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LA CRAVATE

Une page perdue de l'univers 'Esoteriam'

Note de Grimm : un défi de l'Allée des Conteurs (Une fille muette qui dessine le passé)

Θ

Daniel desserra le nœud de sa cravate et se massa le cou, mal à l’aise.

La petite fille face à lui ne cessait de le regarder de ses grands yeux clairs. Elle ne souriait pas et se contentait d’agiter ses jambes d’avant en arrière. Les rendez-vous avec elle se succédaient ; Daniel questionnait inlassablement mais jamais il n’obtenait de réponses.

La fillette se contentait de rester assise, muette. Il lui était incapable de savoir ce qu’elle ressentait à cet instant : de la tristesse ? De l’angoisse peut-être ? Mise à part le lent mouvement de ses jambes, rien ne lui permettait d’analyser le mental de cette petite fille.

Il se râcla la gorge.

— Je vais vous montrer des couleurs. Prenez cela comme un jeu, voulez-vous ?

Sa voix était rauque. Trop même. Il se massa à nouveau le cou.

Parler seul le pesait. Pourtant, il n’avait d’autres choix que de continuer à essayer d’érafler cette carapace derrière laquelle elle s’était murée. Après tout, Daniel jouait sa réputation. Lui qui arrivait sans mal à explorer la psyché de psychopathes notoires ne pouvait pas se heurter à un cas si… simple ? En apparence, seulement.

Depuis combien de temps s’échinait-il à la rencontrer ? Il ne connaissait même pas son prénom. Daniel secoua la tête, étala les cartes de couleurs sur le bureau et pointa du doigt la couleur rouge. Il patienta. La fillette continuait de le fixer.

Le vert. Le bleu. Le jaune… Aucune réaction. Elle ne le quittait pas des yeux. Elle lui donnait l’impression de porter un masque sans expressions, dépourvu de toute émotion. Daniel avait tout imaginé à son sujet ; peut-être était-elle dépourvue d’âme ? possédée par un démon ? dépourvue de toute empathie ? … Non, ces analyses n’avaient aucun sens. Rien ne lui permettait, pour le moment, d’arriver à une telle conclusion.

Daniel avait besoin d’une accroche. Il soupira discrètement et se massa le cou, encore une fois.

— Je vais me prendre un verre d’eau. En souhaitez-vous un ?

A cet instant, il se figea. Il ne l’avait pas imaginé, le mouvement dans l’œil de la gamine. Ce petit soubresaut dans son regard. Les iris grises de la jeune s’étaient posées sur le crayon à papier rangé dans le pot à stylos. Une réaction presqu’imperceptible mais tout de même visible pour lui.

Enfin il la tenait.

Daniel s’évertuait à rester impassible mais au fond de lui, la joie explosait de toute part. Il avait envie de crier, de s’extasier… car il avait réussi. Alors, d’un geste mesuré, il se saisit du crayon, s’empara d’une feuille blanche et les déposa devant la fille.

Une minute passa pendant laquelle elle continuait de le fixer. Et, enfin, elle bougea. Elle attrapa le crayon, se pencha sur la feuille en la cachant avec son bras et se mit à… Dessiner ? Pourquoi n’y avait-il pas pensé plus tôt ?

Le temps s’égrenait au rythme des coups de crayons. La petite fille ne relevait plus la tête et dessinait, encore et encore. Elle s’appliquait remplir la feuille de traits fins, parfois épais, à appliquer des ombres et à soigner le détail. De sa place, Daniel n’arrivait pas à voir ce qu’elle projetait sur le papier mais il était certain d’une chose : cela l’aiderait à enfin communiquer avec elle.

Il se massa le cou, soupira un bon coup et patienta, fier de lui.

— Tu es prêt !

Une voix fluette s’échappa de la bouche de la jeune fille. Daniel n’en revenait pas ; la voilà qui parlait désormais.

Elle se redressa et reprit son occupation de base : le fixer de ses yeux insondables. Malgré tout, quelque chose avait changé dans son regard : une lueur bienveillante vibrait dans le fond de ses pupilles.

— Tu es prêt, insista-t-elle.

— Prêt à … quoi ? questionna-t-il de sa voix enrouée, étonné par ce revirement soudain.

Il se frotta le cou pour tenter de faire passer la rocaille qui lui entravait le fond de sa gorge. La petite fille lui tendit le dessin. Ce qu’il aperçut le terrifia ; il refusa de le prendre, horrifié. Les paupières écarquillées, mains fébriles, Daniel eut un mouvement de recul et secoua le menton.

— Qu’est-ce que ça veut dire ? Sortez de mon cabinet !

— Je ne te veux pas de mal !

— Sortez ! Et reprenez cette… horreur !

— Tu es prêt. Je ne peux pas partir. Pas sans toi.

— Vous allez me tuer ?

Un long silence. La petite fille souriait. Le cœur battant, Daniel s’éloigna du monstre qui continuait de le fixer.

— Non.

— Alors quoi ? Vous cherchez à faire quoi ?

— Te faire accepter !

— Accepter quoi ?

Sa gorge lui faisait de plus en plus mal. Il plaqua sa paume contre la peau et appuya.

— La situation.

— La situation ?

Il rit par dépit.

— Qui êtes-vous ? C’est une blague, c’est ça ? Elle est de très mauvais goût !

— Je suis une simple passeuse. Daniel Richtman, je suis là pour t’aider.

— M’aider ? M’aider à quoi ? rugit-il en toussant pour de bon cette fois.

La quinte de toux souleva sa poitrine et l’empêchait de respirer. Il s’appuya sur le bureau, essayant tant bien que mal de se calmer. Quand enfin l’air pénétra à nouveau dans ses poumons, Daniel se laissa retomber dans son fauteuil, savourant les quelques inspirations et expirations qui suivirent.

— Tu dois le dire, Daniel !

Il la fixa, muet.

Le dire ? Mais dire quoi ?

Lui, brillant psychanalyste, formé en neurosciences, expert en psychopathie, diplômé de la prestigieuse académie des arts mentaux, n’arrivait plus à faire face à une petite fille effrontée.

Qu’attendait-elle de lui ? Qu’il lui déballe tout de sa vie ? Du moment où il a ouvert son cabinet ? de l’instant où il a commencé à se noyer dans son travail ? du temps où il a commencé à voir son esprit se fragiliser face à la misère mentale de ses patients ? de cette date où sa femme a fini par le quitter ? de ce jour où il a préféré boire pour oublier ses propres démons ? du mois où il a contemplé le vide de sa vie ?

Ou alors, était-ce

Daniel dénoua complètement sa cravate.

Il inspira profondément, les yeux toujours vissés dans ceux de la jeune fille. Il venait de comprendre.

— Tu es prêt, Daniel.

— Je pense…

Il baissa le menton, délaissa l’étrange regard de son interlocutrice et détailla enfin le dessin. Son moi-dessiné pleurait, pendu au bout de sa cravate, les pieds dans le vide.

— Je suis mort.

— Oui.

— Pourquoi ?

— Tu n’acceptais plus ta vie.

— Et je n’ai pas accepté non plus ma mort, n’est-ce pas ?

— Ta perspicacité t’honore. Tu es un fantôme égaré Daniel ! Tu t’es enfermé dans le déni, incapable de trouver la paix. Il fallait que je puisse t’atteindre pour pouvoir t’emmener. Je suis désolée de t’avoir dessiné ainsi !

— Qui êtes-vous ?

— Je te l’ai dit. Je suis une simple passeuse qui aide les égarés comme toi.

— Que va-t-il se passer maintenant ?

Elle se contenta de sourire.

Lui… retira sa cravate, pour de bon cette fois.


Texte publié par Grimm, 26 juillet 2025 à 18h23
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