Merci à Quetzy de m'avoir proposé l'idée à l'origine de cette nouvelle
Défi du chaudron : herse/regret/crème
Objet : mue d’une aile de bébé dragon
Origine : Rhénanie
Époque : XVIIIe siècle
Identifiant : A.002.879
Extrait du journal de recherche d’Herman Wlendiker, tératologue à la cour de Frédéric II, roi de Prusse.
"Jeudi 7 novembre de l’an 1745
Au moment où j’écris ces lignes, cela fait deux jours que j’ai passé la herse du village fortifié de Glassendorf et que j’erre dans la forêt palatine à la recherche d’une piste. Les villageois m’ont affirmé avoir aperçu un gigantesque saurien voler au-dessus de cet endroit, mais je ne suis pas certain de pouvoir les croire sur parole. J’ai bien vu à leurs regards entendus qu’ils me préparaient un sale coup. Ils ont bien apprécié mes pièces d’or. Pourtant, les écrits du chasseur mènent bien ici. Alors, je ne dois pas être loin.
Le temps se rafraichit et le ciel se pare d’une couche épaisse de nuages sombres. Je ne sais pas combien de temps il me reste avant de devoir rentrer. Je n’ai pas l’équipement pour continuer s’il se met à neiger.
Vendredi 8 novembre
Sept heures : le réveil est difficile ce matin. À l’abri sous les arbres, je sens une humidité froide qui s’infiltre partout, malgré mon feu. Je dois me hâter de lever le camp et de reprendre ma route. J’irai jusqu’au versant de la montagne, et si je ne trouve aucun indice, je rebrousserai chemin.
Midi : je me dois de noter immédiatement ce que je viens de découvrir. Je n’en crois pas mes yeux, et pourtant, ce ne peut être que ça. J’ai découvert des traces de patte de dragon sur la terre meuble ! Elles sont assez petites, sans doute parce que c’est un infant. Elles se dirigent vers le flanc de la montagne. J’ai aussi trouvé des marques sur les troncs d’arbres aux alentours. Et des morceaux de peau. J’en ai prélevé un peu : les couleurs sont fades, mais je pense que ses écailles sont de couleur crème. Je dois me montrer prudent : s’il y a un bébé, alors sa famille ne doit pas être loin.
Dix-sept heures : j’ai du mal à réaliser ce dont j’ai été témoin. C’était extraordinaire ! J’en frissonne encore rien que d’y penser. Oh ! Comme j’aurais aimé connaitre un moyen d’immortaliser cette scène autrement que dans ma mémoire ou mes croquis !
J’ai suivi les traces une bonne partie de l’après-midi, jusqu’à une clairière, au pied de la montagne. Et là, je l’ai vu ! Je me suis caché derrière un gros arbre.
Il était si magnifique — car d’après mes observations, c’est un mâle. C’était un petit spécimen, environ deux mètres de long du bout de sa queue à sa tête.
On aurait dit qu’il souffrait, qu’il était blessé. Il se roulait sur le sol en poussant de petits cris. Des lambeaux de peau pendaient sur tout son corps. Ses ailes étaient recroquevillées contre son dos. J’ai bien regardé partout et je n’ai vu aucun adulte. A-t-il été abandonné ?
Cette scène a duré une bonne dizaine de minutes : à chaque frottement sur les rochers, sa peau se séparait du reste, dévoilant des écailles brillantes, de toutes les nuances du vert, foncé le long de sa colonne vertébrale, et plus clair sur ses flancs et sur sa tête.
Enfin, en un déchirement impressionnant, ses ailes se sont libérées de leur carcan trop petit et se sont étendues. Il s’est redressé sur ses pattes puissantes, a secoué les restes de peau qui ont volé autour de lui, et a poussé un rugissement.
Il a doublé de taille. D’un infant, il est devenu un jeune adulte.
J’ai réalisé une esquisse rapide, ne voulant pas gâcher cette chance, alors que je l’avais encore sous les yeux.
Il a levé la tête vers le ciel, les narines frémissantes. Puis il s’est envolé d’un bond de ses puissantes pattes arrière, secouant le feuillage des arbres environnant par la force du souffle qu'il a soulevé, disparaissant dans le ciel en quelques secondes.
Je suis resté au moins cinq minutes les yeux fixés sur cette clairière vide, le cœur battant. Puis je me suis levé et j’ai avancé avec prudence jusqu’aux vestiges de sa mue.
Un frétillement a attiré mon attention. Coincée entre deux racines, l’une de ses anciennes ailes tentait de prendre son envol. Je l’ai examiné un long moment, puis j’ai enfilé des gants et je l’ai prise délicatement, avant de la ranger dans un étui en cuir, puis au fond de mon sac, l’esprit encore émerveillé par ce que je venais de voir."
Philomène rangea le document ancien dans son sachet protecteur, puis elle relut sa transcription. Tout avait été parfaitement recopié. Elle sourit, sauvegarda la notice à l’emplacement adéquat, puis elle quitta son bureau. Elle se rendit à la vitrine de tératologie, glissa le vélin dans son tiroir, puis contempla l’objet merveilleux dont elle venait de terminer la notice. Elle avait encore du mal à accepter que les dragons aient vraiment existé — existaient encore peut-être, dans des endroits bien cachés.
Elle tenta de visualiser celui à qui appartenait la mue couleur crème, qui luttait contre la chaine lestée pour s’envoler. Un regret fugace lui serra le cœur : ne serait-ce pas plus juste de lui permettre de se perdre dans l’azur, comme elle semblait le vouloir si ardemment ?
Elle fronça les sourcils. Quelle idée ! C’est juste une mue ; elle n’a pas de conscience, se morigéna-t-elle.
Philomène se détourna et retourna à son bureau. Elle avait encore beaucoup de travail pour arriver à terminer son classement, d’autant plus que Xavier avait annoncé que d’autres artefacts allaient bientôt arriver. Pour quelqu’un qui ne rangeait rien et voulait se débarrasser de la plupart de ces « déchets », il prenait un intérêt certain à son cabinet de curiosités. Non pas que cela la dérangeait, puisque c’était son idée, et que cela lui avait permis de prolonger son contrat. C’était une bonne chose, car, étrangement, elle avait de moins en moins envie de changer de patron.

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