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Nouvelle écrite dans le cadre du camp d'écriture *Mars Attaque" de l'Allée des Conteurs (Été 2024).

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Cela fait des heures que j’ai fui mon village. L’attaque des barbares nous a pris par surprise, et mes parents ont juste eu le temps de me mettre un petit baluchon dans les mains avant de m’inciter à fuir dans les hautes herbes qui bordent le regroupement de nos wigwams. Ils m’ont promis qu’ils me retrouveraient plus tard, mais je sais…

Cela fait des heures que j’ai fui mon village. L’attaque des barbares nous a pris par surprise, et mes parents ont juste eu le temps de me mettre un petit baluchon dans les mains avant de m’inciter à fuir dans les hautes herbes qui bordent le regroupement de nos wigwams. Ils m’ont promis qu’ils me retrouveraient plus tard, mais je sais…

Je sais que s’ils avaient vraiment réussir à fuir, ils m’auraient rattrapée depuis longtemps. Je ne suis plus une enfant, pas encore une adulte certes, mais assez grande pour comprendre ce qui s’est passé. Ce n’est pas la première attaque que nous subissons, et même si les fois précédentes, nous avons fui tous les trois, nous sommes revenus pour trouver le village partiellement détruit, avec ses ruisseaux de sang dans les rues et ses charniers dans le champ du fond.

S’ils ne m’ont pas rejointe, c’est qu’ils n’ont pas réussi à fuir. Tout ce qu’il me reste c’est ce petit baluchon, qui contient plusieurs morceaux de viande et poisson séchés, un couteau, et des herbes de soins. C’est notre paquetage de secours, celui qu’on s’est efforcés de toujours avoir prêt, au cas où. Associé aux connaissances que mes parents m’ont inculquées depuis toujours, j’ai de quoi survivre quelques jours. Tout du moins si les loups ne me dévorent pas avant…

L’endroit où je me trouve m’est totalement inconnu. J’ai couru pendant ce qui m’a semblé être des heures dans la prairie, puis dans les bois, avant de déboucher sur une route, que j’ai soigneusement évitée en revenant sur mes pas pour longer encore un peu l’orée de la forêt. J’ai fini par la traverser, mais seulement pour me replonger dans les bois de l’autre côté, et reprendre ma fuite effrénée.

Ma course a finalement été ralentie lorsque les arbres se sont effacés pour laisser place à la mer. Je savais que la côte était proche de notre village, mais j’étais loin de m’imaginer qu’elle se trouvait à une journée de marche. Pas étonnant que les attaques barbares aient été si communes. Le chef du village aurait dû décider de nous relocaliser, au lieu de s’entêter à rester. Ce ne sont pas les terres fertiles ni les points d’eau qui manquent dans cette région. J’ai souvent entendu mes parents évoquer le fait de partir, mais se retrouver seuls sans la protection du clan semblaient les effrayer plus que la perspective des attaques.

Pourtant, je me retrouve maintenant seule, sans village et sans famille. Et face à une immense étendue d’eau qui ne me sera d’aucun secours dans ma fuite, en dehors de me fournir peut-être quelques coquillages à manger. Mais malgré son inutilité, je ne parviens pas à m’arracher au spectacle des vagues au loin, avec leurs petites crêtes blanches et les oiseaux qui les survolent, en quête également d’un repas. Le ciel au-dessus des flots est teinté de rose pâle, et le soleil est sur le point de disparaître sous l’horizon.

Il ne me reste que peu de temps avant la nuit complète, et c’est un peu à contre-cœur que je tourne le dos à l’océan, pour rejoindre les bois et me mettre à la recherche d’un abri. En espérant secrètement que toutes les histoires de monstres qu’évoquaient les anciens de mon village n’aient jamais contenu ne serait-ce qu’une once de vérité.

Je marche jusqu’à ne plus avoir de vraie visibilité. La lune brille haut dans le ciel, mais la forêt est dense et son abondante frondaison atténue beaucoup la luminosité de l’astre nocturne. Après avoir trébuché deux fois, je capitule au pied d’un gros chêne : son tronc est assez large pour me dissimuler, et ses racines ont créé une sorte de berceau presque confortable. Je prends quelques instants pour avaler un morceau de viande séchée. J’aurais bien mangé plus, mais je ne sais pas quelle nourriture je pourrais trouver dans les jours qui viennent. L’heure est donc au rationnement. Et si jamais je suis tuée avant de finir le contenu de mon baluchon, et bien, mon meurtrier pourra en profiter.

Ainsi abritée et presque rassasiée, la fatigue accumulée dans ma fuite s’abat sur moi. Je ferme les yeux en me disant qu’il faut que mon sommeil soit léger, au cas où on me retrouve. Mais c’est comme demander à un chat de ne pas faire tomber un objet sur une table : impossible.

Je me réveille plusieurs heures plus tard, pendant cette période intermédiaire entre la fin de la nuit et le début de la journée. Mon abri naturel a bien fait son office ; j’ai froid mais je ne suis pas morte de froid non plus. L’hiver n’est plus très loin, et avec lui les tempêtes de neige accompagnées de gel. Je me frotte énergiquement le corps de mes mains, ce qui me permet à la fois de me réchauffer un peu mais aussi de me réveiller.

Et c’est à ce moment que j’aperçois la première tache de sang. Elle aurait pu passer totalement inaperçue, d’autant plus avec la luminosité faible de ce sous-bois. Mais sa couleur plus sombre se détache sur le parterre de feuilles mortes. Son odeur métallique me prend alors au nez, avec une force telle que je comprends qu’il y en plus au-delà de mon champ de vision.

Mon instinct primaire me dicte de fuir à toutes jambes. Mais quelque chose en moi m’incite au contraire à me lever lentement et inspecter plus en détails mes alentours. Détaler sans but précis peut s’avérer tout aussi dangereux.

Je me redresse donc prudemment, tous mes sens en affut tandis que mon regard inspecte tout ce qui se trouve autour de moi. Mon baluchon – que j’ai tenu serré contre moi toute la nuit – retrouve sa place dans mon dos, et je sors mon couteau de ma botte en essayant de ne pas trop trembler.

Une fois sur mes pieds, je me mets en marche d’un pas mesuré et prudent, en essayant de poser mes pas sur le tapis de feuilles ou sur la mousse, afin d’éviter de faire malencontreusement craquer une brindille. Je contourne l’arbre qui m’a servi d’abri, mais il n’y a rien d’autre qu’un buisson dénué de baies. Je m’évertue à décrire un cercle autour de mon campement improvisé, et c’est au détour d’un arbre plus gigantesque que les autres que l’origine du sang m’apparait.

Plusieurs corps gisent dans une flaque d’hémoglobine. Certains sont décapités, d’autres éventrés. Ce qui les a attaqués n’a fait preuve d’aucune pitié. L’une des victimes est un peu à l’écart, face contre terre, et dans le dos, les profonds sillons caractéristiques d’un coup de griffe.

La chasse, la mort, le sang font tous partie de mon quotidien. Un reflux de bile s’invite dans ma bouche, mais je ravale mon dégoût pour analyser un peu plus la scène. Mon premier constat est que ces hommes sont ceux que j’appelle les barbares. Ceux qui ont envahis nos terres ancestrales et veulent à tout prix abolir nos coutumes et croyances. Leur mort me procure un bref élan de pitié, mais surtout un soulagement. Si ce sont ceux qui ont attaqué mon village et qu’ils me poursuivaient, la chose qui les a massacrés m’a en quelque sorte sauvé la vie.

En pensant à l’identité de l’assaillant, la première idée qui me vient est un ours. Mais cet animal chasse avant tout pour se nourrir, ou protéger ses petits s’il s’agit d’une femelle. Il ne tue pas par plaisir. Une autre créature correspondrait plus à cette description, mais la simple évocation de son nom me terrifie beaucoup plus.

Le Windigo n’est pas un être à sous-estimer. C’était un humain avant de devenir un monstre, et il tue sans distinction, juste pour assouvir sa soif de sang. Je n’en ai jamais vu – et j’espère ne jamais en voir -, mais il parait qu’il est gigantesque, doté de longs bras longs puissants se terminant par des griffes acérées. Son crâne est coiffé de bois et ses yeux lui permettent de voir même dans la nuit la plus sombre.

Je l’imagine très bien en ce moment précis, avancer lentement sur un sentier au milieu des arbres, ses pattes encore recouvertes de sang frais. Et je comprends que même si les barbares ne sont plus à mes trousses, il se peut qu’autre chose ait flairé ma présence. Cette forêt n’est plus sécuritaire pour une personne seule, et je mesure la chance que j’ai eue d’avoir été épargnée – ou oubliée – cette nuit.

Ne voulant pas tenter ma chance plus longtemps, je me mets à courir dans la direction d’où je suis arrivée la veille. Et au bout d’un moment, je retrouve de nouveau face à l’océan. Le choix qui se présente à moi maintenant ne me réjouit pas beaucoup : je peux emprunter le chemin où je me trouve d’un côté ou de l’autre, mais dans tous les cas, je risque fort de tomber sur un village. Si j’ai de la chance, il sera au mieux accueillant, ou sinon ignorant de cette « sauvage ». Mais dans ces deux possibilités, je devrais survivre. Les colons qui ont envahis nos terres ne sont pas tous des barbares. Certains veulent juste vivre leur vie, exploiter notre terre, et même parfois nous côtoyer. D’autres veulent nous changer, nous « civiliser ». Enfin, il y a ceux qui ont le cœur pourri et ne veulent que nous piller, violer, massacrer. Ce sont eux les barbares, ce sont eux qui nous attaqués pour voler nos réserves de nourritures et nos biens, le meurtre n’étant pour eux qu’un dommage collatéral.

Je choisis finalement un peu au hasard, et je marche en étant sur mes gardes, à l’affut du moindre bruit et prête à me cacher s’il le faut. Mais je ne rencontre personne, d’humain tout du moins. Des écureuils, des tamias, et même des baleines au loin, me tiennent compagnie.

Le premier signe de vie humaine m’apparait sous la forme d’un cimetière. C’est là que les colons enterrent leurs morts. L’endroit est vide, mais sa présence signifie qu’il y a des habitations non loin. Quelques croix sortent de terre, et une statue de pierre trône en son centre : elle représente une femme portant une longue tunique avec une capuche, et deux grandes ailes s’élèvent dans son dos. Un corbeau a élu domicile sur son sommet, et il me dévisage d’un œil noir.

Cet oiseau occupe une place importante dans nos croyances. Le voir ainsi dans ce que les colons appellent un cimetière n’est pour moi pas une surprise. Le corbeau est un messager entre le monde physique et celui des esprits, il est capable de naviguer entre les deux. Pour ma part, j’aimerais juste que sa présence soit une confirmation que je suis sur le bon chemin.

Je reprends ma fuite, et lorsque j’aperçois enfin la première maison, je prends soin de la contourner le plus possible. Mais plus j’avance, plus il y a d’habitations, et ça devient très compliqué de passer inaperçue. La peur de croiser de nouveau le chemin des barbares me saisit, et pendant un bref instant, je songe à revenir sur mes pas.

Je suis sur le point de tourner mes talons quand j’entends des bruits de sabots sur la route devant moi. L’animal n’est pas au galop, il avance d’un pas tranquille, et son cavalier n’est qu’une forme menue, qui se tient voutée vers l’avant. Mon instinct – qui jusqu’à maintenat m’a guidée en toute sécurité – ne m’incite pas à fuir, bizarrement. Mais par prudence, je m’écarte du chemin et me dissimule dans l’ombre d’un arbre sur le côté.

Au bout de plusieurs minutes, le cheval arrive enfin à ma hauteur, et s’arrête pour brouter non loin de moi. Je retiens ma respiration pour me rendre encore plus invisible, mais ça me semble peine perdue.

- Rien ne sert de te cacher, petite, me dit alors le cavalier d’une voix féminine mais rauque. Je t’ai remarquée depuis que tu as dépassé la dernière maison. Si je te voulais morte, tu le serais depuis longtemps déjà.

Je prends quelques instants avant de m’exécuter, non par crainte, mais pour maintenir un semblant de poigne sur ma vie. Et lorsque je vois enfin mon interlocutrice, la surprise me fait avoir un bref mouvement de recul.

- N’aie donc pas peur ! me sermonne-t-elle. T’es-tu cognée la tête dans ta fuite que tu ne reconnais même pas la langue de ton peuple ?

Mon esprit fait alors le lien entre cette voix qu’il entend et comprend parfaitement et la personne qui se trouve devant mes yeux. La cavalière est une frêle femme aux longs cheveux blancs et au visage tout ridé. Elle porte quelques plumes dans sa tresse et son manteau de fourrure est orné de perles et de petits os blancs. C’est une MicMac, tout comme je le suis.

- Non… Enfin… Oui… Enfin…

- Wejgu’aq! Approche! Je sais ce qui s’est passé dans ton village. Dès que nos pisteurs nous ont rapporté l’attaque des hommes blancs, nous avons commencé à patrouiller pour porter secours aux survivants. Mais tu es la seule pour l’instant.

- Vous… Vous en êtes un ?

- Un quoi, un pisteur ? Évidemment que non, je suis trop vieille pour ça! Mon petit-fils a repéré ta piste non loin de ton village. Tu sais bien dissimuler tes traces, mais pas assez bien pour un pisteur de sa trempe. Ils ont failli te rejoindre hier soir, mais tu es rentrée dans la forêt maudite, et ils n’ont pas pu te suivre là-bas. Tu as eu beaucoup de chance d’en sortir vivante. Il y en a peu qui peuvent raconter cet exploit.

- Il y avait un wendigo! Il a massacré les barbares, mais je ne sais pas pourquoi, il ne s’en est pas pris à moi. Quand j’ai vu leurs corps, j’ai couru pour m’enfuir de la forêt.

- Tu as bien fait! Le wendigo s’en prend aux personnes isolées. Tu aurais dû être son repas. En tout cas, tu cours et marche vite! Mon te’sipow est aussi vieux et lent que moi, c’est pour cela que je ne t’ai pas rattrapée plus tôt. Suis-moi maintenant, nous allons rentrer au village.

Elle fait faire demi-tour à son cheval et je leur emboite le pas, encore un peu abasourdie par ce que je viens d’apprendre : je suis sauvée. Je n’aurais pas à dormir une nouvelle nuit dehors, et plus que tout, je serais parmi les miens. Même si nous ne sommes pas de la même tribu, nous sommes du même peuple, et ils seront ma nouvelle famille.

Alors que nous marchons depuis plusieurs minutes, une question me vient soudain à l’esprit.

- Si vous n’êtes pas pisteur, pourquoi est-ce que vous êtes à me chercher alors ?

La première réponse que j’obtiens est un claquement de langue. Quand ma propre mère faisait ça, cela signifiait que j’avais posé une question stupide et que je n’avais qu’à trouver la réponse toute seule. Je commence donc à réfléchir mais contre toute attente, je l’entends me murmurer tout bas :

- Les ancêtres m’ont envoyé un rêve. Un wendigo venait me chercher et m’emmenait sur la route où nous nous trouvons. Puis il pointait la forêt de sa patte couverte de sang, avant de disparaitre au milieu des buissons. Lorsque je me suis réveillée, j’ai su qu’il fallait que je vienne te chercher.

- Ce… Ce serait le wendigo qui m’aurait sauvée ? Mais on dit qu’il…

- Qu’il était un monstre ? Oui, c’est ce que dit la légende. Peut-être que c’est vrai… Mais peut-être que celui-ci a jugé que tu n’étais pas une proie aussi intéressante que tes poursuivants. Ce qui ne veut pas dire que qu’il faut aller lui dire merci ! Contente-toi de vivre aussi vieille que moi, et je pense que ce sera suffisant.

Je n’ose pas lui demander son âge. Sa chevelure est peut-être de la couleur de la neige, mais sa langue est plus aiguisée que les pointes de flèches des chasseurs. Quelques soit le nombre d’hivers qu’elle a vécu, je me souhaite d’en voir passer tout autant.

Alors que nous marchons lentement en direction de son village, le soleil parvient à percer la couche de nuages. Je lève mon visage vers lui et je profite de la douce chaleur de ses rayons. Pour la première fois depuis l’attaque, je me sens enfin vivante… et non plus survivante.

***

NDLA :

Les MicMacs sont un peuple autochtone majoritairement installé au Québec et dans le nord-est des États-Unis, le long de la côte atlantique. Le mot MicMac signifie « Les gens ».

Mes sources :

Peuple MicMac et Wendigo : https://www.thecanadianencyclopedia.ca/fr

Quelques mots en Micmac (merci https://www.mikmaqonline.org/) :

Wejgu’aq! = Viens! Ou Approche!

te’sipow = Cheval

Saputawsit = Survivre

Wigwams = habitation conique typique des Micmacs (sorte de tipi)


Texte publié par Quetzy, 26 juillet 2025 à 04h22
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