Pourquoi vous inscrire ?
«
»
tome 1, Chapitre 5 « Rose musquée - Soigner les cicatrices » tome 1, Chapitre 5

Tic. Tic. Tic.

Cornélia frémit sous les couvertures. Sa tête, son dos, sa peau… tout n’était qu’un amas confus de courbatures. Un tiraillement à l’intérieur de sa cage thoracique s’éloignait, puis se rapprochait, et s’éloignait encore au rythme de ses respirations. Plus profond, son cœur envoyait ses lentes pulsations à travers ses quatre membres, de la pulpe de ses lèvres jusqu’au bout de ses ongles. Il ne semblait pas battre. Il semblait repousser. Quelque chose tentait de grandir à l’intérieur, comme désireux de prendre de plus en plus en place. Comme si Cornélia suffoquait dans une cage trop petite pour elle. Elle se sentait énorme. Titanesque. Incapable de bouger d’un cil, à la merci de la douleur diffuse qui étouffait ses pensées sous d’incessants acouphènes.

Tic.

Seul son cœur sursauta. Quelqu’un se trouvait là. Tout près. Mousse à raser, parfum bon marché et cuir verni ; ça sentait Gaspard.

Tic-tic-tic-tic.

Assis au chevet de sa nièce, le policier ôta la cuillère de sa tasse fumante et la déposa sur la coupelle assortie. Le café passait toujours mieux avec un peu de sucre – surtout après une nuit blanche. Deux poches violacées entouraient ses yeux plus enfoncés que jamais, et un tressaillement continu agitait sa jambe à en faire couiner le parquet. Sur la table de chevet, les chiffres rouges d’un réveil indiquaient dix heures passées.

Une porte grinça. La nouvelle présence racla une chaise sur le parquet, et s’installa près du lit.

— Il va lui falloir un moment, Narcisse.

— Narcisse est mort, maugréa l’autre à mi-voix. Il ne reste que Gaspard, maintenant.

L’inconnu expira longuement avant de reprendre, sur le même ton :

— Même ça, elle ne le sait pas ?

Il ne reçut pour réponse qu’un claquement de langue du policier.

— Circé va être folle. Tu lui avais promis de t’en charger.

— J’aimerais bien vous y voir, tous ! Comment on explique des choses pareilles ?

— Tu n’aurais pas dû partir, murmura la douce voix.

Sa paume s’ouvrit, prête à lui asséner une tape amicale que Gaspard refusa d’un roulement d’épaules.

— Je ne pouvais pas rester.

Les paupières de Cornélia papillonnèrent. Enfin, elle reprenait le contrôle. Sa vue, d’abord floue, double, ne se stabilisa pas avant une longue minute. D’abord, elle vit son oncle, le visage et les paumes couvertes d’une multitude de petites entailles, s’emparer de son poignet avec une vivacité qui la fit grimacer.

— Cornélia ! Nom de- tu m’entends ?

L’homme à la voix tranquille pressa le bras de Gaspard qui relâcha aussitôt sa prise. Tout en lui inspirait la douceur – parfum de menthe et de vieux romans. Son visage fin abritait de grands yeux noisette, un nez droit et fin, une fossette sur la joue gauche malgré les premiers traits de l’âge, et surtout, un grand sourire de soulagement alors qu’il constatait que la blessée retrouvait ses esprits.

— Tout va bien. Tu es en sécurité, ici.

Cornélia voulut se redresser. Des souvenirs émergeaient, écueils dans la brume de cette nuit étrange. Qu’avait-elle rêvé ? Qu’avait-elle vécu ? La route, l’accident, le monstre… entre les cauchemars et les malaises, impossible de démêler le vrai du faux.

— Où…

Elle toussa. Les sons tremblaient dans sa gorge asséchée. Avec une précaution infinie, les deux hommes l’aidèrent à s’asseoir. L’un replaça les oreillers dans son dos, l’autre lui tendit un verre d’eau.

— On est arrivés.

Une fenêtre voilée de fine dentelle surplombait le lit simple où Cornélia reposait. Les rayons dorés du soleil striaient les couvertures brodées et coulaient sur le parquet de la chambre étroite. Aucun immeuble à l’horizon. Pas une rue, un parking ou une clôture. Seules quelques maisonnettes de pierre, minuscules et solitaires, occupaient ce grand Rien. La verdure s’étendait à perte de vue, jusqu’à disparaître au détour de lointains vallons clairsemés de fleurs chatoyantes. Tout près, un carillon tintait sous les caresses de la brise.

— Là-bas, pointa l’inconnu, c’est Vieuboucot-les-Lacs. On pourra y faire un tour, quand tu te seras remise.

Dans son dos, Gaspard haussa les épaules ; pas question de sortir d’ici. Pour le moment, cette question ne se posait même pas, puisque sa nièce était aussi pâle que la nappe sur laquelle reposait son coude.

Cornélia jaugea le dernier venu des pieds à la tête.

— C’est vous, la spécialiste ?

— Spécialiste ? gloussa-t-il. Non- enfin, je suis doué dans mon domaine, mais… non. Je ne suis pas « la » spécialiste, à proprement parler. Je m’appelle Darwish, et je suis vraiment... vraiment enchanté de faire ta connaissance.

Un flash contracta les tempes de Cornélia. Les images, toujours ces images. Dehors, il faisait beau, et dedans, tout était calme comme si rien n’était jamais arrivé.

— L-le monstre ! Dans la forêt ! J’ai- on a…

— Tout va bien, répéta Darwish. Respire tranquillement. On va tout t’expliquer.

La figure de Gaspard s’enfouissait peu à peu dans sa main. Ses épaules, d’habitudes si droites et dressées, fondaient plus vite que glace au soleil. Il ne parlerait pas. Darwish, à l’allure pourtant si affable, n’en menait pas plus large.

— Bon. Bien. Alors… comment tu te sens ?

Enrubannée des pieds à la tête, la jeune fille lui décocha une moue circonspecte.

— Heu… mal ?

Il laissa échapper un rire nerveux.

— Oui- évidemment. Pardon.

Ses genoux craquèrent alors qu’il se décida à quitter son siège. Des branches d’arbre dansaient derrière la fenêtre vers laquelle il se dirigea, obstruée par un amoncellement de livres et de bibelots qu’il réorganisa sommairement.

— Cornélia, il y a des choses que la plupart des gens ignorent. Soit parce que cette chose leur est désagréable et qu’ils préfèrent l’oublier, soit parce qu’elle leur est inconnue ou inconcevable. Perdue avec le temps, peut-être. Parce que les gens ont trouvé d’autres choses pour les remplacer. La « spécialité » que ton oncle a évoqué est un peu de tout ça.

Une nuée de poussière émanait des tomes qui s’amoncelaient sur la table, déjà pleine à craquer.

— Mais je crois qu’il n’y a qu’une seule manière de l’expliquer.

Il ouvrit le double battant à la volée et siffla un grand coup, avec ses doigts. Le bruit résonna à travers la campagne, avant de se perdre dans le bruissement des feuillages.

Un autre sifflement répondit. « Pit-wiouu », d’abord faible, mais très vite de plus en plus proche et distinct. Une tête passa l’encadrement de la fenêtre. Un oiseau ? Un petit canard au plumage brun-orangé déboula dans la maison toutes ailes déployées, et renversa au passage le dernier tas de bouquins branlant qui s’écrasa au sol. A peine influencé par l’impact, l’animal posa ses palmes sur le dossier de la chaise vide.

Cornélia se raidit sur sa couchette. Ses yeux comme des soucoupes plongèrent dans ceux de l’intrus, aussi noirs que les siens.

— Salut, toi ! caqueta l’oiseau.

La jeune fille arrêta de respirer. Comment ça, « salut » ? C’était un canard. Un de ces canards comme il en traînait dans tous les lacs et les rivières du pays. Sauf que celui-là s’exprimait avec la voix nasillarde et chevrotante d’une mamie-gâteau.

— Contente que tu sois réveillée, ma p’tite ! Une chute pareille, ça pardonne pas… oh ! Tu sais ce qui ne pardonne pas non plus ? L’absence de bonnes manières ! Mon nom à moi, c’est Ida.

Les mots de l’oiseau s’accumulaient dans l’esprit déjà plein de Cornélia. La chute… oui, elle s’en souvenait, maintenant. Les souvenirs lui revenaient en double, en triple, comme si son cerveau ne parvenait pas à reconstituer la bonne version des faits. Certains fragments de sa mémoire remontaient plus loin que la veille. La pluie, la nuit et la tempête, mais surtout cette bête féroce… elle ignorait à quel moment les cauchemars s’étaient immiscés sous ses paupières. A croire qu’à force d’imaginer le monstre, elle l’avait elle-même tiré de sous son lit.

De nouveau à son fauteuil, Darwish laissa l’animal sauter du dossier à son bras.

— J’imagine que ça doit un peu surprendre, la première fois –

— Un peu ? coupa Cornélia. Vous portez un canard qui parle !

La concernée dressa le gésier, offusquée.

— Canard ?! Moi, je suis une dendrocygne fauve, ma petite dame !

— Ida est mon augure, reprit Darwish en lui offrant une caresse pour l’apaiser. Je suis son oiselier. Ensemble, nous sommes capables de, disons, petites merveilles. Par exemple… Tu vois les dessins, sur tes bandages ?

Cornélia observa un instant les multiples tours de gaze qui lui entouraient les bras. Il y avait un grand cercle, près du coude. Trois autres, plus petits, s’alignaient juste sous les phalanges. Elle en compta cinq ou six, chacun empli de son propre gribouillage.

— Ce sont des signâcles. Il en existe pour toutes les situations… et ceux-là sont pour t’aider à guérir.

Cette fois, s’en était trop. Elle voulut rire, mais le gloussement resta coincé dans sa gorge, et se transforma en quinte de toux. Gaspard, qui n’avait pas bougé depuis un moment, éloigna son poing de ses lèvres.

— Vas-y doucement, rumina-t-il à l’oreille de Darwish. Les oiseliers, l’ærya… tout ça, pour elle, ça n’existe pas.

— Et c’est bien pour ça que vous vous êtes retrouvés dans un pareil pétrin, glissa l’autre sur le même ton. Mais ne t’inquiète pas. Elle va vite comprendre.

Les doigts de Darwish craquèrent alors qu’il s’étirait. Sur son épaule, Ida se racla bruyamment le gosier. Quand il approcha sa paume des signâcles, juste assez pour les effleurer, Ida se mit à chanter. Au premier « pit-wiouu », une impulsion se répandit à travers les bandages, suivie d’une vague de chaleur réconfortante. C’est alors que l’impensable confirma l’impossible : les symboles, qui n’étaient que de vulgaires traits d’encre, s’illuminèrent d’un éclat iridescent. Les cercles se détachèrent de leur support, diffusèrent leur clarté le long de son bras et s’élevèrent dans la pièce avec la grâce d’une aurore boréale. Plus Ida criait, plus les disques s’étendaient, tournoyaient, s’agitaient en leur centre. Puis Ida se tut, et toutes les apparitions éclatèrent en silence, comme des bulles de savon.

Lorsque Cornélia referma sa mâchoire proche de toucher terre, l’engourdissement qui l’empêchait de se mouvoir n’existait plus. Elle tira sur l’extrémité de la gaze et la déroula en vitesse. En dessous, rien. Juste de fines égratignures presque cicatrisées, incomparables avec les traces rougies qui tâchaient les pansements. Quoiqu’il s’était passé, ces gens venaient de la guérir.

— C-c’est… de la magie…

— C’est l’ærya, sourit Ida. L’énergie qui lie tout ce qui est au monde, canalisée par les augures et modelée par les oiseliers… de générations en générations.

Les sourcils de l’adolescente se froncèrent. Gaspard esquiva son regard, les yeux dans sa tasse vide et son poing de nouveau vissé contre ses lèvres. Il ne s’était pas étonné de l’arrivée d’Ida. Il n’avait pas bronché devant les tracés multicolores. Il ne réagissait même pas aux explications de leurs hôtes, apparemment amis de longue date. Des gens dont Cornélia ignorait l’existence un jour plus tôt.

— Tonton… ? Je comprends pas… tu… on ne peux pas croire ça, pas vrai… ?

Pas de réponse. Jamais elle ne l’avait vu aussi fermé. Il y avait un homme à son chevet, mais Gaspard, lui, se trouvait à des années-lumières.

— Et ce n’est que la surface, renifla Darwish, un peu gêné. Vois-tu, petite, tout le monde ne peut maîtriser l’ærya, ce qui en fait une énergie très convoitée. Les oiseliers n’ont pas que des amis… et les harpies sont les plus agressives d’entre eux.

Un frisson glacé parcourut l’échine de Cornélia. Une harpie. C’était ça. Ça résonnait comme une évidence. Les serres, les ailes, le bec, et surtout ce hurlement terrible, si vif dans sa mémoire qu’elle l’entendait aussi net qu’à l’instant du face à face.

— Je ne comprends pas… pourquoi nous ? Qu’est-ce que ce monstre nous voulait ?

Gaspard chercha de l’aide auprès de Darwish, qui ne trouva plus rien à dire. D’un accord muet, leur hôte quitta la pièce et referma la porte derrière lui. Les mains du policier cherchèrent celles de sa nièce.

— Est-ce que… tu te souviens de comment tu as échappé à cette harpie ?

Les yeux de Cornélia se gorgèrent de larmes. Et si ce monstre était réel, cela signifiait que ce quelque chose qui poussait à l’intérieur de l’adolescente l’était tout autant.

— Oh non… non-non-non ! La harpie, elle m’a griffé, et tout à coup il m’a poussé des plumes partout ! Et des ailes ! Je vais- Je vais devenir une-

— Du calme, Cornélia. Du calme. Les harpies et les garous, ça n’a rien à voir. On n’est pas contaminé. On naît comme ça. Et toi… tu es comme elles. Comme ta mère.

Un sifflement aigu s’échappa de la gorge de Cornélia. Plus Gaspard cherchait à l’apaiser, plus ses respirations s’accéléraient. L’intérieur de ses dents pulsait, saisi par une sensation glacée. Un picotement glissa le long de son épiderme. Ça poussait sous sa peau. Les plumes. Elles étaient là. Prête à jaillir.

— J’ai besoin que tu restes calme. C’est difficile, je sais, mais les émotions trop fortes risquent de précipiter une transformation.

Il prit une grande inspiration.

— Tiens. Fais comme moi. Respire.

Cornélia tâcha de suivre les indications de son oncle. Son souffle s’allongea peu à peu. Bientôt, son tressaillement se stabilisa. Quand la démangeaison dans ses veines s’estompa, une grosse larme roula sur sa joue.

— Tonton… qu’est-ce qui va m’arriver, maintenant… ?

Gaspard l’entoura de ses bras.

— Ta mère était peut-être une harpie, murmura-t-il, mais les Fauvet sont de grands oiseliers. Et toi, ma petite, tu deviendras la plus grande d’entre nous.


Texte publié par Aspenvirgo, 19 septembre 2025 à 11h21
© tous droits réservés.
«
»
tome 1, Chapitre 5 « Rose musquée - Soigner les cicatrices » tome 1, Chapitre 5
LeConteur.fr Qui sommes-nous ? Nous contacter Statistiques
Découvrir
Romans & nouvelles
Fanfictions & oneshot
Poèmes
Foire aux questions
Présentation & Mentions légales
Conditions Générales d'Utilisation
Partenaires
Nous contacter
Espace professionnels
Un bug à signaler ?
3333 histoires publiées
1459 membres inscrits
Notre membre le plus récent est Bleu Paris Festival
LeConteur.fr 2013-2025 © Tous droits réservés