Certaines villes s’entouraient de murailles et de remparts ; Vieuboucot-les-Lacs tenait tout entière derrière une clôture de clochettes et de cordelettes tressées. L’amalgame de fils passait de maison en maison, immobile malgré le vent qui agitait la ribambelle de grelots prisonniers de ses motifs complexes.
Sitôt qu’elle aperçut l’étrange dispositif, plusieurs dizaines de mètres en amont, Cornélia tenta d’oublier qu’il ressemblait terriblement à une gigantesque toile d’araignée.
La jeune fille, qui n’avait trouvé la force de quitter son lit qu’au lendemain matin, avançait dans l’ombre de son oncle, lui-même dans les pas de Darwish. Le foyer de leur hôte se trouvait en dehors du village – bien qu’il n’y ait aucun panneau pour en délimiter le début et la fin. Aussi, ils marchèrent un moment sur l’étroit chemin qui traçait une ligne droite à travers quelques rangées de bâtisses de pierre – une trentaine, tout au plus.
Les doigts entortillés dans les manches de son pull, elles-mêmes glissées dans les poches de sa salopette, Cornélia avançait la tête basculée vers le ciel. Jamais elle n’avait vu autant d’oiseaux dans un si petit coin d’horizon. Pas seulement des corbeaux ou des pigeons, comme la capitale en comptait par centaines, mais des volatiles de toutes les tailles et de toutes les couleurs, qui criaient et caquetaient aussi fort que les carillons tintaient sous la brise.
— Ça n’a pas changé, susurra Gaspard entre ses dents, sans songer que les oreilles de sa nièce fonctionnaient maintenant bien mieux que les siennes.
L’unique ruelle débouchait sur une placette pavée. En son centre, un arbre poussé hors d’un puits désaffecté offrait un semblant d’ombre aux quelques villageois installés sur les bancs alentours. Beaucoup de bancs, pour si peu de maisons. Beaucoup d’habitants, aussi, pour un hameau sans commerces. Pas de tabac, pas de boulangerie, de coiffeur ou de café où passer le temps. Pourtant, Cornélia ne tarda pas à remarquer un vieil homme qui portait une perruche à l’épaule, et une baguette sous le bras. Peut-être qu’un autre village, un peu plus grand, se trouvait près d’ici ? Mais comment sortir de là quand il n’y avait même pas de vélo à la ronde ?
Quand Cornélia se retourna, Gaspard comme Darwish n’étaient plus là. Envolés. Disparus. Pourtant, elle les suivait de près. Une seconde avait suffi pour qu’ils se volatilisent, la laissant toute seule au milieu de ces inconnus. Des jeunes, des vieux, des familles aux bras chargés de paquets et des enfants qui jouaient. Les gens l’esquivaient sans lui prêter attention, allaient et venaient à une allure trop vive pour une simple ballade. Ça grouillait comme dans une ville, alors qu’au delà des premières façades, il n’existait que des champs.
— Oncle Gaspard… ?
Calme. Cornélia devait rester calme, ou elle aurait de gros problème. Comme la veille, elle ferma un instant les yeux et tâcha de respirer le plus lentement possible. Ne pas penser au monstre. Aux plumes qui risquaient de pousser là, devant tout le monde. Devant des oiseliers. Des ennemis des harpies. Elle chercha dans ses souvenirs des images qui l’apaisaient ; ses plantes, leurs bonnes odeurs et leurs jolies couleurs. Son tricot préféré, avec les rayures qui ressemblent à une abeille. Un plaid et un chocolat chaud. Inspiration, puis expiration ; le bourdonnement qui habitait ses oreilles s’amenuisa doucement. Un amas de voix distantes émergea du chaos.
— Bah alors, Cornélia ? Tu viens ?
Gaspard apparut – littéralement – au détour d’une maison. Ça ne dura qu’une fraction de seconde ; il y eut d’abord ses poignets, puis ses bras avec le bout de son nez, aussitôt suivi par le reste de son corps. Comme si ça ne suffisait pas, une autre main débarqua du vide, décala le policier pour laisser le reste de sa silhouette se former dans la ruelle, aussi facilement que l’on passe une porte.
— Hm, tiqua Ida qui usait de la tête de Darwish comme d’un perchoir. Elle est un peu butée, non ?
Trois battements d’ailes annulèrent la distance entre la canne et Cornélia.
— Tu ne nous voyais plus, je me trompes ?
Les joues de l’adolescente s’empourprèrent.
— T’en fais pas, ma p’tite. La plupart des gens n’a pas assez d’imagination pour arriver jusqu’ici. Mais bon, après ce qui t’es arrivé, j’aurais crû que t’en aurais pris de la graine…
— Ce qu’elle veut dire, ajouta Darwish en s’avançant à son tour, c’est que pour voir Vieuboucot, il faut croire à Vieuboucot.
— Croire pour… voir ? C’est pas l’inverse, d’habitude ?
— Les enchantements ne connaissent pas les habitudes, gloussa l’oiselier. Mais si tu penses assez fort à l’aerya, le village fera le reste.
Penser à l’aerya ? Cornélia n’en connaissait pas grand-chose. Juste les quelques signes bizarres qui l’avaient aidé à guérir. Sitôt que le souvenir lui revint en tête, sa vision se troubla. En un battement de paupières, le vide laissé par les champs s’emplit de maisonnettes à colombages. Des rues s’ajoutèrent derrière les premières bâtisses. Boulangerie, coiffeur, épicerie, une boutique de vêtement et même une petite librairie se dévoilèrent rien que dans la direction vers laquelle ils se dirigeaient. Des masses de gens se pressaient dans cette fourmilière. Des grands-pères qui revenaient du marchand. Des grands-mères avec le journal dans une main, et la main d’un bambin dans l’autre. Quelques amoureux. Une bande d’enfants à bicyclette. Et pour chaque adulte qui passait, Cornélia repéra un oiseau qui l’accompagnait. Des moineaux, des pigeons, des colombes mais aussi des cacatoès, des faucons et des poules. Sur le pas d’une porte, un splendide héron discutait avec une alouette. Lorsque Cornélia arriva à leur hauteur, quelques mètres plus loin, l’un et l’autre se figèrent. Leurs yeux s’accrochèrent à la jeune fille, qu’il jaugèrent jusqu’à la perdre de vue. Où qu’elle regardait, un volatile la scrutait en retour. Des silhouettes miniatures s’envolaient ou disparaissaient derrière des toits, des gouttières ou des tournants de rues.
Si les oiseliers ne prêtaient aucune attention à cette nouvelle venue, les oiseaux, eux, semblaient l’esquiver comme la peste. Gaspard, en alerte, plaça une main sur son épaule.
— Tout le monde me fixe, sussura-t-elle.
— Contente-toi d’avancer, et tout ira bien.
Le dédale de ruelles s’acheva sur une place dallée de grosse pierres, deux fois plus vaste que la précédente. Des immeubles se dressaient sur trois des versants de l’esplanade. Mais quand on arrivait là, ce qui frappait en premier était sans conteste le dernier des versants : un immense rectangle de terre battue prolongeait cette drôle de place. La ville s’arrêtait sur un champ labouré.
La langue de Gaspard claqua contre ses dents.
— Elle est en retard…
— La tempête a dû la ralentir, marmonna Darwish. Asseyons-nous, elle ne devrait plus tarder.
Les deux hommes s’installèrent de part et d’autre de Cornélia, sur l’un des nombreux bancs, à l’ombre d’un arbre. Ainsi, c’était ici qu’ils avaient conclu rendez-vous. Drôle d’endroit pour une visite médicale ! Dehors, devant tout le monde – monde qui semblait s’accumuler, d’ailleurs. Les espaces libres commencèrent à manquer. Les gens arrivaient de tous les côtés, au compte-goutte, mais tous habités par une agitation commune. La bande d’enfants à bicyclette déboula au centre de la place et s’installa à même le sol de pierre. Les tourtereaux se faufilèrent entre les groupes. Même le monsieur à la baguette trouva sa place.
— On dirait qu’ils sont tous là pour voir votre spécialiste, gloussa Cornélia.
Ni Gaspard ni Darwish ne rirent avec elle. Se pourrait-il qu’elle ait visé juste ? Ça en ferait, des patients à traiter ! A ce niveau-là, peut-être faisait-elle des miracles… ? Après tout, maintenant que Cornélia était entrée dans le village caché, elle ne pouvait plus revenir en arrière – la magie existait, alors pourquoi pas une vieille sorcière capable de tout soigner ? Pourtant, où qu’elle cherche parmi la masse grouillante, elle ne distinguait aucun chapeau pointu ou manche à balais. Ce qu’elle distingua, en revanche, ne la rassura pas.
La terre tremblait sous ses semelles. Un énorme « boum » bref et lointain, que personne ne remarqua. Il y eut quelques secondes de calme, et la terre vibra à nouveau. Et encore, un peu plus fort. De plus en plus près. Quelque chose approchait avec la lenteur et la balourdise d’un très, très gros éléphant.
Ida dressa le cou, bec vers le ciel. Les augures s’agitèrent. Certains se détachèrent de leur oiselier et filèrent droit vers les nuages. Au bout de la place, une mouette se mit à crier :
— Elle arrive ! Elle arrive !
Un autre « boum » retentit, si fort que Cornélia plaqua ses paumes contre ses oreilles. Une gigantesque patte rouge perça l’orée du bois. Ses doigts griffus s’abattirent sur un arbre qui plia avec la facilité d’une brindille. Une seconde patte s’avança alors, aussi vite que le lui permettait sa hauteur de gratte-ciel , et déposa son immense pied une dizaine de mètres plus loin. A la naissance de ces jambes trônait un nid de plume blanches. Sur ce duvet démesuré tenaient les fondations d’une bâtisse de bois sombre, percée de grands vitraux multicolores. Du lierre grimpait sur la charpente et s’élevait le long de ses étages, jusqu’aux toits des deux tourelles qui encadraient un pan de verrière où se reflétait le soleil de midi. Une mer d’ombre s’étendit sur Vieuboucot-les-Lacs, et cette ombre avait la forme d’un manoir aux serres d’oiseau.
Darwish donna un petit coup d’épaule à Cornélia.
— La voilà, ta spécialiste.
Une rambarde de rondins et de branchages tressés contourait le nid de plumes, où se serait normalement trouvé le gésier d’un échassier. Une femme se tenait devant le porche, ses mains tenues à l’arrière de son dos où tombait le délicat drapé d’une cape bleu nuit. Ses cheveux, remontés en un chignon soigneusement tiré, lui retombaient jusqu’à la taille. Leur noirceur contrastait avec l’argent des bijoux entremêlés dans ses mèches et le topaze de sa robe, longue à en cacher ses chaussures. Perché à sa droite, un rapace à bec jaune scrutait la ville. Une vieille sorcière ? N’importe quoi ! Du haut de son palais mouvant, Madame Lavignon possédait le flegme et la droiture d’une impératrice.
L’oiseau-maison s’arrêta aux abords de la place, sur le rectangle de terre battue apparemment destiné à l’accueillir. La place trembla alors que les genoux de la créature disparurent sous l’édifice. Quand le nuage de poussière retomba tout à fait, la femme ouvrit le portique qui la séparait du reste de la ville. La foule, qui ne respirait plus, éclata de liesse. Le tonnerre d’applaudissements s’interrompit sitôt que l’étrange propriétaire demanda la parole. La main qu’elle avait levé tenait une plume de calligraphie à l’embout doré, qu’elle trempa dans un encrier harnaché à sa ceinture. Son augure caqueta, et un trait d’encre multicolore suivit le cercle empli de signes qu’elle dessina dans l’air, à hauteur de sa bouche.
— Quelle joie de vous revoir, mes amis…
Sa voix résonnait à travers toute la campagne.
— C’est pour moi un immense honneur de revenir chaque année au dernier nid de la région. Et comme chaque année, vous vous en doutez bien, je ne suis pas arrivée seule.
Elle descendit les trois marches qui la séparait des pavés.
— Mesdames, augures et messieurs… je vous présente la nouvelle promotion d’apprentis de la Volière Cigogne !
La porte de la bâtisse s’ouvrit à la volée sous les clameurs endiablées des villageois. Une salve de jeunes gens s’extirpa du manoir et fonça au contact de la masse. Quelques uns se ruèrent dans les bras de leurs parents, venus spécialement pour l’occasion. D’autres, plus en retrait, discutaient entre eux, ou se contentaient d’observer les alentours. Les derniers à quitter la Volière furent un petit groupe parmi les plus âgés, dont l’apparence trahissait leurs seize ou dix-sept ans. Eux ne se mélangèrent pas. Ils ne se laissèrent pas contaminer par la joie environnante. C’est à peine s’ils répondirent aux sourires et aux salutations des spectateurs, qui pourtant, semblaient les admirer plus que n’importe quels de leurs camarades. Stoïques, avec leur augure sur l’épaule et une petite broche de cuivre contre le cœur, ils formèrent une ligne parfaite entre le public et la volière. Si Madame Lavignon impressionnait, ces apprentis-là donnaient froid dans le dos. Les badauds se gardaient bien de les approcher. Ils préféraient plutôt se tasser autour de leur supérieure pour tenter de capter son attention.
— Alors, ce début de voyage ?
— Et les augures ? A combien d’éclosions doit-on s’attendre ?
— Les apprenants sont-ils meilleurs que l’an précédent ? Pensez-vous que certains réussiront à entrer chez les effaroucheurs ?
Sitôt qu’elle aperçut Gaspard jouer des coudes entre les curieux, Madame Lavignon se pétrifia. Une lueur pétilla dans ses yeux d’un vert profond, sitôt remplacée par son air de marbre.
— Je vous prie de m’excuser, somma-t-elle à l’attroupement qui s’écarta de suite. Un rendez-vous est arrivé.
Elle s’arrêta devant Gaspard. L’un et l’autre se dévisagèrent un moment, l’un et l’autre aussi froids que la glace.
— Un rendez-vous que je n’attendais plus.

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