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tome 1, Chapitre 9 « Tournesol - pour la lumière » tome 1, Chapitre 9

La quarantaine d’apprentis se leva d’une même impulsion environ une heure plus tard, une fois les ventres pleins et les assiettes vides. Le joyeux vacarme étouffait les nouveaux coups de cloches, alors que dix piles de vaisselle se formèrent au centre des dix tables. Dix jeunes oiseliers déposèrent le tout sur un large meuble qui jouxtait les cuisines. Dix autres, éponge en main, nettoyèrent miettes et traces de sauce à grands coups d’eau savonneuse. On rangea les chaises et ramassa ses affaires. En un instant, la salle à manger brillait comme à leur arrivée. L’instant suivant, une nuée d’augures fila à travers le hublot ouvert, autour des lustres éteints jusque sur les épaules de leurs partenaires. Cornélia esquiva de justesse un coup d’aile du gros moineau qui rejoignit Briar, déjà presque dans le couloir.

— Dépêche-toi, somma le garçon au milieu du boucan. Madame Lavignon est très stricte sur la ponctualité.

Branle-bas de combat dans le hall du manoir ; certains apprentis disparurent dans la serre. Un second groupe, uniquement composé d’apprenants à la broche d’argent, grimpa quatre à quatre les marches de l’escalier, direction les étages supérieurs. Le reste, à la suite de Briar, s’engouffra dans la salle qui faisait face au bureau de la directrice.

Sitôt la porte passée, Cornélia s’arrêta net. Des pupitres individuels, un tableau à craie vert, des formules compliquées sur les murs… ce n’était qu’une classe comme une autre ! Et que s’imaginait-elle ? Des balais, des chapeaux pointus et des chaudrons pleins de bulles ? Finalement, apprendre l’aerya n’avait pas l’air si amusant que ça. Il y avait bien des perchoirs, près de chaque chaise, pour les augures, et une grosse pendule sur pied qui tiquait bruyamment. Et des squelettes de petits oiseaux sur une étagère vitrée, dans un coin de la pièce. Et des bocaux avec une grosse étiquette jaune qui expliquait expressément qu’il était interdit d’y toucher, et qui donnaient de fait très, très envie de s’en approcher.

Prospérine l’entraîna au bout de la seconde rangée, près des fenêtres décorées d’arabesques de métal. Au moins, la serre offrait une vue plus agréable qu’une cour de béton et de mauvaises herbes. Les feuilles tombaient par ribambelles multicolores le long des vitres, faisant danser des taches d’ombres sur le parquet au rouge vieilli.

Juste devant Cornélia, Briar tirait un à un les livres de sa sacoche. Il était seul au premier rang. Les retardataires se précipitèrent au fond de la classe, prêts à se tortiller entre les têtes plus hautes qu’eux, plutôt que de se retrouver entre ce garçon et le bureau de Circé.

L’horloge annonça quatorze heures. Les apprentis se turent instantanément. Certains gribouillaient à toute allure dans leurs cahiers, désespérés par un exercice qu’ils n’avaient pas eu le temps de terminer. Les autres fixaient la porte au vitrail de cigogne, grande ouverte, donnant sur le couloir vide.

Une minute passa. Puis une autre. Au bout de la troisième, les têtes commencèrent à s’échanger des regards éberlués.

— C’est pas possible, murmura un adolescent.

— Elle n’a jamais été en retard, susurra un autre.

— Cette journée est trop bizarre. D’abord la nouvelle, et ensuite ça…

Un martèlement de talonnettes les coupa net. Circé se posta devant l’assemblée miniature avec la précision d’une flèche et la délicatesse d’un chat.

— Je vous prie de m’excuser. Nous avons été retenus par des questions administratives.

Son nez tourna en direction de la porte. Darwish s’était arrêté sur le seuil de la classe, bras derrière le dos, dans un étrange mélange de gêne et de fausse sévérité. Son apparition provoqua un sursaut de joie parmi les apprentis, vite tempéré par un toussotement de la directrice.

— Pour cette année encore, Monsieur Basri-Mouflon a été affilié à notre infirmerie. Il assistera Madame Colvert, et assurera les ateliers de soin en serre quotidiens.

Les chuchotis reprirent de plus belle. Prospérine en profita pour se rapprocher de sa nouvelle camarade.

— Madame Colvert est notre médecin de bord, traduit Epona à l’oreille de Cornélia. Mais elle ne peut pas s’occuper des humains et des oiseaux à la fois… surtout que les bébés demandent beaucoup d’attention.

Darwish, pas plus à l’aise, se racla la gorge.

— J-Je vous attend demain matin pour notre premier atelier. Je sais à quel point vous aimez ma matière… mes obligations d’effaroucheur m’ont retenu sur le début de cette année, et je n’étais pas certain de reprendre du service à la Cigogne.

Une main se leva.

— Vous avez combattu des harpies ?

— En fait, je –

Une autre main se leva.

— Vous en avez arrêté combien ?

D’autres bouches s’ouvrirent avant même de demander la parole.

— Alors c’est vrai, ce qu’on dit ? Elles sortent à nouveau de leurs tanières ?

— Il paraît qu’elles cherchent la bagarre, en ce moment…

— Mon père il dit qu’elles ont repris la chasse à cri !

— Si elles veulent la guerre, elles vont l’avoir ! On est beaucoup plus nombreux… pas vrai, Monsieur Basri ?

— Mais elles sont très, très fortes ! Hein Monsieur Basri ?

— Et sauvage, non, Monsieur Basri ?

— Monsieur Basri !

— Quoi qu’il en soit, tonna-t-il par-dessus le brouhaha, je vous accompagnerai jusqu’à la fin de cette migration. Tant que Circé et moi sommes là, cette volière n’a rien à craindre.

Circé lui répondit d’un modeste hochement d’épaule. L’homme salua la directrice, puis les apprentis, avant de filer vers le couloir.

C’est alors qu’une énième main se leva dans le fond de la classe.

— Arrêtons les questions, voulons-nous, somma la directrice.

— Mais pourquoi elle est dans notre groupe, la nouvelle ? Elle n’a même pas d’augure ! J’ai envie de progresser, moi… pas de régresser !

Le cœur de Cornélia tiqua. Le poids des regards de ses camarades lui courbait le dos. Ils ne la lâcheraient pas. Surtout cette fille, trois places derrière elle. Celle qui sentait le réglisse. Cornélia l’avait entendu murmurer quelque chose à son voisin, avant de prendre la parole. Et rigoler.

Dans l’ombre de la directrice, sur le plus imposant des perchoirs, Arduinna dévisageait la dernière venue de ses iris perçants.

— Cassandre a raison. Cette apprenante devrait rejoindre les débutants. Nous ne devrions pas la couver sous prétexte qu’elle vient d’arriver.

— Elle devrait, oui.

Les voilages qui entouraient Circé tracèrent des courbes fantomatiques alors qu’elle fit volte-face vers le tableau et y nota en toutes lettres : vendredi premier octobre deux mille dix. Quand elle s’y mettait, cette directrice faisait froid dans le dos. Les oiseliers sortirent leurs cahiers et l’ouvrirent à la page du jour. Et Cornélia, alors ? Virée comme ça, sans plus d’explications ? Comment pouvait-elle deviner ce qui avait à faire, si personne ne lui expliquait correctement les choses ? Quelques rangs plus loin, la rouquine à l’odeur de bonbon acquiesça avec un petit hoquet de satisfaction. Son sourire, déjà haut sur ses joues, grandit davantage lorsque Prospérine se tourna vers elle pour lui lancer une grimace que son augure se garda bien de traduire.

Cornélia enfila son manteau, les doigts tremblants sur les boutons de son col. Mais avant qu’elle ne quitte sa chaise. Pourquoi ne pas lui avoir indiqué tout de suite le groupe à suivre ? Quelle humiliation !

— Attends, jeune fille.

Circé posa la craie bien entamée sur l’extrémité de son bureau. Derrière elle, un seul mot, souligné, prenait toute la place : SIGNACLE.

— Cassandre va se faire un plaisir de te faire l’étalage de ses connaissances en la matière.

Une exclamation ténue s’éleva dans la classe. Les yeux des apprenants passèrent aussitôt de la nouvelle à leur camarade. Loin de s’en trouver intimidée, Cassandre bomba le torse :

— Bien sûr, Madame, articula-t-elle à outrance. Le signâcle, c’est ce qui nous permet de projeter l’aerya. On prend de l’encre atmosphérique, on trace le symbole, puis le cercle, et ça s’active. Voilà.

La règle que tenait Circé claqua dans son autre paume.

— Et ?

— Et après notre oiseau chante. 'Voyez ? Rien de sorcier.

Toute fière, Cassandre tapa dans la main de son voisin, qui lui ressemblait comme deux gouttes d’eau. Son sourire ne l’avait pas quitté. Pourtant, autour d’elle, ses camarades s’affaissaient peu à peu sur leurs chaises. Une moue sévère assombrissait le visage déjà fermé de leur professeure.

— Cornélia, as-tu compris ?

Un éclair d’angoisse foudroya l’adolescente.

— Euh – je – bah… oui, c’est-

— Ne cherche pas à lui faire plaisir. C’était incompréhensible.

Le ricanement qui se diffusa par vagues acheva d’effacer le rictus de Cassandre.

— Écoutez-moi bien ; Cornélia arrive dans un contexte très particulier. Elle ne vient pas d’une famille d’oiseliers, comme vous, ou même les Premiers Vols, qui sont actuellement en train de se préparer à rencontrer leur augure. Elle a besoin d’un temps d’observation, et je ne laisserai aucun d’entre vous s’en prendre à elle. Vous êtes pour la plupart, sinon dans la quasi-totalité, loin d'avoir une maîtrise assez conséquente pour vous permettre de lui faire la leçon. Suis-je bien claire ?

— O-oui, Madame Lavignon.

— Maintenant, quelqu’un pourrait compléter la réponse très évasive, et ma foi peu efficace de Cassandre ?

Les apprenants baissèrent la tête d’un même geste paniqué. Après la tempête que venait d'essuyer leur amie, ils préféraient passer pour des idiots plutôt que de risquer les foudres de la directrice !

Sans surprise, l’attention de la directrice se reporta sur Briar. Un soupir de soulagement collectif émana quand il se leva, s’empara à son tour de la craie.

— Le règne vivant perçoit deux formes d’aerya ; l’aerya interne, dans les individus, et l’aerya externe, qui se situe tout autour de nous… un peu comme de l’oxygène. Les augures l’ont en elle, contrairement à nous autres, les humains.

Cornélia réprima un tic nerveux. Humaine. Jusqu’ici, rien ne prouvait qu’elle ne l’était pas – au moins à moitié.

— Nous ne pouvons pas la canaliser ni l’utiliser sur nous-même. Le signâcle est comme un mot, une intention écrite dans l’air, scellée par le cercle qui l’entoure, et activée par le chant de notre augure. Je dirais qu’il faut trois composantes pour une projection parfaite ; la précision de la calligraphie, la puissance de l’augure, et la volonté de l’oiselier.

Son écriture, aussi rapide que tarabiscotée, ne tarda pas à recouvrir le tableau. Les schémas qu’il traçait à toute allure prirent bientôt la forme de l’un de ces grands glyphes qui ornaient les moindres recoins de la volière, aux lignes étonnamment droites pour un tracé à main levée.

— Par exemple ; lumière.

Sitôt qu’il leva la pointe de sa craie, le gros moineau resté à sa place se mit à piailler. Le dessin s’arracha au tableau, fin comme un fil d’araignée, et s’emmêla en un nœud au centre palpitant. Une étincelle s’en échappa. Puis une autre. Toute une cascade. Le feu d’artifice miniature tourbillonna sur lui-même devant les mines déconfites de ses camarades, jusqu’à former une petite sphère parfaitement lisse, dont il émanait une lueur chaude et réconfortante.

Certains élèves applaudirent timidement. À demi avachie contre le mur, Prospérine croisa les paumes, pliant trois doigts avant d’indiquer sa tête, comme une couronne. Même si Epona se tut, Cornélia se douta, au vu de la moue de sa nouvelle amie, que cela signifiait quelque chose comme « espèce de crâneur ».

— Alors, Cornélia ?

La petite dernière sursauta.

— Qu’en penses-tu, insista Circé. C’est plus clair pour toi, à présent ?

— Ou-oui. J’ai compris.

En s’étonnant elle-même, cette fois, elle ne mentait pas.


Texte publié par Aspenvirgo, 23 décembre 2025 à 22h45
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