— Vous pensez que je peux éclaircir cette affaire ?
L’inspecteur Clément, les mains jointes sur son ventre confortable, adressa à son adjoint un sourire entendu :
— Allons, mon garçon, vous semblez avoir un don pour vous occuper de ces cas bizarres. Et vous avez quelques relations utiles dans le domaine, à ce qu’il paraît…
Le jeune homme se renfrogna ; certes, il avait dû traiter récemment d’affaires pour le moins inhabituelles… Mais il n’était pas un spécialiste de la chose ! Il poussa un soupir :
— Où se trouve la victime ?
— Chez elle, vers le faubourg Saint-Honoré.
Clément lui fournit l’adresse d’une certaine Apolline Despaires. Joseph la nota sur son calepin et sortit pour se mettre en quête d’un fiacre. La circulation n’était pas dense en ce milieu de matinée, et il arriva rapidement devant un immeuble confortable. La dame vivait au quatrième étage, dans un deux-pièces coquettement arrangé. Âgée d’une quarantaine d’années, bien mise et agréable d’apparence, elle entreprit aussitôt de lui expliquer ses malheurs...
Sauf qu’aucun son ne sortit de sa bouche. Elle avait beau l’ouvrir et la fermer tel un poisson tiré de l’eau, elle demeurait muette comme une carpe. En désespoir de cause, Joseph lui présenta son calepin et son crayon gris. Elle s’appliqua à écrire, mais quand elle rendit la page au policier, elle était entièrement vide.
Quelques mois plus tôt, Joseph aurait cru à une mise en scène, mais ses récentes expériences l’avaient rendu plus circonspect. Apolline lui désigna une grande commode ; quand il s’approcha, il vit à sa surface un cercle plus sombre, l’emplacement d’un objet qui avait disparu. La victime parvint à mimer un vol, par une personne qu’elle n’avait fait qu’entrevoir. Elle porta ensuite la main à sa bouche, comme pour indiquer que son silence était lié à ce larcin.
Joseph l’observa, pensif : de quoi cette femme avait-elle été victime ? D’un choc émotionnel ? Cela n’expliqua pas son écriture invisible… Un sortilège ? Le policier secoua la tête : il ne pouvait raisonner sur un terrain qui n’était pas le sien. Il décida de visiter l’une des relations que l’inspecteur Clément avait évoquée.
Il prit congé de la malheureuse et se dirigea vers la rue des Feuillantines, où vivait un personnage des plus singuliers, qui l’avait pris en sympathie. Il gravit l’escalier quatre à quatre et toqua à la porte ; au bout d’un moment, le battant s’ouvrit sur un homme qui approchait de la soixantaine, aux longs cheveux gris. Il possédait un regard vif et une physionomie agréable, ainsi qu’une énergie qui, même à son âge, paraissait insatiable.
— Ah, mon cher Joseph ! Veuillez entrer. Quelle heureuse circonstance me vaut votre visite ?
— Heureuse, je ne pense pas, répondit-il. Plutôt un mystère qui devrait vous intéresser !
Les yeux du comte Alexandre d’Harmont, encyclopédiste de l’Étrange, s’illuminèrent aussitôt.
— Entrez donc !
L’appartement ressemblait à la boutique d’un libraire. Les deux hommes se frayèrent un chemin au milieu des étagères surchargées d’ouvrages, jusqu’à la table de travail du comte. Il invita son visiteur à s’asseoir et écoute son récit avec attention.
— Voilà qui est pour le moins surprenant… murmura-t-il quand Joseph eu terminé. J’ai bien quelques idées, mais il va falloir que je creuse la question. Je vous recontacterai dès que j’aurais du neuf.
Joseph le remercia et rentra à la préfecture de police.
— Eh bien, avez-vous percé ce mystère ? lui demanda son supérieur.
— Pas encore… J’ai lancé des pistes.
Clément déploya son journal avec un sourire goguenard. Le jeune homme soupira et se plongea dans d’autres affaires, en essayant de réprimer son impatience. Enfin, dans la matinée du jour suivant, un coursier lui remit un pli, rédigé d’une écrire ferme et déliée :
« Mon chef Joseph, je pense avoir trouvé la personne adéquate pour dénouer ce mystère ! Pouvons-nous nous rejoindre à l’appartement de notre dame silencieuse ? »
L’inspecteur-adjoint s’empara de sa plume et répondit aussitôt, à la fois enthousiaste et curieux. Le comte l’accueillit en bas de l’immeuble, en compagnie d’un jeune homme silencieux, fin et blond, qui portait sur le dos un étui à instrument. Il salua timidement le policier.
— Avant de monter, déclara le comte, je vous dois quelques explications. Avez-vous déjà entendu parler de cryptage ?
Joseph haussa un sourcil :
— Oui. C’est ce qu’on utilise pour les lettres codées…
— Exactement. "Crypté" signifie "caché". Le but d’un code est de rendre un texte indéchiffrable… D’une certaine manière, la faculté de cette dame à s’exprimer a été cryptée.
Joseph opina :
— Je vois… Comment est-ce qu’on peut faire pour la… décrypter ?
— Eh bien… Il fait employer une clef…
— Une clef ? Répéta le policier, perplexe.
— Les clefs peuvent être d’ordre divers. Une suite de chiffres, de lettres… Ou de notes, puisqu’il s’agit de son et de tout ce qui peut le représenter… une clef musicale. C’est la raison pour laquelle j’ai fait appel à notre ami Caoimhín, qui descend d’une longue lignée de bardes irlandais. Sa connaissance de l’usage mystique des sons est sans pareille.
Les trois hommes montèrent à l’appartement d’Apolline, qui se trouvait heureusement chez elle. L’apparition de deux inconnus l’alarma un peu, mais quand Joseph lui expliqua qu’ils pourraient l’aider, elle se calma.
Alexandre la fit s’asseoir sur une chaise ; Caoimhín s’installa sur un tabouret à côté d’elle. Il ôta une harpe de son étui. L’instrument, en bois sculpté de délicates arabesques, semblait fort ancien. Le jeune homme blond commença à pincer les cordes, les unes après les autres, avec douceur. À chaque note, il tendait l’oreille, comme pour entendre un écho que lui seul percevait. Joseph ne put s’empêcher de penser aux habiles cambrioleurs qui pouvaient forcer un coffre-fort en collant l’oreille à la porte pour écouter les cliquetis du mécanisme.
Au bout d’un moment, il se mit à jouer des séquences de plus en plus précises, subtilement différentes les unes des autres.
Était-ce dont cela, la fameuse clef ? Une mélodie ?
Au fur et à mesure, la phrase musicale devenait plus puissante. Les notes se mirent à vibrer jusqu’à forme comme un mur de son autour d’eux. Peut-être Joseph imagina-t-il ce son brisque et intense, qui lui rappela du verre brisé. La demoiselle Despaire poussa un petit cri étranglé, et porta aussitôt al main à sa bouche, en regardant autour d’elle avec de grands yeux écarquillés.
Peu après, une tasse de thé entre ses mains tremblantes, elle raconta d’une voix encore un peu rauque les circonstances de sa mésaventure :
— Mon frère m’avait rapporté de ses voyages dans les îles britanniques une sorte de tambour, pas très joli, certes, mais qui il mettait une touche d’exotisme das le salon. Une nuit, j’ai cru entendre un bruit et je me suis levée. Il y avait cette… chose dans mon salon, juste une ombre… Quand j’ai voulu crier, il a entonné un chant bizarre et plus rien n’est sorti de ma bouche. Il a emporté le tambour avec lui…
Alexandre opina :
— Une bien étrange histoire, c’est certain. Je suis sûr que monsieur Fornassier ici présent mettra tout son zèle à trouver votre voleur…. Même si je crains qu’il soit bien loin.
La bonne dame eut l’air rassurée. Quand ils quittèrent son appartement, elle les remercia chaudement.
Tandis qu’ils marchaient le long du faubourg, Joseph laissa cours à sa curiosité :
— Qui as pu laisser une telle malédiction sur cette pauvre femme ?
Ce fut la voix douce du jeune Irlandais qui lui répondit :
— Si cela avait été un humain, pour la faire taire, il l’aurait menacée, ou tuée même. Ma famille tient son savoir de maîtres féeriques. Cette façon de faire appartient au petit peuple…
Joseph leva les yeux au ciel, mais il savait, dans son for intérieur, que cette explication demeurait la plus logique.
— Le tambour devait être un objet féerique, volé – consciemment ou non – par son frère, ajouta Alexandre avec sa jovialité habituelle.
Joseph opina, résigné.
— Que vais-je mettre dans mon rapport ?
L’érudit sourit :
— Dites-lui juste que nous avons pu retrouver une clef sans serrure, qui nous a permis d’ouvrir ce silence.

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