On m’avait mise en garde, et je n’ai pas écouté.
En vacances sur une petite île du Pacifique, j’avais décidé d’aller me promener sur un sentier forestier, pour profiter du paysage à l’approche du crépuscule. Certains locaux, me voyant seule et me reconnaissant clairement comme une touriste, avaient tenté de me faire reconsidérer mon choix. Selon une de leurs légendes, si on s’aventurait seule dans cette forêt, on devenait vide, creux comme un fantôme… si on en revenait.
J’avais souri poliment, leur avait assuré que je n’irais pas loin, et les avais ignorés avant de m’enfoncer dans les bois. La chaleur laissait peu à peu sa place au froid de la nuit, bien qu’il fasse toujours assez chaud, avec l’humidité restant bien présente. La nature était calme, c’était à peine si on entendait le chant des insectes. Et c’est là que je l’ai rencontré.
Dans le creux d’un croisement, un arbre gigantesque avait pris ses droits, étalant ses branches au-dessus des sentiers, et de ma personne par la même occasion. Levant la tête, admirative de la taille de cet arbre, je vis qu’une des branches était occupée. Je me retrouvai figée, ne pouvant détourner le regard.
Dans la pénombre, il m’était difficile de dire quel genre d’animal c’était. Un oiseau, peut-être ? Ses ailes, immenses pour le gabarit de sa silhouette, étaient membraneuses et striées de plumes sombres, s’ouvrant et se fermant sans bruit. Mais ce qui détrompait mon hypothèse, était le reste de son corps recouvert d’écailles lisses et grises, ainsi que sa tête avec une gueule et un museau félins à la place du bec. Je croisais ses yeux, sans âge et sans pupille, happée par un sentiment étrange remontant le long de ma colonne vertébrale pour résonner dans mon crâne.
Mon prénom.
Non pas dit, non pas crié, ou même murmuré, mais ressenti, comme une lame glissant entre les côtes.
Puis plus rien.
Je me suis réveillée à l’hôpital, la tête lourde et l’impression d’être vide à l’intérieur.
Le personnel médical a débarqué dans ma chambre, prenant mes constantes, me renseignant sur comment j’avais atterri ici, me posant des questions. Et ce fut là que je me suis retrouvée muette. L’infirmière eut un visage soucieux.
— Vous ne vous souvenez plus de votre nom ?
— Je… Mon nom de famille est Moreau, répondis-je avec une certaine assurance. Mais je… je ne me souviens pas de mon prénom.
Ma respiration s’accéléra. Pourquoi je ne m’en rappelais pas ? Comment pouvais-je oublier comment je m’appelais ?! On s’activait autour de moi, mais trop enfoncée dans mon esprit, je n’y faisais pas attention.
Au final, les médecins m’ont fait passer des examens, mais tout était normal. Pour eux, c’était une amnésie sélective qui pourrait être temporaire. C’était rassurant, sauf qu’en vérifiant mon nom sur mes papiers d’identité, mon prénom était illisible, comme effacé à l’acide. Pareil sur toutes les photos et scans où figurait mon nom. C’était à n’y rien comprendre. Heureusement, le reste des informations était intact, j’ai donc pu rentrer à mon hôtel le jour-même.
J’ai passé les deux journées suivantes à appeler ma famille et mes amis pour leur raconter ce qui m’était arrivé, et surtout pour entendre mon prénom. Mais aucun d’entre eux ne s’en souvenait.
— Enfin maman, tu dois bien te rappeler du prénom de ta fille unique ! m’énervais-je dans mon téléphone. C’est même toi qui l’as choisi !
— Parle-moi sur un autre ton, claqua-t-elle d’un ton sec. Et j’ai pas dû choisir le bon, vu que je ne m’en souviens.
Excédée, je raccrochais avant de me vautrer dans le lit, mes yeux se perdant dans le vague.
Comment pouvait-on oublier spécifiquement son prénom, mais ce souvenir de tout le reste ? Et ce vide en moi n’aidait pas à me calmer, sans parler de la sensation de malaise que j’avais depuis mon réveil à l’hôpital.
J’inspirai soudainement, prise d’une idée : je devais retourner dans la forêt. Cet oiseau, ou cette chose, devait être responsable.
Le soir-même, au moment qu’il y a trois jours, je pénétrai de nouveau sur le sentier, déterminée. Il ne me fallut pas longtemps pour atteindre le croisement et l’arbre gigantesque. Et là, sur une grosse branche, la créature m’observait, la tête penchée.
— Tu es revenu, dit-elle sans bouger les lèvres.
La voix a jailli directement dans ma tête, douce, presque tendre, me faisant sursauter.
— Tu veux ton nom, n’est-ce pas ?
J’ai hoché la tête, incapable d’articuler quoi que ce soit d’autre, prise d’un mélange de peur et d’appréhension. Elle ouvrit ses ailes, s’envolant et planant jusqu’à moi, sans un bruit ni souffle d’air. Posée sur mon épaule, elle leva une patte griffue, effleurant ma tempe.
— Les noms sont des clés. Le tien a été trop souvent murmuré sans sens, écrit sans passion. Tu l’as usé comme de vieilles chaussures. Alors je l’ai pris.
— Tu… es quoi ? ai-je réussi à souffler.
Sa gueule s’étira, comme si elle souriait, pourtant sa peau ne bougea pas et son regard s’est adouci.
— Je suis un Choronyme. Un mangeur de noms. Je ne vole que ceux qui ne savent plus les porter.
— Mais je l’aimais, mon nom…
— Tu l’aimais comme on aime un parapluie un jour de pluie. Par utilité. Mais pas pour ce qu’il signifie.
Elle a ouvert ses ailes. Chaque plume semblait gravée de lettres minuscules, tournoyantes, comme une encre vivante, mais d’un éclat terne. J’ai cru apercevoir des noms ‒ Lucie, Mathis, Enora. Des noms flous, chuchotés, disparus.
— Si tu veux le retrouver, a-t-elle murmuré, il te faudra le mériter.
Je hochai la tête, désireuse de retrouver ce qui m’appartenait.
Elle m’a alors guidé à travers la forêt, quittant les sentiers, jusqu’à une grotte. J’y entrai avec méfiance, les cailloux crissant sous mes chaussures. Quand j’émergeai du tunnel, je sus que je n’étais plus dans la réalité. Les arbres y étaient faits de parchemin, la terre d’amas de souvenirs gelés, et le ciel d’un gris où flottaient des syllabes oubliées. Dans ce monde, chaque nom avait un poids, une forme, une odeur.
Et je n’étais pas la seule en ce lieu étrange. Un homme portant un prénom si lourd qu’il avançait courbé. Une femme pleurait son surnom d’enfance, qu’elle avait troqué contre une carrière brillante. Et un enfant cherchait les lettres de son nom dans un lac de verre brisé.
La créature les ignora, me conduisant au centre d’un cercle de silence. Là, sur un autel de pierres gravées, se trouvait une plume noire ‒ ma plume. Mon prénom y était enroulé, fragile, comme une fumée qu’un souffle suffirait à dissiper.
— Tu peux le reprendre, dit-elle. Mais à un prix.
— Lequel ?
Que devais-je payer pour récupérer ce qui m’appartenait depuis ma naissance ? Elle m’a regardé longtemps avant de répondre.
— Tu devras en forger un nouveau. Un prénom que tu choisiras. Et celui-ci, l’ancien, sera à moi. Définitivement.
Je fronçais des sourcils, confuse.
— Mais comment je peux le reprendre si tu le gardes ?
— Tu n’en a plus. Tu es personne, désormais. Pour en avoir un de nouveau, tu dois céder celui que tu convoites.
Je suis resté longtemps face à cette plume. Mon prénom m’appelait, et en même temps, il me semblait étranger. Comme un vêtement d’enfance devenu trop étroit. J’ai pensé à toutes les fois où on l’avait écorché, oublié, remplacé. À ce qu’il disait de moi, ou à ce qu’il cachait. Comment il me définissait.
J’ai tendu la main… et je l’ai laissée retombée.
La créature a hoché la tête, avant de décoller de mon épaule et d’avaler la plume en silence. Puis, elle s’est envolée dans le ciel gris brumeux.
— L’ancien contre le nouveau. Une fois celui-ci forgé, tu pourras partir.
Et je me retrouvai seule dans le cercle, incapable de bouger, totalement vide.
Je ne sus jamais combien de temps je restai ainsi, figée dans l’immobilité et l’absence d’identité. À un moment, je me sentais flotter intérieurement dans le vide, puis le suivant quelque chose de chaud et de petit apparut.
Solème.
Le lieu disparu, et je me retrouvai au milieu de la forêt, sous l’arbre du croisement. Hébétée, je clignai des yeux à la faible luminosité qui perçait le feuillage. Puis je souris, prise d’une énergie et joie sans pareilles.
J’avais un prénom. Un qui n’appartenait qu’à moi. Un que je revendiquerais avec amour et fierté. Un qui était libre de toute contrainte, de tout passé, de toute histoire.
Un nom libre.

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