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Je m’appelle Ingrid Auer et, quand je ne suis pas derrière mon bureau au centre administratif, chez moi à visionner une série, ou dans ma cuisine, je fais de la photo. Oh, sans prétention. Mon niveau est moyen, même si je suis plutôt fière de quelques clichés. J’y passe un temps conséquent, mais ça reste un hobby. Je suis tombée dans la photo quand j’avais 9 ans : on m’a offert un petit appareil photo de poche et j’ai découvert la joie – et la difficulté – de capturer des moments de vie. Des parents. Des amis. Des anniversaires. Des levers de soleil.

Quand j’ai eu mon premier salaire, je me suis mieux équipée et j’ai acheté un boîtier reflex. Petit à petit, d’autres achats ont suivi : plusieurs objectifs, des filtres, un trépied, puis des accessoires comme un miroir ou un prisme. J’ai testé plusieurs facettes de la photo, mais je me suis progressivement spécialisée dans une exploration du quotidien pour le dévoiler sous un autre angle. Pour le faire découvrir ou redécouvrir dans ses richesses, ses surprises, ses incohérences ou ses révoltes.

J’ai eu ma période « macro », durant laquelle plus c’était petit, plus ça m’intéressait. J’avais l’impression d’être une aventurière en exploration dans d’étranges contrées dont je faisais le récit grâce à mes photos. Il y a aussi eu la période « perte de vitesse », comme je l’appelle. J’ai usé et abusé des filtres ND pour créer des filés et donner à voir le mouvement habituellement invisible à nos yeux. Ou encore pour lisser la surface d’un lac et lui donner cet aspect vaporeux et féerique propice à voir Excalibur brandie par la Dame du Lac. J’ai moins accroché sur l’autre versant de la vitesse, c’est-à-dire la photo haute vitesse – vous savez, pour figer la goutte d’eau au moment de l’impact avec le sol. J’imagine que ça ne correspondait pas à mon tempérament. Une très courte incursion vers la photo infra-rouge, mais je m’en suis vite lassée ; peut-être parce que tout le monde en faisait, à cette époque. Ah, la période « vis ma vie ». Capturer la vie d’un objet banal et l’exposer aux regards de tous. La fourchette posée en équilibre sur le bord de l’assiette... La petite fleur solitaire qui pousse et se fraye un chemin au milieu des pierres tombales... Ou la tétine amèrement oubliée sur un banc...

Vous l’avez compris, j’ai testé pas mal de choses. Depuis l’hiver dernier, j’embarque une boule de verre dans mes vadrouilles photographiques. Il n’y a rien de révolutionnaire, il existe des milliers de photos avec cet accessoire. Seulement voilà, ça me fascine. Quand je sors la sphère cristalline de son étui, j’accède à un nouveau monde. Le paysage se transforme, se tord, se contracte pour s’introduire dans ce champ de vision circulaire réduit. Les lois de l’optique retournent le monde que notre œil aperçoit et nous offrent une nouvelle perspective sur notre environnement.

En avril, j’étais de sortie dans un verger de cerisiers en fleurs. Le contraste des arbres blancs avec le ciel bleu azur était saisissant et, dans la sphère, c’était magnifique. Une capture du printemps dans une bulle. J’avais bien eu un peu de mal à faire ma mise au point, mais ce n’est qu’en traitant mes photos le soir que je compris qu’il y avait eu un problème. Sur le cliché, j’avais une ombre dans la sphère – peut-être un papillon ou un oiseau. Je ne me souvenais pas l’avoir vu, mais cela avait dû gêner l’autofocus de l’appareil.

Sur les autres photos prises la même journée, comme celles en bord de Seine, il y avait aussi quelque chose, une ombre ou une aberration chromatique. Là, je me suis inquiétée : l’angle de la photo ne pouvait permettre à un insecte ou autre chose de passer entre mon sujet et le globe de verre. Cela signifiait donc que j’avais un souci avec mon objectif, ou mon boîtier, et au prix que ça coûte, ce n’était pas une bonne nouvelle.

Le lendemain à mon réveil, j’ai pensé que cette histoire m’avait particulièrement stressée, car je m’étais réveillée en sueur au milieu de la nuit. Ce n’était que des bribes de rêve, mais j’étais certaine que ces ombres et aberrations chromatiques avaient occasionné un cauchemar. Je sortis donc dès que possible faire des essais avec mon appareil et tenter de déterminer ce qui n’allait pas. Je ne remarquai plus rien de particulier, et même après traitement, rien n’était visible sur ces photos-ci. Rassurée, je me suis dit qu’il s’agissait d’un reflet que j’avais mal géré au moment de la prise de vue et j’oubliai cet incident.

Voilà deux mois environ, j’ai fait une sortie en ville pour capter l’éveil du quartier administratif. Cette fois, ce n’est pas à travers le viseur de mon appareil que je l’ai vu. Je n’ai d’ailleurs pris aucune photo ce matin-là.

Dans la sphère que je portais au niveau de mes yeux, grâce à elle ou à cause d’elle, je voyais l’Autre. L’autre... quelque chose. Monde. Réalité. Univers... Je tenais dans mes mains un modèle réduit de cité, avec ses bâtiments, ses véhicules, ses habitants, chacun vaquant à ses occupations. Ce n’était pas le miroir de ma ville, c’était indépendant du lieu où je me trouvais. J’étais émerveillée. Excitée par l’étrange, l’inconnu, le mystère. Je ne savais pas trop quoi en penser, ni à qui en parler. Alors je n’ai rien dit. Mais j’ai persévéré dans mes explorations.

J’ai fait d’autres essais : au parc, sur les rives de la Seine, dans des champs, des bâtiments, des trains. Systématiquement, une vision fantastique d’un monde miniature s’offrait à moi à travers le globe cristallin.

Le cauchemar après les premières photos, au printemps ? Eh bien ça s’est reproduit, mais de façon plus calme cette fois. À travers plusieurs échappées nocturnes, je suis entrée en contact avec les habitants. Et j’ai visité de cette façon de petites parcelles de ce monde. Quelques personnes m’ont guidée. J’ai pu déambuler dans des cités, marcher dans des vallées, manger dans des restaurants. Tout y est similaire, mais pourtant si différent.

De temps en temps, quelque chose perturbe la frontière entre ces deux univers. Une comète, une grande marée, ou peut-être juste le rire d’un enfant, allez savoir. Je n’ai trouvé personne qui se soit intéressé au phénomène. Dans ces moments-là, les deux mondes deviennent visibles et poreux l’un à l’autre. Il est alors possible de communiquer, voire de se déplacer. Parmi les personnes qui s’en aperçoivent, certaines décident d’aller voir de l’autre côté. Les raisons sont aussi multiples et uniques que les individus. Par curiosité, par ennui, par dépit, par chagrin, certains franchissent le pas, aussi bien vers que depuis chacun des deux mondes. En rêve d’abord, puis physiquement. Mais la mise en garde est sérieuse : il n’existe pas de retour en arrière une fois le voile franchi. Quelque chose me dit que ma place est là-bas.

J’ai trouvé un lieu, où le globe de verre peut vous engloutir, où il s’étire pour que vous puissiez franchir le voile. Dans la clairière, lorsqu’il pleut.

Demain, il doit pleuvoir. Demain, je pars.

Journal audio trouvé par l’agent de police Alberti

dans l’appartement d’Ingrid Auer, portée disparue le 8 octobre 2024.


Texte publié par Hiraeth, 8 août 2025 à 16h18
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