« Longue vie au roi ! Longue vie au roi ! »
La cité entière chantait, les voix de ses habitants résonnant entre les murs de pierre à mesure que la parade royale — plutôt, ce qu’il en restait — revenait du champ de bataille. Une douzaine de soldats remontaient les rues pavées, la plupart avec une difficulté incombée par de nombreuses blessures. Naturellement, Owen menait la troupe, dressé fièrement sur un cheval blanc dont les flancs étaient encore mouchetés de boue et de sang séché. À part une égratignure le long de sa mâchoire, il était indemne. Physiquement, du moins. À l’est de la ville, le soleil émergeait doucement au-dessus des montagnes, réhaussant le vert des arbres de la vallée et baignant Owen d’une clarté qui faisait briller ses cheveux comme de l’or.
Son esprit, lui, était ailleurs. Aucun sourire victorieux n’égayait son visage fermé. Ses yeux verts glissaient sur ses sujets sans même les remarquer. Non, mentalement, Owen se trouvait toujours dans ce maudit village. Ses narines étaient encore emplies des odeurs âcres de la fumée, du sang et d'entrailles dispersées dans la boue. Ses oreilles résonnaient encore des supplications et des appels à l’aide désespérés. Il sentait encore la rage bouillir au fond de lui, ainsi que la cruelle satisfaction qui avait pris le dessus en trouvant le traître régicide. Dans sa main, le fantôme de son épée réduisait encore cet homme en miettes. Le sang frais glissait encore le long de sa lame, sombre et épais, laissant derrière Owen et ses hommes une traînée macabre à mesure qu’ils montaient vers le château. Ses yeux étaient rouges, mais secs. Le deuil viendrait, mais pas encore. Le roi était mort depuis un jour à peine et avait déjà été vengé. À seulement quinze ans, le Prince Owen venait d’assassiner le meurtrier de son père et s'apprêtait à être couronné à sa place.
Owen jeta un regard à son reflet dans le miroir et soupira. Ce jour était loin d'être anodin : il marquait son dixième anniversaire en tant que souverain. Dix longues années, et il n’avait toujours aucun souvenir des derniers jours qu’il avait passés en tant qu’héritier du trône. Il se rappelait avoir quitté la ville pour ce qui était censé être une arrestation sans encombres ; les jours suivants n'étaient qu’un épais brouillard peuplé de sanglants cauchemars. Il ne savait plus où s'arrêtaient ses souvenirs réels et où commençait ce que son esprit avait créé de toutes pièces. D'après ses domestiques, à son retour, il avait passé deux semaines au lit, fiévreux et délirant. Quand il s'était enfin réveillé avec l’esprit clair, le peuple avait ceint son front de la couronne de son père et l’avait proclamé roi.
Commémorer de tels souvenirs hasardeux habillé d’un blanc pur le rendait nauséeux, mais il n’avait pas le choix. La cour avait organisé un bal masqué pour l’occasion, et il ne pouvait certainement pas priver son peuple de telles festivités. Pas quand son règne avait apporté avec lui dix ans de paix au royaume.
Le blanc immaculé de son costume contrastait avec sa peau légèrement dorée. Les boutons incrustés d'émeraude flattaient le vert de ses yeux. Des motifs floraux, tissés de fils d’or, ornaient ses manches et achevaient de complimenter ses cheveux blonds savamment peignés en arrière ainsi que la lourde couronne qui y reposait. Père aurait été si fier de le voir ainsi vêtu. Owen plaça son masque avec précaution et noua le ruban de soie derrière sa tête. Du même blanc que son costume et décoré de perles laiteuses, il ne couvrait que ses yeux.
Il était temps d’entrer dans la fosse aux lions.
Les couloirs de ses quartiers personnels étaient sombres et silencieux. Owen avançait lentement, savourant la paix et l’air frais de ce soir d'été. Bien que la porte de la salle de bal fût close, il pouvait entendre de nombreuses voix à l'intérieur qui attendaient sa venue avec impatience. Il adressa un signe de tête aux gardes de part et d'autre de la grande porte, qu’ils ouvrirent lentement. Un héraut annonça son arrivée alors qu’Owen franchissait le seuil et s'avançait dans la plus grande pièce du château. Deux immenses chandeliers pendus au plafond baignaient la pièce dans une lumière chaude. Les domestiques avaient si bien poli le parquet qu’Owen put y admirer les reflets dansants de chacune des bougies. La foule, alignée contre les murs autour de la piste de danse, se tut immédiatement. Chaque invité, vêtu de ses plus élégants vêtements, portait un masque similaire à celui d’Owen qui cachait la moitié supérieure de son visage. Certains étaient décorés de dentelles, d’autres de plumes extravagantes. Et bien qu’il ne pût distinguer leurs yeux, le roi sentait tous les regards rivés sur lui comme il traversait la pièce.
Il rejoignit la large estrade montée à l’autre extrémité. Une vingtaine de musiciens y étaient déjà installés et attendaient de commencer à jouer. Owen monta les quelques marches et fit face à la foule. La lueur des chandeliers projetait des reflets dorés avec ses cheveux et sa couronne, ceignant ainsi son visage d’un halo divin. Il inspira profondément, mit de côté le deuil de son père et se para de son plus beau sourire.
— Soyez toutes et tous les bienvenus ce soir.
Sa voix grave se répercuta en échos sous le haut plafond. Aucun doute, tout le monde pouvait l’entendre facilement.
— Je suis ravi de constater que vous êtes aussi nombreux ce soir. Nous célébrons ensemble une date bien spéciale. Après dix ans à la tête de ce royaume, je suis fier de ce que nous avons accompli. Paix, croissance, richesse : mon père serait fier, lui aussi, de ce que sont devenues ses terres, des efforts que vous fournissez au quotidien pour maintenir le royaume à flot. D'où il repose, il continue de nous protéger. Merci à tous d'avoir fait le déplacement. Allons ! Mangez, buvez, dansez. Ce soir, vous êtes mes hôtes.
Applaudissements. Musique. Champagne. Les verres tintèrent les uns contre les autres, et la nuit commença.
Owen recula d’un pas et adressa un signe de tête à l’élégante femme, toute de velours vert vêtue, qui attendait de prendre sa place. La chanteuse sourit, se plaça au centre de la scène en quelques pas langoureux et commença à chanter. Quelques couples envahirent le parquet et se mirent à valser, véritable mer de tissus coûteux et colorés.
Quelques hommes attentaient Owen au pied de l’estrade, et il s’arrêta pour les saluer. La plupart faisaient partie de sa garde rapprochée ou étaient des soldats d’élite. Les dix dernières années de paix les avaient maintenus plus près des banquets royaux que des combats, aussi étaient-ils plutôt des amis que des subordonnés. Le maréchal Aldrich se tenait au bout de la ligne et serra la main de son roi avec toute la dureté exigée par sa position à la tête du régiment de cavalerie. Derrière son modeste masque noir, ses yeux bruns ne laissaient paraître aucune émotion.
— Édouard, le salua Owen. Je suis ravi de constater que vous avez pu vous joindre à nous ce soir.
— Votre Majesté. J’ai effectivement quelques heures devant moi pour profiter du bal, qui sera sans aucun doute délicieux, j’en suis certain. Cependant, j’espérais que nous pourrions prendre quelques minutes pour discuter de notre alliance avec le Royaume d’Esquié…
Owen remarqua une figure sombre au-dessus de l’épaule du militaire qui lui fit perdre le fil de la conversation. Un jeune homme était adossé au mur de l’autre côté de la salle de bal, seul, une coupe de champagne entamée dans la main et une cheville nonchalamment croisée devant l’autre. Sa peau était si pâle sous la lueur des bougies qu’il semblait être un fantôme tout droit sorti de l’imagination d’Owen. Contrairement aux autres invités, aucune touche de couleur ne venait égayer son costume. Un pantalon noir à la coupe droite mais serrée soulignait ses jambes élancées. Noire également était la veste de son costume, tout comme le mouchoir plié soigneusement dans sa poche de poitrine. Il ne portait aucune cravate, et le premier bouton de sa chemise noire était défait. Un masque noir de jais cachait la majorité de son visage, ne laissant découverte qu’une bouche fine et une mâchoire rasée de près. Même ses cheveux, coiffés délicatement en arrière, étaient noirs. Entre le noir profond de ses vêtements et la blancheur fantomatique de sa peau, la seule touche de couleur venait de ses yeux. Deux prunelles bleues, fixées sur Owen comme s’ils étaient les seuls dans cette salle immense. Quand leurs regards se croisèrent, l’inconnu esquissa un sourire et leva son verre.
Son charisme était si envoûtant qu’Owen n’avait qu’une envie : le rejoindre. Il cligna des yeux en se rendant compte qu'il était toujours au milieu d’une conversation.
— Pardonnez-moi, Édouard. Pouvons-nous reprendre cette discussion demain ? J’ai bien peur que ce ne soit pas l’endroit pour parler politique. Profitez de votre soirée de repos, vous l’avez bien méritée.
Il tapota gentiment l'épaule de son interlocuteur avec un sourire distrait et s'éloigna sans demander son reste. Il traversa la piste de danse en évitant soigneusement les couples virevoltant sur le parquet. Il fut auprès du mystérieux inconnu en quelques grandes enjambées.
Une fois plus proche, Owen put apprécier la délicatesse de ses traits. L’arête droite de son nez semblait ciselée dans un marbre poli, tout comme sa mâchoire parfaitement rasée. Son masque noir était doublé d’une fine dentelle en guise de simple décoration, et un ruban de velours disparaissait dans ses cheveux soigneusement peignés, le gardant bien en place sur son visage. Deux ouvertures en amande exposaient des yeux d’un bleu cristallin encadrés de longs cils noirs. Les deux prunelles couleur de ciel ne l’avaient toujours pas quitté et brillaient malicieusement. Une unique boucle noire s'échappait de la masse de ses cheveux et retombait, souple, sur son front. Sa main refermée sur la coupe de champagne était fine et osseuse. Sa peau pâle, délicate comme du papier de soie et tirée sur les phalanges comme une peau de tambour, révélait un réseau complexe de fines veines bleutées et de tendons saillants. Ses ongles étaient propres et bien coupés. Il exsudait un délicieux parfum, un mélange surprenant de bois de santal et de vanille.
L’inconnu s’inclina en une gracieuse révérence sans se départir de son sourire charmant.
— Votre Majesté. Que me vaut ce plaisir ?
La douceur de son ton surprit Owen. Pour toute oreille indiscrète, il était parfaitement formel et respectueux pour s’adresser à son souverain, tant dans sa voix que dans sa gestuelle. Pourtant, le roi décela immédiatement dans sa voix de velours des sous-entendus bien plus intéressants. Un accent joueur et taquin qui ne lui déplut pas. Et son sourire. Tout, de son physique à ses manières, faisait délicieusement monter l'adrénaline dans les veines d’Owen.
— Qui êtes-vous ? ne put-il s’empêcher de demander de but en blanc.
— Je ne suis que votre humble serviteur.
La stupeur d’Owen dut se lire sur son visage. Il dut se concentrer pour ne pas fixer bouche bée ce qui devait être l’homme le plus curieux qu’il eût jamais rencontré. L'étranger rit, un rire charmant et délicieux qui rivalisait avec la voix d’ange de la chanteuse et la virtuosité des musiciens. Il se redressa et tendit une main à son roi.
— Vous pouvez m’appeler Thomas.
— C’est un plaisir de faire votre connaissance, Thomas.
— Le plaisir est partagé.
Owen rassembla toute sa concentration pour garder une expression neutre lors de ce qui devait être une poignée de main formelle et banale. Malgré son apparence fine — ainsi que le fait qu’Owen le dépassait d’au moins une demi-tête et devait peser deux fois son poids —, la poigne de Thomas était ferme et confiante. Le contact de sa peau était doux et frais contre la paume calleuse d’Owen, envoyant comme des décharges électriques le long de son bras.
— Alors, dites-moi. Quel bon vent amène Votre Majesté à chercher ma compagnie ? Vos chevaliers sont-ils si ennuyants ?
— Je…
Owen marqua une pause, essayant de trouver une réponse polie et acceptable pour un homme de son rang. Mais tout, chez cet homme, respirait la provocation : le sourire en coin qui ne semblait pas vouloir quitter ses lèvres fines, ses yeux perçants plantés dans les siens, la façon presque désinvolte dont il avait insisté sur son titre. Impossible de remettre ses pensées en ordre.
— Pour être honnête, répondit-il finalement, je ne sais pas. Vous m’intriguez.
Derrière le masque noir, les yeux bleus se plissèrent avec amusement quand Thomas pencha la tête sur le côté.
— On m’a souvent qualifié de… tentation, comme une lumière dans la nuit attire les insectes. On dirait bien que, ce soir, j’ai séduit un magnifique papillon.
Le bout de sa langue apparut momentanément entre ses dents, dans un sourire décidément de plus en plus aguicheur. Le joues empourprées, Owen ne put s’empêcher de détourner le regard, troublé. L’homme jouait ouvertement avec lui, et cela fonctionnait. Quelque chose dans sa confiance effrontée lui faisait complètement perdre la tête. Le souverain n'avait pas l’habitude de se trouver dans une telle position de faiblesse. Pourtant, bien qu’il ne l’aurait admis à personne, la sensation n'était pas désagréable.
La musique ralentit en une valse lente et langoureuse. Quelques couples arrêtèrent de danser et en profitèrent pour chercher des rafraîchissements. Seuls les danseurs les plus expérimentés restèrent sur la piste, virevoltant dans des mouvements amples et élégants. Thomas plaça son verre, encore à moitié plein, sur le plateau d’un serveur qui passait à proximité. Il s’inclina à nouveau, le dos bien droit, et tendit la main.
— Puis-je vous offrir cette danse, Majesté ?
— Avec grand plaisir.
Owen posa sa main dans la paume offerte à lui. Thomas la tira à ses lèvres et déposa un baiser sur ses phalanges. Ses lèvres étaient douces comme de la soie. Ses yeux ne quittèrent pas ceux d’Owen une seule seconde, étudiant précisément sa réaction. Et quelle réaction cela devait être. Les jambes soudain faibles du souverain tremblaient sous son poids, si bien qu’il se sentait complètement incapable de danser. Son cœur battait sourdement dans sa poitrine, rendu fou par l’adrénaline de cette rencontre insensée. Et son visage. À en juger par la façon dont la température était devenue étouffante dans la salle de bal, il devinait sans encombres que ses joues avaient viré au rouge pivoine.
Thomas le mena au centre de la piste de danse et le tira contre lui, plaçant sa main droite juste sous l’omoplate. Owen déposa quant à lui sa main gauche délicatement sur la poitrine de son partenaire, troublé par leur proximité. Le satin noir de son costume était doux au toucher, et Owen se surprit à penser à la peau blanche étirée sur ses clavicules, juste sous ses doigts. Fort heureusement, d’une poussée, Thomas commença à danser, et bientôt Owen était bien trop concentré sur ses pas pour se laisser distraire par des pensées inapropriées.
Autour d’eux, la foule se tut. La musique résonnait sous le haut plafond, ponctuée de quelques timides applaudissements. Le couple était le centre de l’attention. Le roi était splendide dans son costume blanc, parfaitement coupé pour complimenter son corps musclé. Et pourtant, qui menait la danse ? Cet inconnu que personne ne reconnaissait, noir et mystérieux comme la nuit, frêle et délicat comme une rose. Leur stupéfaction initiale passée, quelques couples les rejoignirent, noyant le noir et le blanc dans une rimbambelle de couleurs joyeuses.
Du point de vue d’Owen, cependant, ils étaient seuls. Rien d’autre n’importait que les deux iris bleus plantés dans les siens, la chaleur de ce corps inconnu contre le sien. Il ne put s’empêcher de poser la question qui lui brûlait les lèvres.
— D’où venez-vous ? Vous êtes si… différent. Je n’ai jamais rencontré quelqu’un comme vous, Thomas.
Un rire discret s’échappa de son interlocuteur, suivi d’un clin d’oeil joueur.
— Votre Majesté a bien raison. En effet, je suis sûr qu’il n’y a personne d’autre comme moi.
Il marqua une pause et s’humecta les lèvres, envoyant par la même occasion des décharges électriques dans tout le corps d’Owen.
— Puis-je vous raconter une histoire ?
Owen frissonna, toujours terriblement troublé. Toute distraction était la bienvenue. N’importe quoi qui l’empêcherait de penser à tout ce que ces lèvres pourraient faire.
— Votre histoire ?
— Oh, très cher, le monde entier ne tourne pas autour de moi.
Sa prise dans le dos d’Owen se fit plus serrée quand Thomas se rapprocha imperceptiblement.
— Quoique cette histoire pourrait satisfaire une partie de votre curiosité et vous aider à comprendre le monde dans lequel j’ai grandi.
— Allez-y.
Owen avala difficilement sa salive, sa gorge rendue sèche par l’adrénaline. Quand Thomas commença son histoire, il s’accrocha désespérément à chacun de ses mots, à la recherche d’une étincelle de vérité dans le bleu pur de ses yeux. Sa voix était toujours aussi douce, mais elle avait acquis un sérieux nouveau pour accompagner sa narration.
— Cette histoire se passe il y a déjà bien des années. Votre Majesté était probablement encore jeune et innocent, et j’étais plus jeune encore. Dans un petit village, niché au fond d’une vallée herbeuse, vivait un marchand. Le pauvre homme était veuf, sa femme l’ayant quitté à la naissance de leur deuxième enfant. Il tenait à ses deux fils comme à la prunelle de ses yeux. Il aurait tout donné pour eux. Tout.
« Un beau jour, le cadet tomba gravement malade. Mais les docteurs se faisaient rares, en campagne. La plupart d’entre eux exerçaient en ville à des frais bien trop élevés pour notre pauvre marchand. Les aînés du village répandaient cependant la rumeur d’un marché noir. Si seuls les médecins désignés par le roi pouvaient vendre des médicaments, un réseau d’anonymes battait la campagne et revendait illégalement des médicaments et des remèdes de fortune aux plus démunis. Grâce à leur bravoure et au courage du marchand de faire appel à eux, le petit garçon guérit en un rien de temps.
« De nature altruiste et grisé par la guérison miraculeuse de son fils, le marchand se mit bientôt en tête d’aider les gens dans la même situation. Il fit de nouveau appel aux rebelles, cette fois pour apprendre. Dans son humble échoppe où il travaillait le bois, il commença à vendre sous le comptoir des plantes aux vertus médicinales et des remèdes qu’il confectionnait lui-même. Ses voisins étaient en bonne santé grâce à lui, et ses fils mangeaient enfin à leur faim. Rien d’autre n’avait d’importance pour lui que le bien qu’il faisait dans le village.
« La paix régna quelques années encore. Mais l’être humain a cette particularité de répandre les rumeurs à une vitesse alarmante. Ainsi, l’histoire d’un petit village où personne ne tombait jamais malade arriva bientôt aux oreilles du roi. Évidemment, l’utilisation de plantes médicinales n’avait rien d’illégal, mais quelque chose troubla la quiétude du vieux roi : le marchand se faisait payer. Vous comprenez, les docteurs royaux passaient par des années d’apprentissage coûteux pour obtenir leur licence, et les ingrédients pour fabriquer leurs médicaments étaient tout aussi onéreux. Le fait qu’un simple paysan puisse se faire de l’argent sur leurs dos sans aucune formation de médecin et avec des plantes trouvées dans la forêt attisait la colère du roi. Il décréta très vite que ce traître à la couronne était dangereux pour la population et devait mourir pour sa cupidité.
« Une nuit, un homme vêtu d’une simple armure en cuir se glissa dans la maison du marchand et l’égorgea comme un cochon directement dans son lit. Le plus âgé des deux frères se réveilla en entendant du bruit au rez-de-chaussée. Quand il sortit de sa chambre, il trouva la porte d’entrée grande ouverte. Dehors, une silhouette sombre s’enfonçait dans la nuit. La lumière de la pleine lune se reflétait dans son dos, illuminant le cuir noir embossé des armes du roi. La rage du deuil dévasta tout sur son passage. Les mains encore trempées du sang de son père, le pauvre garçon fit parvenir une lettre au roi avant même que le soleil ne se lève sur la vallée. Cette lettre accusait le souverain du meurtre du marchand et lui promettait un sort similaire.
« Bien sûr, le roi avait agi dans le secret. L’assassin avait mystérieusement disparu et n’était jamais revenu au château. Personne ne connaissait la vérité de ce qui s’était passé cette nuit-là. Personne ne se doutait des motivations qui animaient la colère du frère aîné. La menace de mort, elle, fut dûment prise au sérieux par la cour. Elle fut considérée sans motif et de la plus haute dangerosité. Peu importaient l’âge du garçon, sa candeur et son impétuosité : il devait être arrêté au plus tôt et jugé pour planification de régicide.
« Le roi rassembla ses meilleurs hommes pour se rendre lui-même au village du traître. Le jeune prince héritier, son seul fils, accompagna son père. Il était ravi par les armures scintillantes et les épées polies qui seraient un jour sous son commandement. Ils s’attendaient tous à une arrestation simple et rapide, plus symbolique qu’autre chose. Mais le fils du marchand se montra plus rusé que prévu : quand la cavalerie royale atteignit la vallée, les paysans de tous les villages voisins s’étaient réunis pour défendre l’injustice dont l’un des leurs avait été victime, torches enflammées au poing et fourches brandies. Et contre les quelques trente chevaliers que le roi avait amenés avec lui, leur nombre indécent accordait une chance aux villageois. Ils se battirent sans relâche pendant deux jours et deux nuits, quand le roi décida enfin de se retirer. La cavalerie disparut dans les collines. Après une semaine sans représailles, il sembla finalement que les habitants de la vallée avaient gagné le combat. Ils baissèrent leur garde et retournèrent à leurs terres, ce qui fut probablement la pire erreur de leur vie.
« Personne ne sait ce qu’il advint cette nuit fatale. Des ombres s’insinuèrent dans tous les villages, se fondant dans les ruelles sombres. Toutes les maisons de la vallée s’enflammèrent en quelques secondes à peine. Hommes, femmes, enfants, vieillards : des milliers de personnes moururent dans leurs lits cette nuit-là. La plupart des chevaliers du roi succombèrent même aux incendies qu’ils avaient eux-mêmes allumés. A priori, personne ne devait échapper à ce massacre.
Il marqua une pause le temps d’étudier l’expression de concentration sur le visage d’Owen. Ils tournaient toujours en rond avec fluidité, serrés l’un contre l’autre. Quelque chose dans cette histoire le troublait profondément, mais il ne parvenait pas à mettre le doigt dessus.
— C’est une histoire triste, parvint-il finalement à dire.
— En effet. Surtout en sachant que seul le roi était au courant de la vraie raison derrière ce massacre. Ses bons et loyaux soldats sont morts sans même savoir ce qu’ils défendaient.
Owen resta en silence un moment, fronçant les sourcils en essayant de remettre ensemble les pièces du puzzle.
— Vous avez dit que personne ne devait s’en sortir vivant, « a priori ». J’en déduis que quelqu’un s’en est sorti, finalement.
Une lueur d’intérêt s’alluma dans les prunelles de Thomas. Sans se départir de son sourire, sa voix se fit plus mielleuse que jamais quand il répondit.
— Votre Majesté veut-elle en savoir plus ?
— S’il vous plaît, le supplia Owen dans un murmure.
— Vous avez survécu.
Owen fronça à nouveau les sourcils.
— Je vous demande pardon ?
Le ton velouté de la voix de Thomas prit un accent dangereux.
— Vous êtes si lent à comprendre. Ne vous souvenez-vous pas de cette nuit ?
Avant même de pouvoir répondre, un barrage invisible s’ouvrit dans l’esprit d’Owen. Toutes les images qui avaient hanté ses nuits les dix dernières années, qui le fuyaient à son réveil et le laissaient seul et en sueur, noyèrent son esprit en l’espace d’une seconde.
La cavalerie de son père avait monté un camp rudimentaire dans les bois, dans lequel il était resté environ une semaine. Pourquoi s’y trouvait-il en premier lieu ? La raison lui échappait. Seul lui restait le souvenir d’être réveillé, une nuit, par des cris de terreur et de douleur. Il s’était extirpé de sa tente pour découvrir le camp complètement vide, les braises encore fumantes du feu pour seule compagnie. L’air empestait la chair brûlée, les cendres flottant dans l’air lui brûlaient les poumons. Hébété, Owen avait marché jusqu’en lisière de la forêt, jusqu’au village le plus proche, là d’où provenaient les cris. Il avait brandi son épée et combattu des torches humaines, des cadavres enflammés qui s’accrochaient à lui, le suppliaient d’abréger leurs souffrances. Un temps incertain s’écoula, durant lequel le plus gros des incendies mourut, laissant derrière eux des bâtisses en ruine et des monticules de cendre. Owen déambulait dans les rues maintenant désertes, ne sachant que chercher. Il se retrouva devant une maison. La façade de crépis blanc avait miraculeusement été épargnée par les flammes, seules les fenêtres étaient noires de suie. La porte d’entrée était entrouverte, comme pour l’inviter à entrer.
— Non.
Sa voix resta bloquée en travers de sa gorge, réduite à un croassement désarticulé. Il avait la nausée.
— Non. C’est impossible.
— Qu’y a-t-il, Votre Majesté ? Vous êtes très pâle. Êtes-vous malade ?
— Je n’ai pas… Je ne…
Ils s’étaient immobilisés. Owen se serait probablement effondré sous la brutalité de ses souvenirs si les bras forts de Thomas ne l’avaient pas maintenu debout. Son sourire si charmant avait pris un air de prédateur.
— Oh. Il semble que vous ne vous souveniez vraiment pas, alors. Oups.
La salle de bal avait complètement disparu. Owen se tenait à nouveau dans l’entrée de cette vieille maison. L’air était lourd, un mélange de sciure de bois et de l’odeur ferrugineuse reconnaissable du sang frais. Son épée était lourde dans sa main. À travers la fenêtre, les dernières flammes à l’extérieur se reflétaient dans un objet brillant sur le sol. Une couronne. Une figure sombre se tenait au-dessus du cadavre de son père. « J’attendais Votre Majesté avec impatience », avait déclaré la silhouette, sa tête légèrement penchée sur la gauche. L’ombre avait des yeux bleus perçants et un sourire fou, dangereux.
— C’est impossible, répéta Owen. Ça ne peut pas être vrai. Je vous ai tué. Je…
Il hurla et plongea, son épée brandie en avant comme un prolongement de son bras. La longue lame parfaitement affutée plongea dans les chairs et projeta du sang dans toute la pièce. Cette nuit-là, la dernière chose qu’il entendit avant le trou noir fut un rire déjanté. La dernière chose qu’il vit furent deux magnifiques yeux bleus.
— Il s’agissait de mon grand frère, en fait, le corrigea Thomas avec désinvolture. J’ai passé la nuit caché dans un placard, à quelques pas de vous. J’avais douze ans.
Sa main droite soutenait toujours le poids d’Owen pour le maintenir debout. Doucement, presque sensuellement, elle glissa le long de son dos pour se poser autour de sa taille. La gauche vint caresser doucement sa joue et se plaça derrière son cou.
— Je reconnais la panique et le deuil dans vos yeux. Vous n’avez pas changé. Vous avez l’air si jeune, tout à coup.
— Arrêtez de jouer avec moi.
Le mental d’Owen ne tenait plus qu’à un fil, menaçant de s’effriter à tout moment et de le laisser plonger tout droit dans la folie. Il se battait férocement pour reprendre le contrôle de ses pensées et fuir la marée de cauchemars qui l’avait assailli.
— Il a tué mon père, réussit-il à déclarer d’une voix qui ne tremblait presque plus. C’était un traître. Il méritait de mourir. Si vous prévoyez de me tuer à votre tour, vous savez sûrement qu’il y a dans cette pièce une vingtaine de mes gardes les plus proches. Vous ne sortiriez pas vivant de cette pièce.
Thomas rit à nouveau. Owen tenta de s’éloigner de lui, mais plus il le repoussait, plus l’autre le tenait serré contre lui. Avec un bras autour de sa taille et l’autre en coupe derrière sa nuque, Owen était à sa merci. Thomas se pencha toujours plus près, attirant le visage d’Owen contre le sien jusqu’à frôler son cou du bout des lèvres. Sa respiration était fraîche contre la peau fiévreuse du souverain.
— Vous n’avez toujours pas compris, n’est-ce pas ? Grâce à votre très cher père, ma vie n’a jamais valu un seul centime. J’ai grandi comme orphelin, en volant pour me nourrir.
Un long frisson parcourut la colonne vertébrale d’Owen quand il sentit le bout de sa langue jouer une seconde avec son lobe d’oreille.
— Je me contrefous de mourir, joli cœur. Mais je peux vous traîner en enfer avec moi.
Owen hoqueta en sentant une douleur atroce lui tordre les entrailles.
— Quel gâchis, susurra la voix mielleuse dans ses oreilles. Votre Majesté était un homme si séduisant.
Un voile blanc embruma son regard. Le bras fort qui soutenait son dos se retira soudainement, et Owen tomba à genoux. Son corps lui paraissait terriblement froid là où Thomas le retenait juste quelques secondes auparavant. La douleur dans son abdomen pulsait à chaque battement de son cœur, alors que son costume immaculé se teintait de rouge.
Le roi leva les yeux une dernière fois. Thomas se tenait droit au-dessus de lui, une courte dague noire serrée dans sa main droite. Du sang — son sang — s'écoulait lentement de la lame et tombait en grosses gouttes sur le parquet ciré. Loin, très loin, quelqu'un cria, mais les sifflements dans ses oreilles étouffaient tout autre bruit que celui de son cœur. La dague tomba au sol au ralenti. Le temps lui-même s'était arrêté. Derrière son masque, les yeux bleus de Thomas ne le lâchaient pas, se délectant de sa souffrance avec un vice non dissimulé. Son sourire était devenu froid et cruel. Il se courba en une dernière révérence, saisissant la mâchoire d’Owen d’une main et sa couronne de l’autre.
— Vous êtes le héros de votre propre histoire, Votre Majesté, murmura-t-il contre ses lèvres. Mais ne réalisez-vous pas que vous êtes l’antagoniste de la mienne ?

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