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tome 1, Chapitre 7 « Strelitzia - où s'ouvre le paradis » tome 1, Chapitre 7

La porte du bureau se referma derrière les quatre invités. Un bureau tout en longueur, aussi grand que l’appartement où vivait les Fauvet. A l’entrée, quelques sièges entouraient une table basse garnie de livres. De nombreux promontoires longeaient les murs, certains surmontés de bustes de marbre, d’autres de perchoirs à oiseaux. Un bâton d’encens brûlait sur le rebord d’une fenêtre en saillie, dont le vitrail central tâchait les tapis de lueurs multicolores. Installée sur son trône – un fauteuil de velours noir capitonné – Madame Lavignon posa les deux coudes sur son office de bois massif. Comme taillée dans un tronc sinueux, le côté droit de la planche s’achevait par un haut juchoir, d’où son augure au repos guettait les nouveaux arrivés. Derrière elle, entre deux bibliothèques vitrée, une série de vieux portraits photos l’auréolait d’une aura d’autorité.

— Narcisse, Narcisse... Narcisse, expira-t-elle. Je vois qu’on est toujours aussi enclin à demander de l’aide…

— C’est Gaspard à présent, avança le policier. Et je ne viens pas pour moi, mais pour–

— Ta nièce. Je sais. Tu aurais pu nous l’envoyer quelques années plus tôt. Elle risque d’avoir du retard par rapport à ses camarades.

Ses longs ongles peints d’un bleu brillant arpentèrent la paperasse amassée de part et d’autre de son bureau. Au centre, un dossier ouvert dévoilait une simple lettre, longue de trois pages, et signée de la main de Gaspard.

— Si j’avais eu le choix, elle n’aurait jamais posé les pieds ici.

— C’est une Fauvet, tout comme son père et toi. L’oisellerie fait partie de son héritage.

Le policier claqua la langue.

— Tu as encore agi de manière inconsidérée, insista son amie. Va savoir pourquoi, les harpies ont repris les assauts contre notre peuple. Nous ne sommes pas à l’abri d’un nouveau conflit, et tu ne pourras jamais la protéger d’une menace qu’elle ignore !

— Heu… je ne voudrais pas déranger, mais…

Les joues rouge pastèque, Cornélia s’écarta de derrière Darwish. Combien de temps allaient-ils ignorer sa présence ? D’accord, il ne fallait pas se mêler des conversations des adultes… mais là, ils disputaient son avenir comme si elle n’existait pas ! Rien de pire que d’avoir l’impression qu’on parlait dans son dos, mais juste sous son nez.

— Mes excuses, reprit Madame Lavignon après une pause circonspecte. Je suis Circé, la directrice de la Volière Cigogne. Approche, Cornélia. Viens t’asseoir avec nous.

Les tapis étouffèrent ses pas timides. Sitôt qu’elle s’installa, l’augure qui lui faisait face agita ses ailes.

— Impressionnant, siffla-t-elle à l’oreille de son oiselière. Elle a les traits de Hyacinthe…

— Mon père ? gloussa la jeune fille. Je ne lui ressemble pas du tout !

Ils étaient même aussi différents que pouvaient l’être deux inconnus qui se croiseraient dans la rue. Elle avait le teint d’or de sa mère, la nuit bleutée de ses cheveux et la courbe lunaire de ses paupières. Non, vraiment : elle n’avait hérité de Hyacinthe que ses boucles indomptables, et d’une petite dizaine de grains de beauté rien que sur sa figure.

— Les apparences ne sont que des subterfuges pour nous autres, augures ! Tu es entourée par l’ærya de ton père… mais c’est comme si… oui… quelque chose d’autre…

— Merci, Arduinna.

L’oiselière leva le poignet, et son oiseau se tut.

— Mon autour peut se montrer bavarde, parfois. Elle n’a pas l’habitude de rencontrer des non-oiseliers. Nous passons la plupart de notre temps dans la volière… surtout depuis que je la dirige. J’enseigne également l’histoire et la calligraphie æryenne. C’est avec moi que tu apprendras les bases de la pratique.

Cornélia se raidit sur sa chaise.

— C-comment ça, la pratique ? Attendez… je croyais que vous alliez m’aider pour mes malaises, les cauchemars et ces vilaines plumes qui poussent partout ! Je croyais voir un médecin !

Les sourcils de Circé se levèrent à peine – juste assez pour nouer la gorge de Gaspard. Le policier ouvrit la bouche, mais Cornélia le devança. Une seule respiration lui suffit à tout déballer : les rêves qui n’en étaient pas, les chutes, le corbeau, la harpie, la transformation. Et plus elle parla, plus la directrice se décomposa. Quand enfin, l’adolescente n’eut plus rien à déclarer, Circé passa ses paumes sur ses cheveux parfaitement tirés.

— C’est… une situation inédite, nota-t-elle en fermant le bec grand ouvert d’Arduinna. Une enfant de harpie… dans une volière… pour apprentis oiseliers.

— Je n’avais pas d’autre choix, grommela Gaspard. Je sais que c’est risqué, mais -

— RISQUÉ ?! explosa Arduinna. C’est un bel euphémisme ! As-tu seulement la MOINDRE idée de ce qu’il pourrait se passer si les effaroucheurs nous tombent dessus pour avoir caché une petite furie dans notre établissement ?

— La Volière Cigogne est le seul endroit où Cornélia sera en sécurité. Aucune harpie n’oserait s’en prendre à vous. Ça déclencherait une guerre.

Jusqu’ici resté discret, Darwish se décala de l’encadrure de la porte.

— Si je peux me permettre, Circé, je pense que ce serait bien plus dangereux de laisser Cornélia expérimenter seule des capacités qu’elle ne comprend pas. Pour éradiquer la menace, le mieux est de lui apprendre à se contrôler. Et puis les effaroucheurs sont de notre côté. S’ils nous découvrent, on pourra au moins tenter de discuter. En revanche, les harpies…

— Bah voyons ! pesta l’oiseau. Et qu’est-ce qui nous garantit qu’elle ne détruira pas la Cigogne de l’intérieur ? Comment peut-on deviner qu’elle ne va pas finir par se retourner contre nous ?

Cornélia se leva d’un bond.

— Hé ! Je ne suis pas un monstre, moi ! Tout ce que je veux, c’est retrouver mes plantes, mon collège et ma vie tranquille !

— Malheureusement, expira la directrice en se levant à son tour, ta vie tranquille n’existe plus. A partir d’aujourd’hui, tu dois bien te garder de révéler ta nature. Si qui que ce soit, hors de ce bureau, découvre de quel sang tu descends… tout ce qui est ici se trouvera en péril. Toi la première.

Circé contourna son bureau avec la grâce d’un fantôme.

— Mais Darwish a raison. L’ignorance peut mener à d’aussi grands dangers que la méchanceté. Suivre la voie de l’ærya, c’est admettre que toutes nos existences sont entremêlées, et de fait, je ne peux te laisser livrée à toi-même, Cornélia.

Un soupir de soulagement affaissa Gaspard dans le fond de sa chaise. Son amie posa une main sur l’épaule de la jeune fille, si légère qu’elle la sentit à peine.

— Cependant, il existe une condition irrévocable pour conclure ton admission parmi nous. Suis-moi. Nous devons vérifier quelque chose.

Le parquet de chevrons rouges grinçait doucement sous les talons de sa propriétaire. La petite équipe traversa le couloir, assez vaste pour l’accueillir sur une même ligne. Comme à l’aller, ils passèrent devant quatre portes à l’intérieur percé d’un vitrail à forme de cigogne, puis sous l’arche sculptée qui menait au hall d’entrée. Loin au dessus de leurs têtes, le plafond maculé de signâcles irradiait d’une lente pulsation irisée. Les innombrables traits lumineux filaient le long des gravures à travers les quatre coins de la maison, avant de se rejoindre dans un renfoncement marqué par l’escalier qui menait à l’étage. Trois marques dans le papier peint laissaient croire qu’une porte se trouvait là, mais il n’y avait aucune poignée pour la tirer. En haut, les symboles s’emmêlaient et filaient derrière le maigre espace entre la cloison et le passage pas si secret.

Cornélia s’approcha du panneau. Un chatouillis émergea dans sa main, d’abord à peine perceptible, et de plus en plus fort. La vibration s’étendait dans chacun de ses membres. Quand la pulpe de ses doigts rencontra le faux mur, une pulsation comprima ses tempes. La seconde suivante, son coeur battait au rythme des signâcles. Ce n’était pas une simple maison. L’ærya animait la volière des énormes poutres du grenier à la plus petite poussière de la cave. Une chaleur diffuse envahit l’adolescente : tout vivait, et tout l’accueillait chaleureusement.

Un « clic » résonna sous ses phalanges. La porte cachée trembla, puis s’ouvrit en grinçant. Hypnotisée par les sensations qui lui couraient dans les veines, Cornélia avança encore. Le battant dévoila un chemin de larges dalles, puis une énième porte, plus haute et large, d’un métal verdi par les ans. Et derrière cette porte se dévoila un spectacle que Cornélia n’aurait jamais imaginé.

Ce n’était pas une volière ; c’était un véritable paradis. Des chênes, des saules, des arbres fruitiers de toutes les espèces s’élevaient sous la gigantesque coupole de verre. Des nuées d’insectes papillonnaient autour de fleurs chatoyantes. Ça sentait la rose, la lavande et le romarin. Les coassements des grenouilles se mêlaient au clapotis de l’eau et aux gazouillis de poussins, dissimulés dans les nids des troncs creux. Et partout, des oiseaux filaient de branche en branche, sur la multitude de cordages qui connectaient les cimes ou sur les rochers où poussaient des mousses au vert éclatant. Certains reposaient sur les balcons des trois étages, quand d’autres profitaient de l’ombre du réseau de passerelles qui sinuait à travers la forêt. Un peu plus loin, une petite cascade coulait dans un bassin où reposaient des canards.

Les yeux humides, Cornélia s’accroupit auprès d’un filet d’eau limpide qui ruisselait au bord du chemin. Sa caresse fraîche la rassura ; là non plus, elle ne rêvait pas. Comment son oncle avait-il pu lui cacher qu’un endroit aussi formidable existait sur cette terre ? Et surtout, pourquoi partir d’un lieu si paisible ?

— Je me réjouis de voir que l’ærya ne te rejette pas malgré ta… situation.

La silhouette de la directrice s’imposa entre la jeune fille et les rayons du soleil. Bien que Circé ne semblait ne jamais avoir appris à sourire, un rictus presque invisible remonta la commissure de ses lèvres.

— Bienvenue parmi les apprentis de la Cigogne, Cornélia.


Texte publié par Aspenvirgo, 1er octobre 2025 à 15h01
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