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tome 1, Chapitre 8 « Mimule - être et paraître » tome 1, Chapitre 8

L’émerveillement de Cornélia ne dura pas ; d’abord parce qu’il lui fallut sortir de la serre, ensuite – et surtout – parce qu’il lui fallut se confronter aux quarante-et-un adolescents qui s’entassèrent dans le hall, appelés par les tintements d’une cloche. Quand les vibrations cessèrent, puissantes comme celles qui malmenaient les murs des églises, augures et apprentis la dévisageaient d’un œil hébété. Ce n’était pas Circé qui la sauverait ; déjà immense en comparaison de ses élèves, la directrice gravit juste assez de marches pour se retrouver derrière elle, jusqu’ici dissimulée dans l’ombre de sa traine.

— Jeunes gens, amorça l’oiselière. Je vous présente Cornélia, notre dernière recrue.

Quelques-uns sourirent d’excitation, d’autres grimacèrent de surprise, mais la plupart se tournèrent vers leur voisin pour lui murmurer à l’oreille des choses que Cornélia, trop occupée à ne pas mourir de honte, ne discerna pas. Ce n’était pas rien, cent soixante-quatre yeux braqués sur soi. Encore plus quand on était une petite nouvelle qui débarquait de nulle part, en pleine semaine, bien après la rentrée. Et le pire, c’est qu’elle ne savait presque rien de ce qu’elle allait étudier.

— Gardons notre calme, voulons-nous ? Notre jeune amie n’est pas habituée à la vie en volière, et ses connaissances en ærya sont très limitées, alors j’attends de vous compréhension et bienveillance.

— Oui, Madame Lavignon, répondirent quelques apprentis sur un ton monocorde.

— Quelqu’un daignerait-il se porter volontaire pour l’aider à prendre ses marques ?

— Moi !

Un léger silence suivit l’exclamation.

— Moi je peux ! Moi !

Les apprentis oiseliers échangèrent des mimiques gênées. Une main s’agitait dans le fond, derrière un petit groupe de grands dadets. Elle tenta d’en pousser un, qui ne broncha pas, puis un autre, qui fit mine de resserrer sa queue de cheval avec une très grande concentration. Aucun d’eux ne voulut s’écarter. Même Circé feignit de ne pas percevoir les appels de la seule personne enthousiaste à l’idée de servir de guide.

— Briar ? appela-t-elle.

Un garçon se détacha du premier rang. Plutôt grand, d’environ quatorze ou quinze ans, les paupières chatouillées par ses mèches d’un blond sombre qui se séparaient en une raie parfaitement droite, pile au milieu de son crâne. Ses yeux noisette portaient la sévérité des quelques têtes plus âgées, au torse décoré de la broche à tête d’argent. Lui, pourtant, ne portait rien sur le tricot sans manches qui couvrait sa chemise rayée.

— Briar… Aurais-tu la gentillesse d’aider Cornélia à s’intégrer ?

Il accepta d’un hochement de tête. Quelque part dans la masse, la petite voix ignorée soupira à en fendre la charpente.

— Parfait, conclut Circé. A présent, tout le monde à table !

Une marée de rires et de bruits de bottes s’engouffra sous les arches d’un couloir. Elle n’eut pas le temps de se retourner que Briar, solide comme un piquet malgré les bousculades de ses camarades affamés, lui tapotait l’épaule.

— Alors, toussota-t-il quand elle le remarqua enfin. Tu me suis ?

Une cicatrice rose traçait un croissant de lune en dessous de son œil droit. « Ne le fixe pas, ne le fixe pas, ne le fixe pas… » pensa Cornélia aussi fort qu’elle put. Ce garçon avait l’air aussi peu commode que le gros passereau roux qui lui servait d’augure. Mieux valait ne pas commencer à se faire des ennemis, surtout sans savoir de quoi ils étaient capables.

L’aile droite du manoir s’achevait par une série d’arcades. Les signâcles gravés dans leur bois côtoyaient de discrètes arabesques de fleurs sculptées. La dernière arche, sans doute la plus impressionnante, ouvrait sur une salle occupée par dix tables hexagonales. Deux apprenties jouaient des coudes parmi leurs camarades, guidées par un troisième qui poussait un chariot alourdi de vaisselle métallique. Ils distribuèrent assiettes, couverts et quarts à la vitesse de l’éclair. Certains de leurs amis s’amusèrent à s’échanger les ustensiles, pour les embrouiller et ralentir leur progression, mais les coups de serviette proférés par le quatrième membre du service les assagit sur-le-champ.

Aux premiers pas de Briar sur les tapis feutrés, l’augure quitta son bras pour les hauteurs de la pièce. Tous les oiseaux filaient droit à travers un hublot grand ouvert, dont la largeur permettait d’entrevoir la verrerie de la serre. Seuls les oiseliers déjeunaient en ces lieux.

Indifférent aux têtes qui se tournaient sur son passage, l’adolescent s’installa à une table inoccupée. Cornélia tira la chaise d’en face, entre la fenêtre et un coin de mur d’où personne (elle l’espérait) ne remarquerait ses joues en feu. Briar s’arrêta un instant sur ses pommettes maculées de grains de beauté. Lui avait remarqué. Heureusement, il détourna vite le regard. Ouf. Cornélia semblait tombée sur le moins loquace du groupe. Était-il comme ça tous les jours, ou seulement depuis que Circé l’avait coincé avec la nouvelle ? Difficile de discerner quoique ce soit derrière ce visage impassible. Sa balafre et son air renfrogné lui donnaient une allure de brigand. De pirate, presque. Pourtant, il n’avait rien à voir avec ce loubard de Thomas qui attendait sans doute avec impatience le moment où sa pire ennemie retournerait au collège. Briar, au contraire, se tenait bien droit sur son siège et dressa le couvert de la dernière venue avant le sien. Il s’empara ensuite de la carafe et leur servit un grand verre d’eau.

Le brouhaha de leurs voisins combla un temps le vide entre eux. Les conversations étaient plutôt animées, mais rien d’insupportable quand on avait connu les cantines emplies au centuple. Au moins, ici, ça ne résonnait pas. Et c’était beau. Des napperons de lin bordaient les tablées. Toutes les chaises portaient l’emblème de la maisonnée sculpté sur le dossier, assez haut pour y poser l’arrière de son crâne. Entre les vaisseliers pleins de trophées et de livres aux pages dorées pendaient des fagots de plantes séchées. Essentiellement de la lavande, de la sauge et du laurier. Face aux longues fenêtres qui donnaient sur les champs de Vieuboucot-les-Lacs, une cheminée au repos attendait le retour de l’hiver.

Autour de Cornélia, les autres parlaient très fort, mais à sa table, on entendait les mouches voler.

— Je ne vais pas te poser de questions, lâcha Briar en retroussant les manches de sa chemise. Si tu as envie de me raconter ta vie, d’accord. Ça pourrait être intéressant. Mais la curiosité, ça peut mettre les gens mal à l’aise. A ta place, en tout cas, je le serais.

Les rougeurs sur les joues de Cornélia, qui venaient de s’estomper, reparurent de plus belle.

— Merci, je suppose… ?

— Je ne fais que suivre les indications. Madame Lavignon m’a demandé de t’intégrer. Tu te sens intégrée, maintenant ?

Un balbutiement s’échappa d’entre ses lèvres. « Il se fiche de moi, ce n’est pas possible » songea Cornélia. Mais elle ne décela aucune once de moquerie de sa part. En s’y attardant, elle ne lui trouva aucune once d’émotion tout court. Il était bizarre. Elle devait trouver quelque chose pour se tirer d’affaire, et vite. Une question. Une blague. N’importe quoi.

Alors qu’elle cherchait de l’aide aux alentours, Cornélia aperçut une adolescente qui avançait vers leur table. Quelqu’un pour la secourir ? Non ; au dernier moment, sa course dévia vers le groupe d’apprentis qui, comme elle, portait une broche d’argent sur la poitrine.

— Et eux, c’est qui ?

L’autre haussa un sourcil.

— Bah… les veilleurs. Les meilleurs des meilleurs d’entre nous.

— Et pourquoi est-ce qu’ils ne se mélangent pas ? Ils ont l’air un peu… austères.

Briar aligna très précisément le sommet de sa fourchette avec le sommet de son couteau.

— Je n’ai pas de jugement à exprimer sur les autres. Tu auras le temps de te faire ton propre avis. Moi, je pense ce que je pense.

— Et tu penses quoi, par exemple ?

Il repoussa sa frange d’un geste de la tête.

— Oh… qui d’entre nous sera un bon oiselier, et qui saura à peine s’occuper de son augure… par exemple.

A l’autre bout de la pièce, deux battants s’ouvrirent à la volée sur un nouveau chariot, bien plus large que le précédent. Un homme apparut sous les acclamations des élèves, replaçant au passage une mèche grise sous sa toque. Il les salua du bout de sa louche, avant de la plonger dans l’énorme marmite qui lui arrivait au menton. La première tablée reçut une plâtrée de pomme de terre en sauce et une corbeille de pain qui débordait.

Sans détourner le regard de ses couverts, Briar poursuivit en baissant un peu la voix :

— Beaucoup de ces enfants pensent que la vie d’oiselier est facile, parce que leurs parents et les parents de leurs parents ont maîtrisé l’ærya. Mais c’est n’importe quoi. Une maîtrise convenable demande de la rigueur, des années d’études et de la discipline. Après, tu peux aussi rester ici pour te faire des amis, mais ça, ce n’est pas trop dans mes compétences.

Un nœud se forma dans la gorge de Cornélia. Peut-être qu’elle préférait quand ce garçon ne parlait pas. Elle le connaissait depuis dix minutes, et il avait déjà réussi à la déprimer ! « Ces enfants »… il était loin d’être le plus âgé ici, mais il parlait déjà comme un vieux rabat-joie. Ou comme un premier de la classe, qui savait tout mieux que tout le monde, avant tout le monde. Voilà pourquoi les autres tables s’étaient remplies en un instant, et qu’ils se retrouvaient seuls.

Le cuisinier arriva enfin à leur niveau, précédé par une forte odeur de champignons. Lui souriait, au moins. Sa grosse main usée s’empara de l’assiette de Cornélia et y jeta une louche fumante.

— Ah, on m’avait bien dit qu’il y avait une nouvelle bouche à nourrir ! C’est toi, donc, la petite dernière ? Parfait. Très heureux de te voir. Je suis Karl, au fait. Tu me dis « stop » ? Ragout de patates aux oignons, vous m’en direz des nouvelles, les jeunes !

— Merci, merci ! coupa Cornélia avant que son assiette ne déborde.

Karl ajouta une demi-cuillère après le signal, recommença avec Briar et repartit aussi gaiement qu’il était venu. La jeune fille inspecta son plat du bout de sa cuillère ; c’était chaud. Ça sentait bon, pour des légumes. A la maison, Gaspard cuisinait des pâtes. Quelques brocolis et haricots, parfois. Mais surtout des pâtes à la tomate. Rien à voir avec l’explosion de saveurs que Cornélia porta à ses lèvres. « Ça a le goût des repas de grand-mère » pensa-t-elle, alors qu’elle n’avait jamais connu ses aïeules. C’était doux, réconfortant et assaisonné juste comme il fallait.

Un silence de bonheur tomba sur la salle, animé par le raclement des couverts et le gargouillis des verres qui se vidaient et se remplissaient.

— Excusez-moi… Pardon… excusez-moi…

La petite voix. Cornélia reconnut aussitôt le chantonnement flûté de la volontaire invisible, que Circé avait dédaigné au profit de Briar. Une adolescente se faufilait entre les chaises, son plat maintenu sur ses avant-bras pour éviter de se brûler. Chacun de ses pas faisait claquer les perles aux extrémités de ses tresses, longues jusqu’aux centre de son dos. Les nuances olive de sa robe sublimaient sa peau ocrée, en partie dissimulée par ses manches vaporeuses et le foulard qu’elle portait autour du cou, malgré la chaleur ambiante. Sur son épaule trônait un splendide épervier aux yeux jaunes, dont le bec claquait à toute allure :

— Pardon – merci – attention les jambes – je voudrais passer… merci !

L’inconnue lâcha presque son plat contre la table, renversant un peu de sauce au passage lorsqu’elle s’assit à côté de Cornélia. Sitôt ses mains délivrées, elle commença à les agiter à une vitesse que seul l’oiseau parvint à suivre :

— Salut, chantonna-t-il. M’appelle Prosie. Prosie pour « Prospérine ». Mais Prospérine, c’est long. Alors… Prosie, c’est bien. Et elle, c’est Epona, mon augure.

L’épervier, en son nom, fit un petit signe de tête avant de reprendre la traduction d’un même souffle :

— Tu es Cornélia, c’est ça ? C’est formidable. Je suis ravie. Tu vas voir, on est bien ici. Tu viens d’où ? T’as quel âge ? T’as déjà visité la volière ? T’étais dans quelle volière, avant ? C’est quoi ta couleur préférée ? Moi, c’est le vert – et le orange, aussi, un peu. Ils font quoi, tes parents ? T’as une chambre, déjà, ou tu n’es pas installée ? Je peux te faire visiter, si tu veux !

Briar s’étrangla avec un morceau de patate chaude.

— Doucement, toussota-t-il en s’essuyant la bouche. C’est à moi qu’on a confié son intégration.

— Tu plaisantes ? Même l’ennui s’ennuie avec toi, Briar…

Cornélia lutta pour ne pas recracher sa gorgée d’eau. Cette boule d’énergie ambulante lançait des piques plus vite que son ombre, et tout ça sans ouvrir la bouche.

— Alors, insista-t-elle, une petite virée dans la volière, après les cours, tu serais d’accord ?

— Ou-oui… pourquoi pas…

— PARFAIT ! applaudit sa nouvelle amie.

Les quelques râles d’exaspération dans son dos ne la calmèrent pas pour un sou. Cornélia lui rendit son éclat de joie par un petit sourire. Prospère ? Prospérine ne l’était pas du tout… mais après tant de trouble, un peu de sa bonne humeur lui faisait le plus grand bien.


Texte publié par Aspenvirgo, 3 novembre 2025 à 12h36
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