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Lecture

Asphyxie.

De l’air !

L’air lui manque, il le cherche, ne le trouve pas.

Il s’agite, se débat, ses bras repoussent la masse sombre qui l’étouffe, ils parviennent à dégager ce qu’il faut.

L’air !

L'air vient à nouveau, s’engouffre en lui grandement. Il peut respirer ! Il respire !

L’odeur l’assaille, son estomac se soulève.

Panique.

Il lutte, s’efforce de se libérer. Son corps roule, s’échappe plus encore, rampe hors du tas d’immondices qui le recouvre.

Le soulagement est de courte durée. Tout est confus. Et cette douleur qui lui transperce les tempes. Il gémit.

Au loin, du mouvement, des gens, du bruit. Les sons lui paraissent lointains, ils émergents difficilement du sifflement constant qui l’accompagne.

Il parvient à se lever, prenant appui sur le mur face à lui. Sa respiration est pantelante. Il titube en direction de cette rue pleine de vie. La cohue qui l’accueille le fait trébucher. Sa tête heurte le sol. Sonné, il ne remarque pas les passants l’enjamber sans aucune considération.

Un effort laborieux le met debout.

Stupeur.

Le flot continue tout autour. Lui ne voit qu’une seule chose. Le reflet d’un homme dépeint par la vitrine d’une boutique.

Lentement, il se rapproche et pose une main tremblante sur la surface vitrée tandis que l’autre effleure un visage qui ne peut être que le sien.

...

La portière s’ouvrit sur le parvis d’un hôtel de luxe.  

- Nous voilà arrivés Mademoiselle Hélène.  

Une première chaussure à talon sortit de la limousine bientôt suivie de sa jumelle. L’aide proposée par le chauffeur fut acceptée et une main gantée de blanc attrapa une seconde.  

- Merci Paolo, le gratifia-t-elle d'une voie douce.   

Ses yeux parcoururent la façade rutilante qui lui faisait face pour revenir sur le chauffeur. Ce dernier la gratifia d’un sourire.   

- Vous venez me chercher tout à l’heure ? demanda-t-elle timidement.  

- Bien entendu Mademoiselle, mes ordres sont de vous assister toute la soirée.  

- Merci bien Paolo, gloussa-t-elle. Je suis gâtée. Je vous contacte dès que j'ai terminé alors.    

L’assurance avec laquelle elle s’avança en direction du palace charma plus d’un passant. Dans le hall, l’homme à l’accueil répondit d’un signe de tête au salut qu’elle lui fit et c’est sans aucune hésitation qu’elle se dirigea vers les ascenseurs.

La cabine s’ouvrit puis se referma derrière elle.

« Etage, je vous prie ? ».  

- Le dernier, merci. 

« C'est un privilège. » 

C’est à peine si elle sentit l’ascenseur démarrer. Le miroir lui permit de détailler ce corps bien apprêté. Sa courte robe laissait nue la majorité d’une paire de longues jambes. Elle pinça les lèvres et la réajusta. « Hum, c’est mieux ».

L’ouverture de la porte d’ascenseur la surprit en train d’examiner son maquillage. Après un clin d’œil à son reflet, elle s’engagea dans le couloir richement décoré, sifflotant un air enjoué, sautillant presque jusqu’à la porte d’une des chambres.

Trois petits coups y furent donnés et la voilà s’ouvrir sur un homme âgé au charme incontestable. 

- Petit chou ! s'exclama-t-elle en lui sautant dans les bras. Je t’ai manqué ? 

La soulevant, il l’emporta dans la chambre après avoir refermé la porte du pied.   

- Tu vas voir si tu m’as manqué ! répondit-il en riant.

Il la déposa sur le lit. Elle roula, ria. Lui se dévêtit et...

« Pause ». Tout se fige. La chemise jetée est suspendue au milieu de la pièce. Elle, son rire bloqué dans la gorge.

« Retour ». La chemise rejoint la main de l’homme et reprend place sur ses épaules.

« Retour rapide ». La vision devient un enchainement d’images confondues.

« Lecture ». Le temps reprend son cours normal. Une première chaussure à talon s’extrait de la limousine bientôt suivie de sa jumelle.

« Marqueur placé ; heure :19:45 ».

« Avance rapide ». Retour à la chambre, en plein ébats cette fois-ci.

« Avance rapide ». L’extérieur de l’hôtel, elle s’avance en direction de la limousine qui se pose lentement au bout du parvis.

« Marqueur placé ; heure : 21:18 ».

« Confirmation de la sauvegarde ? ».

« Sauvegarde validée ».

Je retire les lunettes et reviens à la réalité.

La chambre est plongée dans un silence que seuls les bruits de la rue viennent troubler et le peu de lumière qu’offre l’éclairage extérieur n’est pas perturbant.

La prostituée, Hélène, est allongée face à moi. L’innocence de son visage endormi me touche tellement que j’ai presque honte de lui faire ça. Mais bon, les affaires sont les affaires.

Bien qu’elle ne puisse pas encore se réveiller, c’est avec délicatesse que je lui retire le casque de lecture qu’elle porte. Elle remue légèrement puis bafouille quelques mots avant de continuer ce sommeil forcé.

Je déconnecte le memsys du lecteur pour le fourrer dans la poche intérieure de ma veste, bien au chaud, à l’abri.

Le reste du matériel, casque et lunettes, rangé dans une mallette.

Le travail terminé, je m’attarde quelques secondes devant la femme allongée sur le lit. Son visage est d’une beauté presque angélique. C’est triste quand même, tout ce gâchis.

Je lui murmure un merci avant m’assurer qu’elle ne souffrirait pas du froid pendant son sommeil puis je quitte la chambre sans plus tarder.

L’extérieur m’accueille froidement.

Il y a une chose que je ne comprends pas. Lorsqu’on est capable de contrôler la météo, pourquoi s’obstiner à recréer l’hiver ?

Grognant, je resserre les pans de mon manteau et avance sur la coursive qui mène dans la rue, deux étages plus bas.

La circulation est rare en cette heure tardive et seule une voiture flotte silencieusement à une vitesse qui éveille mon attention. Je continue ma descente, gardant un œil sur elle.

L’accueil de la maison de passe, toujours éclairé, se trouve plus loin sur ma gauche. C’est dans la direction opposée que je me dirige d’un pas rapide. La voiture, quant à elle, disparait au coin de la rue emportant avec elle la méfiance qu’elle a éveillée en moi.

Malgré tout, je ne ralentis le pas que quelques rues plus loin et prends le temps d’établir une communication.

- Ne serait-ce pas mon Nememsys préféré ?

Sa voix, légèrement rauque, me fait sourire malgré moi.

- Le travail est fait.

- Ah ouais ?

- Oui.

- Mais c’est bien ça !

J’entends à sa voix qu’il se réjouit de l’argent que l’on va gagner.

- Et quand est-ce que tu me livres ?

- C’est tout frais. Le temps de rentrer.

- D’accord. A très vite alors. Et bon retour !

...

Ferguson s’appuie contre le dossier de sa chaise. La roulée qu’il tient en main est présentée à la flamme d’un briquet antique. Il crapote deux, trois fois, l’extrémité rougit, libérant une fumée blanchâtre qui envahit rapidement l’espace qui nous sépare.

- J'aime travailler avec toi, m’annonce-t-il en joie.

Entre nous, le memsys, posé à même un tas de papiers éparpillé sur son bureau.

- Je suis ravi de l’entendre, je réponds, neutre.

Ferguson recrache une nouvelle bouffée de fumée.

- Je suis sérieux quand je dis ça. T’es bon dans les affaires. T’es réglo. Pas comme ces gars des ghettos. Et en plus t’es efficace. Je t’ai passé le contrat il y a quoi, quatre jours ?

- Trois.

- Ah ! Tu vois, c’est ce que je dis. Il cale la roulée dans sa bouche. Alors ? Raconte ! Comment ça s’est passé ?

- Sans accrocs.

Il me dévisage, un sourcil plus haut que l’autre.

- T’as jamais été bavard toi, hein ?

Non. Et pour cause, le commerce auquel je m’adonne est interdit par les autorités. Alors si elles mettent la main sur moi, je risque de passer une longue période en cellule énergétique, le collier au cou, à n’avoir que les secondes à compter pour passer le temps.

Et ça, c’est si on ne m’élimine pas avant. Car braquer la mémoire a tendance à en énerver plus d’un. Et les représailles dans le milieu où j’exerce sont assez courantes et, bien souvent, la cause d’une fin de carrière précipitée... Brutale... Mortelle.

Garder l’anonymat est donc une nécessité et soyons réalistes, je suis assez doué pour ça. Pour preuve, je suis encore en vie. Alors côtés détails, il va falloir qu’il comprenne mon avarice.

- Je n’ai rien eu à faire, répondis-je après un soupir résigné. C’était une escort-girl de luxe. Il m’a suffi à faire appel à ses services.

Ferguson a un rire gras, ses yeux pétillent.

- Des détails !

Je le regarde, hausse un sourcil.

- Elle avait un visage d’ange.

Il s’appuie contre le dossier de sa chaise, secouant la tête.

- Un visage d’ange, c’est tout ! T’en as profité un peu, dis-moi !

- Où est ma paye, je réponds l’œil morne.

- Ok, ok. C’est bon. J’arrête. Mais tu vas trop vite là. Je n’ai pas encore vérifié la marchandise.

- Ta cliente sera contente d’apprendre qu’elle avait raison, crois-moi ! J'attrape le memsys et le lève à hauteur de ses yeux. L’argent !

Ferguson rit à nouveau, tirant sur sa roulée.

- Ouais, j’aime travailler avec toi. T’es réglo.

- Ce n’est pas ton cas, crois-moi !

- Ouais, ouais, ouais. C’est qu’un détail, se défend-t-il en balayant l’air d’un geste de la main. Pour l’argent, il y a un couac. Je t’explique. Ma cliente ne me payera pas avant de recevoir ce qu’elle a demandé. Donc si tu jugeotes un peu, tu comprends que j’ai pas ton argent. Et puis les affaires, c’est pas trop ça ces temps-ci, je peux pas t’avancer.

Je reste là, à le fixer longuement.

- Hey ! Oh ! C’est bon. C’est pas ma faute, continue-t-il, tu sais très bien que je vais pas te la faire à l’envers. C’est une question de quelques jours, pas plus. J’serais payé t’inquiète pas. Elle a intérêt de toute façon. Tu me connais.

Quelques secondes passent avant que je n’hoche de la tête, jetant le memsys sur la table. Il glisse jusqu’à Ferguson qui l’attrape.

- Te fous pas de moi. Toi aussi tu me connais.

Le gros homme rit fortement, faisant craquer sa chaise.

- Oh ça oui ! J’aime travailler avec toi.

...

Ça fait quelques jours que le memsys a été livré et comme à chaque fois entre les contrats j'aime ne rien faire... lorsque je m’y autorise.

Sur l’instant je suis occupé à modifier mon lecteur de mémoire dans le but d’y ajouter une plus grande capacité de stockage. L’actuelle est déjà importante, davantage sera plus pratique et me facilitera le travail.

La mémoire humaine demande beaucoup de données pour être sauvegardée. Les lecteurs portatifs, comme le mien, sont capables d’enregistrer quelques dizaines de minutes, pour n’avoir que l’image et le son.

Bien sûr, il existe des modèles plus pointus capables de stocker, en plus du reste, les odeurs, les sensations physiques et même les pensées. Mais toutes ces données demandent un nombre important de terminaux, capables de remplir toute une salle entière, et pas une petite. Je n’en ai jamais utilisé des comme ça. Ils sont trop difficiles à se procurer, trop cher et trop encombrant. Et puis pour mon type d’activité, l’image et le son, c’est suffisant. Cependant, je ne cracherai pas sur quelques minutes en plus pour mes braquages.

Une micro-étincelle crépite lorsque je soude la dernière patte du composant. Un mince filet de fumée s’élève, aussitôt dispersé par le souffle de ma respiration. Je désactive la vue grossissante de mes lunettes, le monde retrouve sa taille normale.

Parfait. Tout simplement parfait. C’est propre. C’est joli. Ça ne demande qu’à être testé.

Je me lève et me rapproche du lecteur de mémoire pour y connecter le memsys. Le casque s’éclaire aussitôt lorsque je le mets sous tension. Point positif, il démarre, ce qui signifie que les soudures sont bien réalisées. Mon talent me surprendra toujours.

Je connecte mes lunettes au casque, plusieurs menus apparaissent. Je navigue à la recherche des paramètres de configuration. Aucune anomalie n’est à déplorer. La connexion est bien établie. Un sourire se dessine sur mon visage. L’ancienne version me permettait de stocker un peu moins de 2h. Avec le rajout que j’ai fait, je passe à plus de trois. Ce qui me permettra d’être moins regardant sur la durée de sauvegarde, je gagnerai du temps et, selon les circonstances, c’est non négligeable.

J’éteins tout et entreprends de ranger quand une communication vient m’interrompre. C’est Ferguson.

- Ton appel concerne mon argent ? je lâche sans ambages.

- Et bonjour ! me salue le marchand de sa voix rauque. Il toussote. Pas tout à fait.

Je m’assois, attrapant mon thé pour en siroter une gorgée. Si Ferguson était présent, il verrait l’impatience marquer mon visage.

Devant mon silence, il continue :

- Pour le paiement, c’est toujours en cours. Elle...

- Je te coupe Ferguson. Aurais-je besoin de m’inquiéter ?

- Tu me connais, j’aurais mon argent et toi, le tien.

Je n’insiste pas. Le rapport de Ferguson à l’argent est assez compliqué, et s'il y a une chose avec laquelle il ne rigole pas, c’est bien celle-là.

- La raison de ton appel alors ? je demande, irrité.

- Du travail. Payé d’avance ! Et du pain béni. Un petit coup tranquille. Il rit. Te suffit de te pointer, d’extraire la mémoire du gars et de te casser. Pas besoin de te cacher derrière ton bandana. L’homme est d’accord, tu vois. Si tu acceptes, je te mets en contact avec lui et vous fixez le RDV. C’est toi qui pilotes tout ! Du pain béni j’te dis.

- C’est payé combien ?

- Assez pour que tu te déplaces. Tu peux même t’y faire conduire par un chauffeur si ça te chante. Franchement, tu crois que j’t’aurais appelé pour rien.

Il rit, nerveux. Je ne réponds pas.

- Alors ?

- Je dois y réfléchir.

- Tu peux pas refuser, insiste Ferguson. Je t’envoie les détails tout de suite. S’il te plait, ne tarde pas pour ta réponse. Ils sont assez pressés, souligne-t-il en insistant sur le dernier mot.

Ferguson n’a pas encore terminé sa phrase que je reçois ses infos.

- Je te tiens au courant, je conclue avant de couper la communication.

La note de Ferguson apparait devant moi lorsque je la consulte. Effectivement, il s’agit d’un travail facile et plutôt bien payé pour le coup.

Le demandeur en question veut sauvegarder un évènement particulier. Ça arrive de temps à autres pour immortaliser certains souvenirs et ainsi les revivre encore et encore. Les voies légales permettent de faire ça, certaines entreprises proposent leur service en ce sens. Seulement certaines choses, moins avouables, demandent à rester secrètes. C’est là que j’interviens. Un autre aspect de mon boulot.

Le dossier disparait lorsque je quitte la lecture.

Quelques instants plus tard, Ferguson reçoit un simple « OK ». Je ne crache jamais sur de l’argent facile.

...

Le rendez-vous a été fixé par mes soins, dans un lieu que je connais, à une heure qui me convient.

C’est comme ça que je fonctionne et c’est non-négociable.

Généralement, je loue une chambre dans un motel quelconque. Chambre que je fais payer au client bien sûr.

Cette fois-ci, il s’agit du « Numéro 8 ». Un motel que je ne dirai pas miteux mais presque, situé un peu à l’écart de la ville. Son bâtiment s’étale devant moi, une grosse boule de billard noire, tournant sur elle-même, perchée sur la toiture.

L’accueil, indiqué par un « motel » au néon rouge dont une des lettres clignote, ne laisse paraître aucun signe de vie. Connaissant le gérant, j’imagine qu’il doit être en train de regarder l’une de ces séries à l’eau de rose. Bob, c’est comme ça qu’il s’appelle. Un gars qui ne pose pas trop de questions sur ce qu’on fait dans ses chambres tant qu’elles sont rendues dans le même état qu’à notre arrivée. Et vu les critères de propreté de l’établissement, ce n’est pas bien difficile.

Au loin dans le ciel, ce qui n’était qu’un point noir, se transforme en une berline de luxe s’approchant du motel. Elle en fait le tour lentement avant de descendre vers le parking. Ses roues se déploient et touchent le sol sans bruit. Ce n’est qu’au bout de quelques minutes que les portières s’ouvrent pour laisser sortir quatre hommes en costumes bien coupés. L’un d’eux, le plus costaud, à la corpulence qui fait réfléchir à deux fois avant de tenter quelque chose contre lui, s’avance vers l’accueil, entouré par les trois autres. Il disparait à l’intérieur avec l’un de ses compères tandis que les autres attendent à l’extérieur dos face au mur, à surveiller le désert du parking.

La chambre 7 est déjà réservée. C’est un chiffre qui me porte bonheur. Mon client est censé la régler et attendre patiemment mon arrivée.

Je ne laisse rien au hasard. Enfin, j’essaye.

Le grand costaud sort de l’accueil, suivi de son ombre. Les quatre prennent alors la direction de la chambre. La porte se referme, ils disparaissent de ma vue.

La montre indique 20h. J’ai une grosse demi-heure avant le rendez-vous.

« Un contrat facile ! » m'a dit Ferguson. On verra bien. Ces types ont tout l’air d'être de la mafia locale et avec eux, un rien peut partir en vrille. Il va falloir faire preuve de vigilance.

Je consulte à nouveau l’heure, deux minutes seulement sont passées. Je soupire et sors de la voiture pour les rejoindre. Pourquoi attendre ? Plus vite j’aurais terminé, plus vite je toucherais mon argent.

Je toque et me place sur le côté. Question sécurité. La porte s’ouvre sur l’un des hommes de main. Un de la même taille que moi, les cheveux plaqués en arrière.

- Qu'est-ce que tu veux ? il demande, bourru.

Derrière lui, les autres ont cessé leur discussion, le regard tourné vers moi. Une ligne de fumée s'élève de la cigarette que le costaud tient en bouche. L’odeur m’agresse malgré la distance, encore un truc trafiqué.

- Je viens voir Igor, j’annonce.

L’homme se retourne vers le costaud, le questionnant du regard.

- Euh, Ouais, ben rentre, répond celui-ci.

Je ne bouge pas, toujours en retrait sur le côté.

- Je ne travaille pas avec autant de monde autour. Si c’est pour votre mémoire que je suis là, nous serons seul, vous et moi (je préfère insister, on ne sait jamais avec ces gars-là).

L’homme rit, rejoint de tous.

- C’est pas possible.

- On s’avance vers un problème alors.

Le costaud consulte l’un des gars du regard, un à la moustache fine, qui acquiesce discrètement.

- Ce que je te propose, c’est qu’il n’y en a qu’un qui reste. Les autres attendront dehors.

Je détaille l’assemblée. Tous attendent ma réponse. Le costaud tire nerveusement sur sa roulée, les autres restent impassibles.

Ce n’est pas ma façon de faire. En acceptant, je déroge à mes règles. Disons que l’argent l’emporte sur la raison. J’attends que deux des hommes quittent la chambre avant de rentrer. Le gars qui reste avec nous, celui à la fine moustache, referme la porte derrière moi.

- Verrouille, j’ordonne.

Il me regarde, l’interrogation dessinant ses traits.

- L’extraction de mémoire est assez délicate, je mens. Je ne veux pas prendre le risque d’être dérangé.

Après un certain temps, Fine moustache hausse les épaules et obéit.

- Installe toi Nememsys, me propose alors le costaud.

Je tique.

Devant mon immobilité et le silence qui l’accompagne, il continue :

- C’est moi Igor, et à ce qu’on m’a dit, t’es capable de… de prendre les souvenirs.

Il cherche ses mots et avec sa façon de parler, il me donne l’impression d’être assez lent dans sa tête.

- C’est exact.

Il sourit.

- Ben j’aimerai que tu prennes un souvenir pour moi.

- Pourquoi ne pas passer par une entreprise légale ?

- Ben parce que ce qu’il y a là-dedans (il se montre la tête du doigt) c’est pas légal, il dit en gloussant.

J’acquiesce et dépose ma valise sur un bureau ridicule surmonté d’un miroir. L’autre homme s’est assis entre temps, confortablement affalé, les jambes croisées, les mains sur le ventre. Son reflet dans la glace qui me fait face affiche la crosse d’une arme pointant le bout de son nez derrière le pan de sa veste.

Imperturbable, j’ouvre ma mallette dévoilant tout le matériel.

- Alors c’est avec ça que tu vas copier mon souvenir ? me demande Igor qui s’était approché.

- Oui, je me contente de répondre.

J’ai l’impression d’être face à un enfant de 5 ans. Je sors le casque, soupire.

- Cette partie-là va aller sur votre crâne, j’explique légèrement condescendant. Puis je lirai en vous avec ces lunettes. Elles me permettront de voir tous vos souvenirs, même ceux que vous avez oublié. En quelque sorte, j’aurai accès au film de votre vie.

Tout en parlant, je branche capteurs et casque ensemble.

- Maintenant, parlez-moi du souvenir que vous voulez que je sauvegarde.

Igor hésite, cherchant du regard Fine moustache. Ce dernier le presse d’un signe de main.

- C’est que...

- N’ayez pas peur d’en parler, je l’encourage. De toute façon je vais le voir de mes propres yeux.

- Euh...

- D’accord. On va procéder d’une autre manière alors. Donnez-moi une date et une heure à peu près.

- Euh... Il y a trois jours, vers 19h.

- Trois jours, d’accord. Ce qui nous fait mardi. Bien.

Je finis de paramétrer les lunettes, vérifie la connexion avec le lecteur.

- Il va falloir que vous vous allongiez maintenant. L’extraction nécessite que vous dormiez.

- Comment ça ? s'agace Igor.

- C’est mieux pour vous et pour moi, je mens encore. Le fait que vous soyez éveillé peut bloquer l’accès aux souvenirs.

Igor, mal à l’aise, regarde à nouveau l’homme assis qui acquiesce du menton.

- Bon d’accord, abdique-t-il en se dirigeant vers le lit.

- Très bien. Allongez-vous confortablement, et avalez ça. Vous allez dormir très vite.

Igor s’exécute puis je lui enfile le casque. Il s’endort avant que je termine. Ce somnifère est d’une efficacité qui m’étonne à chaque fois.

Une fois fait, je passe mes lunettes. L’interface apparait. J'effectue encore quelques réglages, qualité d’image, profondeur de vision, puis entre dans la vie passée de mon hôte.

Tout disparait autour de moi, le noir total, le point zéro.

« Recul ponctuel ». Mon visage apparait. Nous sommes dans la chambre du motel. Je me vois expliquer le fonctionnement du casque.

« Pause ». L’image se stoppe.

Je navigue dans les menus pour y lancer une recherche. Pas la date qu’Igor m’a donné, non, je demande une correspondance avec moi. J’y associe mon visage et me cantonne aux deux derniers jours. Son histoire de souvenir, je suis persuadé que c’est bidon. Il m’a appelé Nememsys, et ça, il n’est pas censé le faire. Seul Ferguson me surnomme comme ça à défaut de connaitre mon nom, pour les autres j’utilise des pseudos différents. Ces gars sont là pour autre chose que ce qu’ils prétendent et je compte bien le découvrir.

« Recherche lancée ». Les images défilent à grande vitesse. Je ferme les yeux. Ça me donne la nausée à chaque fois. De temps à autre j’en ouvre un pour vérifier l’avancement de la recherche.

« Correspondance trouvée ». L’image se stoppe.

« Lecture ». Ils sont plusieurs dans ce qui pourrait être une salle de repos. Une table, un coin cuisine, une machine à café. La fenêtre laisse passer une lumière éclatante ne permettant pas de distinguer l’extérieur. Quelques oiseaux chantent. Je reconnais les hommes qui m’ont accueilli au motel. L’un d’eux, Fine moustache, prend la parole.

- Le patron a pu avoir des infos sur notre gars.

- Qui ça ? Le Nememsys ?

- Oui.

L’homme sort un diffuseur qu’il fait glisser sur la table.

- On a sa tronche, ajoute-t-il en l’allumant.

Une silhouette apparait, d’abord floue, l’image se stabilise rapidement pour devenir nette. La tête qui flotte au-dessus de la table n’est autre que la mienne.

- Il a pas l’air bien méchant, remarque Igor. Ça va être facile de s’en débarrasser.

« Pause ». Au moins je suis fixé, ces hommes sont là pour moi.

Je coupe le visionnage sans retirer les lunettes. La réalité de la chambre apparait.

Igor dort toujours. L’autre s’est levé entre temps. Son arme en main, il visse le silencieux sur le canon, m’observant d’une façon qui indique clairement le plaisir qu’il va prendre à me loger une balle dans la tête.

Je reste immobile, feignant d’être toujours dans la mémoire de son pote. Il se rapproche et vise mon front.

C’est à ce moment-là que je détourne son bras. Le coup part, transperçant la porte d’entrée. D’un tour de main, je le désarme. Le flingue tombe au sol, je le repousse d’un coup de pied. Mon poing atteint son estomac, puis l’autre sa gorge. Ça le laisse à terre, cherchant un air qu’il ne trouve pas.

Au-dehors les deux autres essayent de rentrer. Je marche vers ma valise pour en sortir une charge explosive que je lance à côté de la porte lorsque celle-ci s’ouvre. Elle tombe à leur pied et roule à l’extérieur. A l’abri dans la salle de bain, le souffle de l’explosion n’est pour moi qu’une légère caresse chaude. Je ne peux pas en dire autant pour les deux autres.

Je sors de ma planque. Une fumée épaisse a envahi tout l’espace tandis qu’un feu vorace dévore les murs. Le système anti-incendie s’est déclenché, de l’eau commence à s’accumuler au sol. Plus personne ne bouge dans la pièce. L’un des hommes, celui que j’ai mis à terre, gémit. Les trois restants, silencieux.

Je récupère ce que je peux avant de quitter les lieux, leur laissant le soin d’expliquer à Bob pourquoi sa chambre est dans un sale état.

...

Ce n’est que la fin de l’après-midi, malgré tout la nuit est présente depuis un bout de temps déjà.

La boutique de Ferguson est la seule éteinte. Seule son enseigne néon brille au-dessus de la vitrine.

Dire que quelque chose cloche n’est pas nécessaire. L’évidence est là. Le négociant n’est pas du genre à fermer tôt, ni même à fermer du tout.

Je frissonne. Pas de peur, non, du froid qui m’entoure. J'ai le souffle qui prend consistance à chacune de mes respirations. Sérieux, quelle idée de faire une météo comme ça. Cette nostalgie de la planète mère, il y a un moment où la page, il faut la tourner.

Toujours posté de l’autre côté de la rue, je tente à nouveau une communication avec Ferguson. Sans succès. Ça sonne, ça sonne. Aucune réponse. Je ne suis même pas mis en attente, ni envoyé sur le répondeur. Ce qui signifie deux choses : soit on lui a extrait son CP, soit il est inconscient, ou mort. Dans tous les cas Ferguson est sûrement dans de beaux draps, en espérant qu’ils ne soient pas mortuaires.

Remontant le col de ma veste, je me rapproche de la boutique à travers une rue quasiment vide. Sur le pas de la porte vitrée, seules les formes sombres des rayonnages m’apparaissent. Une clochette tinte lorsque j’entre.

Silence.

« Ferguson ! ».

Pas de réponse.

Je referme la porte et retourne la pancarte annonçant « Fermée » à travers la vitrine. Derrière le comptoir des interrupteurs me permettent d'allumer la pièce. Une lumière jaunâtre peine à éclairer si bien que certaines allées restent dans l’obscurité. Son magasin se trouve dans le même état que je l’ai laissé il y a quelques jours, poussiéreux à en éternuer.

J’avance vers l’arrière-boutique. Tout un tas d’objet inutiles sont stockés ici. La porte du fond, celle qui mène au bureau de Ferguson est entrouverte. Dans le noir, comme l’était le reste.

« Ferguson ! », je lance à nouveau, connaissant déjà la réponse.

Je m’approche lentement et pousse le battant.

Le gros homme git dans une flaque de sang, tout proche d’une chaise disposée au milieu de la pièce. Son bureau, jadis recouvert de toute une paperasse, renversé dans un coin.

Sur le mur du fond, un coffre mural, ouvert. Le tableau qui le cachait, d’un goût discutable, brisé au sol. Plusieurs memsys remplissent l’espace intérieur. Tous détruits. Quelques-uns se trouvent au sol, sûrement écrasés du talon, vu l’état.

L’assurance vie de Ferguson : détruite. La raison de tout ce bordel se trouvait dans ce coffre.

Je m’attarde sur mon ancien associé. Sa queue de cheval a été coupée, ses cheveux sont éparpillés au sol. Il est mal en point le pauvre. Son visage est boursoufflé, son torse lacéré. Les mecs qui ont fait ça n’y sont pas allés de main morte.

Sa main tient quelque chose, c’est un stylo. Je cherche une trace écrite, rien, ni sur lui, ni au sol.

« Qu’est-ce-que-tu as essayé de faire ? », je questionne tout haut. J’avoue, le fait d’entendre une voix me rassure un peu.

Il y a quelque chose qui n’allait pas. Ferguson dictait ou tapait au clavier. En aucun cas, il écrivait. Il ne savait pas. Très peu de gens le savaient d’ailleurs, les nouvelles technologies avaient changé la donne il y a bien longtemps.

J’ai du mal à retirer l’objet de sa main. Un premier examen ne me révèle rien de particulier. Ça m’a l’air d’un simple stylo.

J'enlève le bouchon, tente d’écrire quelque chose. Pas d’encre. Si son intention était de laisser un dernier message avant de clampser, c’est pas de bol. A moins que...

Je manipule un peu le stylo et parviens à dévisser les deux parties qui le composent. L’une d’elles contient une clef de stockage d’un format très peu utilisé de nos jours. Par chance, la boutique de Ferguson est remplie d’objets peu utilisés de nos jours. Je n’ai aucun mal à trouver un ordinateur permettant de la connecter, l’un de ceux avec un écran cubique. Un dinosaure d’une autre époque.

La clef contient un fichier audio. Le stylo est donc un enregistreur vocal d’une très ancienne génération. Ça ne m’étonne pas, Ferguson était passionné par ce type d’objet, et surtout par le prix qu’il pouvait en tirer.

Je lance l’enregistrement qui débute sur une conversation en cours entre Ferguson et d’autres types. Je reconnais le lent parler d’Igor. Les gars sont à la recherche d’un memsys. Je souris lorsque Ferguson les envoie se faire voir. Ses interlocuteurs perdent patience. Un bruit de lutte s’ensuit. J’imagine qu’il est attaché à la chaise car la torture débute peu après. Je baisse le volume, les cris sont forts, ça grésille, c’est désagréable.

Les questions portent toujours sur le memsys. Le supplice dure. Enfin, Ferguson met un terme à sa souffrance et révèle tout. Mon nom tombe dans le tas.

La suite de l’enregistrement laisse entendre qu’ils trouvent ce qu’ils cherchent. Le coffre, le memsys.

Peu de temps après, je deviens le centre de la discussion. Ils obligent Ferguson à m’appeler. Vient alors la conversation que j’ai eu avec lui pour ce dernier contrat, le piège du motel. Je comprends pourquoi il était pressé. Mon message de confirmation reçu, les cris reprennent jusqu'à ce que les types se lassent et quittent la pièce. Ça me fou en rogne quand je pige que j’ai en quelque sorte participé à sa mort.

Ça continue sur des gémissements, un bruit sourd, du bois qui craque, puis la voix rauque de Ferguson prononçant ces quelques mots : « La prostituée à la gueule d’Ange ».

La fin de l’enregistrement n’est qu’un souffle rauque s’amenuisant jusqu’à disparaitre.

Je reste quelques minutes devant l’écran, les images de la torture de Ferguson plein la tête. Avec l’imagination que j’ai, j’en arrive à me faire froid dans le dos.

La situation me laisse un goût amer en bouche. Les choix de toute une vie ont conduit Ferguson ici, au sol, baignant dans une mare de sang. Et je me rends compte que mes propres choix risques de m’amener au même endroit. Peut-être qu’il serait temps de réfléchir à prendre un chemin diffèrent ? Plus tard, dans l’immédiat je dois éviter de terminer comme lui.

Je fouille à travers la boutique et trouve un bidon d’alcool à brûler. Une fois le corps arrosé, j'en répands un peu partout dans le bureau puis craque une allumette. Tout prend rapidement. Je ferme le bureau et renverse le bidon devant la porte avant de sortir de la boutique.

Comme à chaque fois ces derniers temps, la froideur de la nuit m’accueille.

Les dernières paroles de Ferguson résonnent dans ma tête :

« La prostituée à la gueule d’ange ».

...

La gueule d’ange, je l’ai devant moi à présent. Le visage paisible, le regard vide, braqué sur le plafond. Ses yeux n’ont aucune réaction lorsque mes doigts claquent devant eux.

- Je vous dis que ça sert à rien, s’exaspère Sandra, l’une des prostituées de l’établissement et, apparemment, son amie.

La retrouver a été facile. Il s’agit de mon dernier contrat, Hélène. La dernière fois que j’ai vu ce visage paisible, il l’était pour tout autre chose.

- Depuis combien de temps elle est comme ça ? je demande tandis que je tiens sa tête entre mes mains, examinant ses pupilles.

- Hier matin.

Lorsque je lui ai volé ses souvenirs, c’était il y a six jours. Quelqu'un était visiblement passé après moi. Peut-être un autre voleur de mémoire, difficile à dire, détruire un cerveau est à la portée de beaucoup. Ce qui est sûr, c’est qu’il a foutu un sacré bordel à l’intérieur de la pauvre fille.

- Vous ne savez pas qui a pu faire ça ?

- Vous êtes flic ? elle demande sur la défensive.

La question me fait rire.

- Non, loin de là. J’essaye juste de trouver ceux qui lui ont fait ça. Quelqu’un que je connais a connu la même chose, ou presque.

Je parle de Ferguson bien sûr. Le chemin est différent, mais l’arrivée équivalente.

- Mouais, doute-t-elle peu convaincu. Elle se détourne pour observer le dehors à travers la fenêtre. Qu’est-ce qu’ils lui ont fait ? me demande-t-elle chuchotant presque.

- Sa mémoire est foutue.

- Qu’est ce qui va lui arriver ?

- Elle va rester comme ça. Tout est détruit là-dedans, je dis en lui montrant la tête de son amie.

La femme a un hoquet libérant des larmes retenues depuis un moment déjà. Peut-être que j’aurais dû être un peu moins cash.

- Je ne peux pas la laisser comme ça, dit-elle doucement en se triturant les mains.

Je me sens mal à l’aise devant le désespoir de cette femme. Ils auraient pu juste lui effacer la mémoire, non, ils l’ont complètement lobotomisée. Un vrai légume. Ça me donne la nausée. Les jeux auxquels je joue entraînent des conséquences qui me touchent de plus en plus. Ce n’est pas bon pour les affaires...

- J’essaye de trouver les responsables, je précise à nouveau.

La prostituée sort de sa rêverie, ou plutôt de son cauchemar.

- Vous comprenez ? je demande.

Elle me regarde, les yeux voilés par les larmes.

- Oui, bien sûr, chuchote-t-elle.

- J’aimerai que vous m’aidiez.

- Comment ?

- Essayez de vous souvenir. Quels ont été ses clients ces derniers jours ?

- Je ne sais pas. Mais nous avons un registre que nous tenons pour notre sécurité.

- Je peux le consulter ?

Sandra se mord la lèvre. Ces yeux croisent les miens pour ensuite dériver sur son amie. Lorsqu’ils reviennent à moi, la colère les remplit.

- Rico ne sera pas content, assure-t-elle en se dirigeant hors de la pièce. Mais ce que Rico ne sait pas, ne peut pas lui faire du mal, se rassure-t-elle aussitôt la voix moins sûre. Suivez-moi.

Elle me mène à l’entrée de l’établissement, me demande de patienter le temps qu’elle disparaisse derrière le comptoir de l’accueil, dans une pièce qui semble être un bureau. Je la rejoins lorsqu’elle est assurée qu’il soit vide.

- Je me doutais qu’il n’était pas là, explique-t-elle peu sûre d’elle.

Le bureau en est un. Simple, petit, et ne contenant qu’un terminal dont l’écran blafard illumine courageusement la pièce.

Sandra s’approche de lui et navigue à travers divers menus. Ses doigts sifflent de temps à autre sur le moniteur.

- Et voilà la liste des clients d’Hélène pour cette semaine.

- Merci, je lui dis en me rapprochant.

Je repère tout de suite le faux nom que j’ai donné lorsque j'ai fait appel à ses services, six jours auparavant. Les autres, je n’en connais aucun.

- Il n’y a pas d’adresse, ou d’autres informations ?

- Non, ça s’arrête là.

Je soupire. Tu parles d’un registre de sécurité. Une pointeuse plutôt.

- Vous pouvez me dire si sur les deux derniers jours quelqu’un vous parait suspect ?

Elle prend le temps de lire les quelques noms inscrits.

- Non, je... je ne sais pas. En revanche il en manque un !

- Comment ça ?

- Hélène fréquentait quelqu’un de la haute. Elle en était amoureuse. Elle espérait qu’il la sorte de cette merde. Hier soir ils devaient se voir. Elle était aux anges.

- Et vous savez qui c’est ?

- Elle n’a jamais voulu me le dire. Elle cachait qui c’était. Mais je les ai vu ensemble dernièrement. Je l’ai tout de suite reconnu, il fait les choux gras en ce moment.

...

Pour faire les choux gras, il les faisait, et avec une bonne dose de viande.

La voix excitée du journaliste en mal de sensations fortes commence à me monter à la tête. Je coupe le son des infos et met une musique calme à la place. Le doux air d’un orchestre philharmonique réussit à m’apaiser la plupart du temps.

Pas cette fois-ci.

L’amant en question n’est autre que le juge Algrow, chargé du procès tenu contre l’un des plus grands magnats de la ville. Ce qui explique beaucoup de choses, et notamment la façon plutôt radicale dont Fergusson nous a quittés.

Mes pensées dérivent sur Hélène et ses faux espoirs concernant le Juge. Je me demande s’il y avait quelque chose de vrai là-dedans. Elle qui espérait être libre, dans un sens, elle l’était maintenant, mais à quel prix.

Je chasse la prostituée de ma tête et m’allonge sur le canapé.

Deux questions me vrillent le crâne. La première est ce qu’il peut bien y avoir dans la mémoire de la jeune femme qui pousse ces gars-là à tout faire disparaître. La seconde est ce que j’allais faire pour m’en sortir.

Je reviens sur l’écran des infos. La caméra filme le juge Algrow descendant les marches du tribunal. Les journalistes se rapprochent de lui, les micros tendus. L’homme répond aux questions qui lui sont posées.

Je mets en pause. L’image se fige sur sa tête, le visage dans une position qui ne le met pas en valeur.

Mes réponses, c’est là-dedans que je les trouverai.

...

La pièce est dans la pénombre lorsque le juge Algrow entre. Se satisfaisant de l’éclairage extérieur, il se débarrasse de sa veste qu’il jette sur un fauteuil puis part s’installer à son bureau. Ce n’est qu’une fois assis qu’il me remarque, proche de l’entrée. Ses yeux s’élargissent, il se lève aussitôt.

- Bon sang ! Qui êtes-vous ?

Appuyé contre le mur, j‘ajuste mon arme dans sa direction.

- Chut, je lui chuchote. C’est moi qui pose les questions. Assis !

Il obéit.

- Ma sécurité se trouve juste à côté, me menace-t-il. Si vous croyez vous en sortir comme ça !

Le tenant toujours en joue, je ferme le loquet de la porte.

- Et vous croyez que ça va la retenir ?

- Tais-toi, j’ordonne en allant m’assoir sur l’une des chaises face à son bureau.

Plus proche, mon visage se dévoile.

- Vous ! Que voulez-vous ?

- Tiens, tiens, vous me connaissez ?

Le juge hésite, sa bouche s’ouvre mais rien n’en sort.

- Ce n’est pas mon cas, je continue. J’ignorai même votre existence jusqu’à aujourd’hui.

Il remue sur son siège.

- Et je pense que ça aurait été encore le cas si je n’avais pas reçu la visite de certains de vos amis.

- Je ne vois pas de quoi vous voulez parler.

Dommage pour lui, je n’ai pas de temps à perdre.

- Foutaises, je me contente de dire en pressant la détente.

Le juge Algrow baisse une tête surprise sur la fléchette plantée au niveau de son cœur. Ses yeux louchent dessus avant qu’il ne s’endorme, un filet de bave coulant du coin de sa bouche. Ce somnifère est d’une efficacité !

Je me lève et vais chercher le lecteur mémoriel laissé près de l’entrée. J'agis rapidement et sans bruit sachant qu’il y a du monde à côté.

Le juge équipé du casque, je passe les lunettes, me connecte et lance une recherche.

Mon objectif, la nuit avec Hélène. La correspondance est trouvée rapidement.

« Lecture ». La porte de la chambre s’ouvre sur le visage d’ange de la prostituée. Ses yeux brillent lorsqu’elle découvre le juge face à elle. Elle se jette à son cou laissant exprimer la joie en elle.

- Petit chou ! s'exclame-t-elle en lui sautant dans les bras. Je t’ai manqué ?

Je passe rapidement les retrouvailles jusqu’à ce que la prostituée s’endorme. Le juge s’habille et quitte la chambre, ne prenant pas la peine de refermer derrière lui. Dans le séjour, il se sert un verre et le sirote en observant les illuminations urbaines à travers la baie vitrée.

Quelqu’un frappe à la porte.

Le juge regarde sa montre. D’un coup sec il boit le reste de son alcool et se dirige vers l’entrée de la chambre. Il ouvre à trois hommes, dont un en costume blanc, un borsalino sur la tête. C’est lui qui parle.

- Algrow. Comment allez-vous ?

Le juge toussote.

- Don ! Vous... vous ne deviez pas venir aussi tôt.

L’homme hausse un sourcil.

- Il n’y a pas d’heure pour accueillir un ami, répond-il pénétrant dans la chambre, suivi des deux autres.

Le juge referme et les rejoint dans le séjour. Il leur propose de se mettre à l’aise. Seul le Don s’installe, retirant son chapeau qu’il jette à l’un de ses gorilles.

Algrow hésite un instant avant de s’asseoir face à lui. Il sert maladroitement un verre, qu’il tend au Don.

- Je n’aurais pas le temps pour ça. Nous allons faire vite.

- Oui, je comprends. Allons à l’essentiel.

Le juge observe la boisson, puis en boit la totalité.

- J’attends, le presse le Don.

- La partie adverse a de quoi vous faire inculper, réussit-t-il à dire après avoir dégluti. Des témoins. Deux.

- Je veux les noms.

- Oui, oui, s’empresse le juge, tout est dans le dossier.

Il se lève et se dirige vers une commode de laquelle il sort un cartable en cuir.

- Mon lapin ?

Son geste se fige au son de la voix d’Hélène. Il se retourne aussitôt pour la découvrir sur le seuil de la chambre, un drap passé sur elle.

Le Don se retourne lui aussi, observant la prostituée. Le regard qu’il pose ensuite sur le juge demande une réponse. Les hommes de main n’ont pas bougé. Tout montre en eux qu’ils sont aux aguets.

- Qui est-ce ?

Personne, s’empresse de répondre le juge. Retourne dans la chambre ! ordonne-t-il sèchement à Hélène.

Les yeux de la prostituée passent de l’un à l’autre, encore tentés d’un sommeil récent.

- Non, non, non, intervient le Don visiblement agacé. Il se lève. Chère Madame, allez-vous habiller. Tout de suite !

Son ton sec, sans appel, ne laisse pas d’autres choix que d’obéir. Hélène lance un regard plein de questions au juge.

- Obéis, s’il te plaît, vite, l’implore-t-il.

La prostituée disparait dans la chambre pour réapparaitre rapidement, sa robe passée, ses chaussures en main.

- Messieurs, sortez-moi ça de là, ordonne alors le Don.

Le tout se fait en silence.

Le juge Algrow tient toujours le cartable en cuir lorsque le Don le lui arrache des mains. Son attention quitte alors Hélène.

- Je vous laisse trois jours pour vous débarrasser d’elle.

- Que, quoi ?

- Elle nous a vus, vous et moi. Et je ne parle pas de ce qu’elle a pu entendre.

- Elle ne dira rien. Je vous promets.

- Je ne veux aucun lien. Aucune trace.

Le Don se dirige vers la sortie, ses gorilles sur les talons. A l’entrée, il s’arrête un instant. « Trois jours » répète-t-il avant de quitter la pièce.

Je stoppe la scène. Voilà ce qui a tout déclenché. Le Juge, le Don, le procès. Le lien qui les unit tous.

L’échange est mis en mémoire. J’ai ce que je cherchais. Mon sauf-conduit. Le moyen de pression qui va me permettre de m’en tirer. Va falloir la jouer finement.

Il est temps que je me barre, seulement ma curiosité me pousse à savoir pourquoi ils ont cherché à se débarrasser de moi aussi.

Je lance une recherche avec le mot « prostituée » sur les jours suivants la rencontre. Une seule correspondance est trouvée.

« Lecture ». Je me trouve dans une cuisine spacieuse au mobilier en marbre rose.

Une femme d’une bonne cinquantaine, le corps bien portant, gesticule de colère, le visage rouge d’émotion.

- Comment as-tu pu ? crie-t-elle. Plus de trente années de Mariage. Et toi tu fous tout en l’air !

- Arrête tes âneries ma puce. Il n’y a que toi.

A ces mots, le visage de la femme rougit plus encore.

- Comment oses-tu ? crie-t-elle. J’en ai la preuve. Tout est là !

Dans sa main, un memsys.

- Depuis l’arrivée de ta pute à l’hôtel, jusqu’à sa sortie !

Je n’ai pas le temps d’en visionner plus car la réalité revient à moi par des coups donnés sur la porte.

- Juge Algrow. Tout va bien ?

Les chocs reprennent.

- Juge Algrow. Pourquoi la porte est fermée ?

Je retire mes lunettes brusquement, clignant des yeux le temps qu’ils s’habituent à l’obscurité ambiante.

- Je vais entrer M. le Juge, averti le garde du corps.

J’ai juste le temps de me plaquer contre le mur à côté de l’entrée lorsque la porte s’ouvre dans un craquement. Un homme pénètre dans la pièce l’arme au poing. Placé derrière lui, je tente de l’assommer avec la crosse de mon pistolet. Le garde du corps tombe à genou, pouffant sous le coup. Il pousse un cri lorsqu’une fléchette tranquillisante s’enfonce dans l’une de ses fesses. Puis une seconde fois lorsque mon pied lui choque la face.

L’homme roule sur le dos, hébété. Je m’agenouille sur lui afin de l’empêcher de bouger. Il tente de se libérer mais l’effet du somnifère agissant, je n’ai pas de mal à le maintenir au sol.

- Deux fois que je t’échappe, je lui dis en reconnaissant le type du motel, Fine moustache. Tu devrais songer à changer de métier.

- Enfoiré, bredouille-t-il d’une voix pâteuse avant que je l’assomme d’un coup de poing.

J’avoue, ce n’était pas nécessaire, l’anesthésiant l’aurait séché rapidement. Mais qu’est-ce que ça soulage.

Je me lève et prend le temps de récupérer mon matériel.

Quelle poisse ! Toutes ces emmerdes parce qu’une bonne femme en a après les infidélités de son mari. Merde, il est vraiment temps de me reconvertir.

Dans la salle d’attente qui jouxte le bureau du juge, je charge mon matériel dans le chariot de l’homme d’entretien emprunté pour l’occasion, j’enfile une casquette ornée du logo « HELLO NETTOYAGE » et quitte les lieux.

Il ne me reste plus qu’à régler un détail avant la fin.

La villa du Don se situe sur le haut d’un des plus grands immeubles de la ville. Dire que le Monsieur a un égo démesuré est loin de la réalité. Tout ce faste, je ne savais même pas que ça pouvait exister.

Quelle qu’elle soit, sa propriété est entourée d’un bouclier énergétique dont la seule façon d’entrer ne peut être qu’officielle, c’est-à-dire, se présenter à la porte d’entrée. C’est donc ici que je me rends.

Mon arrivée sur le parking ne passe pas inaperçue et je suis aussitôt rejoint par deux hommes d’une sécurité, elle aussi, démesurée.

Les deux gardes ne me tiennent pas en joue mais c’est tout comme.

- Motif de votre visite ?

- Je veux rencontrer le Don.

L’un rit.

- Et tu crois qu’il va te recevoir comme ça ?

- J’en ai bien peur oui. Dîtes lui que c’est en rapport avec le juge Algrow.

Les hommes se regardent, hésitant sur la démarche à suivre. Puis l’un d’eux se décide.

- Surveille, je me rencarde.

Il s’éloigne de quelques pas. L’autre, les yeux fixés sur moi. Les paroles du premier sont emportées par le vent si bien que je n’entends pas ce qu’il dit, puis après un hochement de tête, il revient vers nous.

- C’est bon. Suis-nous.

Les deux gardes m’escortent jusqu’au poste d’entrée dans lequel ils me fouillent sans y aller de main morte. Satisfait, ils me confient à un troisième homme, d’aspect majordome, dont la bosse de son arme trahit des compétences plutôt rares pour le métier.

On contourne la bâtisse à travers un jardin luxuriant pour atteindre une terrasse spacieuse entourée d’arches en pierre, dont l’espace central est occupé par une table et quatre chaises en fer forgé.

Le Don prend son petit déjeuner seul. Un autre garde, quelques pas derrière lui, fait partie de la décoration.

A portée de voix, je suis invité à prendre place. Le “majordome” qui m’a accompagné reste en retrait derrière moi.

Je suis bien entouré, et vu le sérieux des gars, je n’ai pas intérêt à faire de gestes brusques.

- C’est un joli temps !

La voix du Don est aussi légère que le sujet abordé. J'hésite et décide de jouer le jeu.

- Je trouve aussi.

Le regard qu’il me jette est plein d’amusement.

- Parce que tu crois que ton avis m’intéresse ? glousse-t-il. Pas le moins du monde.

Il marque une pause.

- Lorsqu’il fait beau comme ça, j’aime prendre mon petit déjeuner dehors. Le chant des oiseaux me met en joie.

Le Don observait le ciel tout en parlant.

- Et il y a quelque chose que je déteste, c’est d’être dérangé lors de ce moment-là, continue-t-il d’une voix enjouée. Oui, je dois bien le reconnaitre, ça a une légère (il insiste lourdement sur ce mot) tendance à me rendre de mauvaise humeur, termine-t-il, sa colère retenue.

Il respire un grand coup puis sort un cigare de l’intérieur de sa veste. L’air s’emplit d’une fumée épaisse lorsqu’il crapote dessus en l’allumant. D’un geste, il la dissipe puis son attention revient sur moi.

Il soupire.

- Je dois accepter que certaines affaires ne puissent pas attendre.

Pointe son cigare dans ma direction.

- C’est donc toi qui as rendu visite à mon ami le Juge.

- Vous comprenez vite, je confirme.

- Tu sais Fils, je ne serais pas ici si je n’avais pas un minimum de jugeote, marquant sa vérité en levant les yeux au ciel.

Le Don attrape sa tasse et en hume le contenu. Ses lèvres se posent sur le rebord. Un bruit d’aspiration accompagne la gorgée qu’il boit. Je m’irrite.

- Pour quelle raison pensez-vous que je sois là ? je demande alors.

Le Don suspend son geste. Il repose la tasse et s’appuie contre le dossier de son fauteuil, les coudes aux accoudoirs, les doigts croisés devant sa bouche. Son regard se braque sur moi.

J’ai entendu dire un jour que les yeux étaient la fenêtre de l’âme. En cet instant précis, les siens plongés dans les miens, je vois quelque chose que je n’arrive pas à décrire. Mon corps, lui, sait, il frissonne, mon ventre se noue.

- Je suppose que tu as quelque chose à négocier sinon tu ne serais pas ici.

- C’est le cas.

- Parle qu’on en finisse.

- Je sais que vous tenez le juge entre vos mains.

Je marque une pause, tendant le bras pour attraper la tasse du Don. Je la hume à mon tour. Une grimace s’affiche sur mon visage tandis que je repose la boisson.

- Je ne sais pas ce que vous trouvez à ça, je lâche, dégoutté.

Le Don ne répond rien, attendant la suite.

- Comme je le disais, ce que je possède montre clairement les liens que vous entretenez avec le juge.

- Et alors ? réplique-t-il en agitant la main d’impatience.

- Et alors, vos hommes ont tenté de me tuer.

Le Don claque plusieurs fois la langue dans sa bouche.

- Non, non, non. Laisse-moi rectifier un détail. Je ne suis pour rien de la façon dont le juge a voulu régler ce problème. Bien que je doive dire que mes méthodes auraient été similaires. A une différence près.

- Et quelle est-elle ?

- Tu ne serais pas ici à me déranger pendant le petit déjeuner.

Le Don sourit, reprend sa tasse, boit une lampée et lève les yeux au ciel, savourant le breuvage.

- Tu ne sais pas ce que sont les bonnes choses.

Il prend le temps de boire une autre gorgée avant de reprendre.

- Et donc, qu’est-ce que tu veux ? De l’argent ? Tu crois que je vais te donner quoi que ce soit alors qu’il me suffirait de lever le doigt pour que tu sois abattu sur le champ ?

Je ne peux pas m'empêcher de rire.

- Vous vous trompez. L’argent ne m’intéresse pas. Je veux simplement que vous me laissiez tranquille. Vous, moi, ce que j’ai découvert. On oublie tout. Vous faîtes vos affaires. Je ne me mêle pas des vôtres.

Le Don me fixe droit dans les yeux, regard que j’essaye de soutenir sans ciller.

Au loin, le chant des oiseaux apporte une touche joyeuse en désaccord avec l’ambiance existante autour de cette table.

- On pourrait dire que je m’en sors bien n’est-ce pas ? Pas d’argent versé, faire comme si de rien n’était.

- Exactement.

- Et qu’en est-il des « preuves » que tu possèdes ?

- J’y ai réfléchi. Les garder me permettrait d’avoir une pression sur vous. Vous chercheriez surement à les récupérer. Le résultat pourrait être fâcheux. Ce n’est pas ce que je veux. Je vous propose de vous donner le seul memsys des souvenirs du Juge que j’ai en ma possession. En gage de ma bonne foi. Et je vous fais confiance pour garder vos portes flingues près de vous.

- Aussi simple que ça ?

- Aussi simple que ça.

- Alors donne-moi le et n’en parlons plus, demande le Don en tendant la main.

- Je ne suis quand même pas aussi naïf. Vous voulez vous faire passer pour un homme d’affaire intègre, mais votre réputation est tout autre. Vos méthodes sortent souvent du cadre de l’honnêteté. Si cet accord est passé, je vous donnerai le memsys selon mes conditions. Pas avant.

Le Don fait à nouveau tournoyer sa boisson, humant encore le fumet qui s’en dégage.

Son visage, sérieux, se transforme soudain.

- Tu me plais petit ! dit-il en joie. Travaille pour moi !

- Pardon ?

- Oui, travaille pour moi. Tu en as là où il en faut. Et j’ai besoin de personne comme toi autour de moi. Tu auras accès à toute une technologie que tu n’imaginais pas avoir jusqu’à aujourd’hui. Et je ne te parle pas de l’argent que tu gagneras. Ça réglera notre petit problème aussi.

La proposition me surprend. Et j’avoue, je ne peux m’empêcher de réfléchir à tout ce qu’il me fait miroiter. C’est clair que ma vie serait différente. En mieux ? Je ne pense pas. Je ne suis pas comme ce gars-là. Et il y a une chose à laquelle je tiens plus que tout : ma liberté.

- Merci pour votre proposition, j’en suis flatté. Mais je ne suis pas intéressé.

Le Don hausse un sourcil, visiblement surpris d’être éconduit.

- Tu refuses ?

- Oui.

- Tu sais qu’on ne me refuse rien ?

- Oui.

- Bien, il répond, son égo contrarié. Comment fait-on alors ?

- Je vous l’ai dit. Je vous donne le memsys, vous m’oubliez.

Le Don crapote plusieurs fois sur son cigare. Ses yeux parcourent l’horizon avant de revenir sur moi.

- J’accepte, me dit-il après un soupir. Alors, où il se trouve ?

- Je vous le dirai, je réponds en me levant, dès que je me sentirai en sécurité.

- Alors, c’est la dernière fois qu’on se voit.

- C’était le but de ma venue ici. Que cette rencontre soit notre première et dernière.

- Bien. Faisons cela alors. Reprend ta vie. J’en ferai de même. Dégage maintenant. Ignace, crie-t-il alors.

- Oui Maître, intervient aussitôt un petit homme sorti de nulle part.

- Raccompagne Monsieur. Et apporte-moi du café chaud et d’autres œufs aussi, tout est froid ! s'énerve-t-il.

Ignace m’invite à le suivre. Cette fois-ci nous traversons la villa. Tout comme l’extérieur, le lieu est une débauche de luxe.

Nous atteignons le hall d’entrée, un de ces halls cliché de la demeure de riche, entouré par deux escaliers de marbres.

Le domestique m’ouvre la porte et m’indique la sortie en silence.

Je ne me fais pas prier. La porte claque légèrement derrière moi.

C’est à ce moment-là que la pression se relâche. Putain, j’ai l’impression de respirer à nouveau, comme si mon souffle avait été retenu tout le long de la rencontre. Même mon ventre se détend. Je ne m’en étais pas rendu compte.

Je m’avance rapidement sur le perron, descend quelques marches, je n’ai pas l’intention d’admirer la beauté des lieux.

La négociation ne s’est pas si mal passée. Avec ce type de personne, il n’y a souvent qu’une échappatoire : la mort. Et je respire encore. Je sais très bien qu’il ne me laissera pas tranquille. Ce que j’ai négocié tout à l’heure c’est du temps. Ce temps que je mettrais à profit pour...

- Seamus !

La voix du Don parut venir des cieux.

Les nuages, le vol des oiseaux, les feuilles des arbres, tout se figea dans un silence total.

- Qu’est-ce que tu fous Bordel !

La voix du Don retentit à nouveau de partout à la fois.

Le casque de lecture fut retiré brutalement, renvoyant l’homme à une réalité composée d’écrans lumineux, de serveurs, d’un corps allongé sur une table et du Don.

- Je m’impatiente, déclara-t-il, irrité.

- Ne faites plus jamais ça !

- Je te rappelle Seamus que tous ces joujoux m’appartiennent. Donc, je fais ce que je veux, conclut-il moqueur.

Assis, le Seamus en question tenait fermement les accoudoirs. Sa vision tournait. Il eut un haut le cœur. Peu à peu, son corps retrouva les sensations qui lui étaient propres. Le malaise diminua.

Le regard noir qu’il lança au Don ne réussit qu’à le faire sourire plus encore. Ce dernier lui jeta le casque de lecture sur les jambes.

- Trouve moi vite ce que je veux. Je n’ai pas que ça à faire.

- J’étais en train de remonter le cours des évènements, se défendit Seamus. Il est fort le gars. Presque aussi fort que moi.

- Ah bon ? Et qu’est ce qui le rend moins bon que toi ?

- Il a fait l’erreur de vous faire confiance.

Le Don éclata de rire.

- Tu en es où ? insista-t-il retrouvant son sérieux.

- Je me rapproche. Laissez-moi quelques minutes encore.

- Et qu’est-ce que tu attends alors ! s’énerva le Don en gesticulant des bras.

Seamus remit son casque, retournant dans la mémoire du Nememsys.

Le Don arpentait la pièce de long en large, son impatience augmentant à chaque pas. Après un temps qui fut une éternité pour lui, Seamus revint dans le présent.

- Vous aviez raison, confirma-t-il aussitôt. Il y a bien une copie.

Le Don gloussa fier de lui.

- Ça ne m’étonne pas, éluda-t-il d’un geste de la main.

Il crapota sur son cigare, s’approcha du Nememsys allongé sur la table, et lui recracha la fumée en plein visage.

- Cette fois-ci Fils, c’est bien la dernière fois que l’on se voit.

Il se tourna alors vers Seamus.

- Tu sais où trouver ça ?

- Le parc Ender. Sous un arbre.

- Tu sais ce qu’il te reste à faire.

- Oui. Et qu’est-ce que je fais de lui ?

- Tu me le zappes.

- De quelle manière ?

- Ça m’est égal.

Le Don se leva.

- Rapporte-moi le memsys. J’attends de toi que ce soit rapide. Il se dirigea vers la seule porte de la pièce. Sur ce, je te souhaite une très belle fin de… il consulta sa montre. Et bien ! Une très belle fin de nuit.

Le Don quitta la pièce aussitôt, sifflotant de plaisir, son cigare laissant une trainée odorante sur son passage.

La porte se rabattit dans un chuintement, laissant l’homme seul avec le Nemensys.

- Et bien mon gars, qu’est-ce que je vais faire de toi ?

Asphyxie.

De l’air !

L’air lui manque, il le cherche, ne le trouve pas.

Il s’agite, se débat, ses bras repoussent la masse sombre qui l’étouffe, ils parviennent à dégager ce qu’il faut.

L’air !

L'air vient à nouveau, s’engouffre en lui grandement. Il peut respirer ! Il respire !

L’odeur l’assaille, son estomac se soulève.

Panique.

Il lutte, s’efforce de se libérer. Son corps roule, s’échappe plus encore, rampe hors du tas d’immondices qui le recouvre.

Le soulagement est de courte durée. Tout est confus. Et cette douleur qui lui transperce les tempes. Il gémit.

Au loin, du mouvement, des gens, du bruit. Les sons lui paraissent lointains, ils émergents difficilement du sifflement constant qui l’accompagne.

Il parvient à se lever, prenant appui sur le mur face à lui. Sa respiration est pantelante. Il titube en direction de cette rue pleine de vie. La cohue qui l’accueille le fait trébucher. Sa tête heurte le sol. Sonné, il ne remarque pas les passants l’enjamber sans aucune considération.

Un effort laborieux le met debout.

Stupeur.

Le flot continue tout autour. Lui ne voit qu’une seule chose. Le reflet d’un homme dépeint par la vitrine d’une boutique.

Lentement, il se rapproche et pose une main tremblante sur la surface vitrée tandis que l’autre effleure un visage qui ne peut être que le sien.

Du tumulte de ces pensées ne subsistait qu’une seule question :

« Qui suis-je ? »


Texte publié par EJjay, 13 août 2025 à 13h49
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