.

Je pars à la recherche d’une corde ou quoique ce soit d’autre qui y ressemble. Je trouve une ficelle épaisse dans un coin, ça fera l’affaire. Une fois attaché, mon dos se rompt à transporter sa carcasse sur le lit qui était mien jusqu’à présent.

Je m’assoie ensuite sur la chaise qu’il utilisait lorsque je m’éveillais en tant qu’esclave.

Les rôles sont inversés maintenant.

Tout est terminé.

Me voici complet à présent.

Ma vie m’appartient à nouveau.


Texte publié par EJjay, 9 septembre 2025 à 13h50
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