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Ad Memoriam

Dix jours. Déjà dix jours que l’attaque avait eu lieu. Dix jours que nous nous efforcions de sauver les meubles. Dix interminables journées et à chaque instant de nouveaux accidents, de nouvelles victimes, de nouveaux morts. Inexorablement, nous nous rapprochions de cette apocalypse qui nous pendait au nez depuis des années. Les données s’affichaient sur mon écran. J’étais toujours dans l’impasse. Si je ne parvenais pas à trouver rapidement les responsables de ces tragédies, mes chers collègues de Chicago pourraient se targuer d’avoir visé juste avec leur fichue horloge de la fin du monde.

L’interrogatoire des terroristes que nous avions pu appréhender n’avait rien donné. Des images ignobles affluèrent, se superposant à la lumière bleue qui abîmait ma rétine. J’avais toujours haï la torture, Dave aurait aussi bien pu me débriefer, après tout, c’était lui l’expert dans ce domaine, mais je voulais être présent. Je voulais récolter la moindre information qui aurait pu me mettre sur une piste. Malheureusement, tout comme les millions de cibles de leurs attentats, certains étaient morts sur le coup, d’autres avaient été réduits à l’état de légume, d’autres encore avaient oublié la plupart des gestes les plus élémentaires ou leur propre identité. Dave aurait pu user des pires méthodes, on n’en aurait rien tiré.

Les chiffres, les images, les phrases s’enchaînaient sous mes yeux rougis. Comment avait-on pu laisser une telle chose se produire ? Laisser fuiter ne serait-ce qu’un minuscule indice, la moindre parcelle d’hypothèse concernant le processus MD ? Quelle erreur monumentale ! Non. Pas une erreur, une conspiration. J’en étais persuadé.

J’enrageai, pris une gorgée de café, la recrachai aussi sec. Depuis combien de temps cette tasse était-elle en train de refroidir tandis que je ressassais les événements une énième fois ? La pénombre perpétuelle enveloppant mon appartement ne m’aiderait pas à répondre à cette question et je ne savais même plus à quelle heure je m’étais installé là. Je me levai en cognant mon bureau si fort du plat des mains que le liquide noir se répandit sur mes notes. Heureusement, ma tablette sortit indemne de ma maladresse. Tout était dans ma tête, de toute façon. Rien ne collait. On faisait fausse route. Et pendant ce temps, l’Humanité en payait les conséquences. C’était un moyen de désactiver les nanites MD qu’on devait trouver, de toute urgence ! J’en étais encore à mille lieux.

Peinant à calmer les battements précipités de mon cœur, les jambes flageolantes, je me dirigeai vers la salle d’eau sans me préoccuper des gouttes noires qui s’écoulaient désormais une à une sur le lino blanc. La crise cardiaque me guettait, à ce rythme. Une bonne douche froide devrait me remettre d’aplomb. Une bonne sieste aussi, sans doute, si seulement le sommeil pouvait se repointer dans ma vie.

L’apaisement ne m’offrit pas sa délivrance malgré le jet glacial. Lorsque je sortis de la cabine, le miroir me renvoya à la figure ce fantôme qui hantait mon quotidien. Des yeux mornes et vitreux dont l’océan s’était terni, une barbe bien trop longue, une pâleur cadavérique encadrée par les blés de cheveux en bataille. Voilà ce que j’étais devenu, une simple présence désincarnée, un spectre détaché de cette enveloppe corporelle devenue trop maigre.

Que dirait Lilya si elle me voyait ainsi ?

Je secouai la tête pour chasser cette pensée idiote. N’était-ce pas l’une des raisons qui l’avaient poussée à me quitter ? Quand j’étais sur une enquête, plus rien n’existait autour. Pourtant, je l’aimais, ma Lily, à ma manière. Elle était ma muse, celle qui m’apportait les réponses dont l’évidence m’échappait. Si elle avait été là, elle m’aurait mis sur la bonne piste. Voilà que je ramenais encore notre relation à un simple partenariat professionnel… Lilya ne reviendrait pas, c’était un fait. Mes sentiments pour elle ne s’étaient pas taris, seconde vérité difficile à avaler.

Je venais à peine d’enfiler mes vêtements lorsque la sonnette criarde retentit, m’arrachant un sursaut. Personne ne savait que je me terrais ici. Ma fausse identité était en béton armé. Je n’avais rien commandé. Alors qui viendrait sonner à ma porte ? Un colporteur ? Qu’il aille se faire voir. Toutefois, l’intrus insistait. Le peu de calme que j’avais retrouvé me quitta aussitôt. Je jetai un œil au visiophone, et manquai de m’étrangler. Je l’aurais reconnue entre mille, sa silhouette élancée, ses traits harmonieux, même affublée ainsi avec sa casquette de livreuse dissimulant sa belle cascade blonde. Son sac en bandoulière ne contenait pas que des sushis, j’en aurais mis ma main à couper. Mais pourquoi se trouvait-elle là ? Savait-elle que c’était chez moi qu’elle était en train de sonner ? Au bout de sa cinquième tentative, je déclenchai enfin l’ouverture automatique. Dans moins d’une minute, elle serait à ma porte. Devais-je me déguiser ? Jouer à l’idiot et faire croire que je n’étais qu’un sosie de moi-même pour cacher le pot aux roses ?

Ridicule

Mes élucubrations n’empêchèrent pas l’inévitable et mes pas me menèrent automatiquement vers l’entrée. Lorsqu’elle me sourit, ma poitrine se serra. Pétrifié, je me sentais incapable d’esquisser le moindre geste. Je pensais ne jamais la revoir. Elle se contenta de lever un sourcil avec un air amusé, entra sans mon assentiment et referma derrière elle.

– Ad memoriam, chuchota-t-elle en déposant son paquet sur la table.

Le mot de passe. Je restai figé. Depuis quand travaillait-elle au FBI ? Et dans notre division, en plus ?

– Eh bien, M.Wilson, allez-vous me fixer encore longtemps ou allez-vous finir par reprendre vos esprits ? C’est Daniel qui m’envoie. La situation est urgente, nous ne pouvons nous permettre de perdre plus de temps. Il vous connaît bien, on dirait. Visiblement, vous êtes incapable de respecter vos propres limites. Un peu de repos vous ferait le plus grand bien et vous aiderait à prendre du recul.

Louis, alias Dany. C’était bien le seul qui aurait pu griller ma couverture. Avait-il compris qu’il s’agissait de mon ex ? Lui avait-il donné mon vrai nom en l’envoyant ici ? C’aurait été hors protocole. Cependant, elle n'avait pas l'air surprise de tomber sur moi. Elle soupira devant mon manque de répartie et se détourna. De toute façon, j’avais la bouche bien trop sèche pour rétorquer quoi que ce fût. Elle agissait comme si de rien n’était. Comme si nous ne nous étions jamais rencontrés. La lumière du soleil méridien m’éblouit lorsqu’elle ouvrit la fenêtre et les volets. Soudain, un éclair de lucidité me frappa. Sans me préoccuper de mon invitée surprise, je fonçai sur mon ordinateur, tapai à toute vitesse pour trouver l’information dont j'avais besoin.

– Qu’est-ce que vous faites ? s’indigna-t-elle.

Le son de sa voix continua de résonner à mes tympans. Je ne l’écoutai plus, stupéfait par ma découverte. Lylia se trouvait à New York au moment de l’attaque, en mission pour le FBI qu'elle avait rejoint quelques temps après notre séparation. Néanmoins, si elle était ici, c'est qu'ils l'avaient jugée apte à poursuivre dans ses attributions.

– … mais vous allez m’écouter, à la fin ?

Ce fut sur un ton peu assuré qu'elle termina son interrogation car ses yeux s’étaient posés sur mon écran. Je m’empressai de fermer toutes les fenêtres ouvertes dans ma recherche irréfléchie.

Sombre idiot…

Comme si elle n'avait pas eu le temps de saisir ce que j'étais en train de faire.

– On… se connaît ? avança-t-elle en fronçant les sourcils.

Tout ceci n'était qu'une vaste blague. Un coup monté. Par qui ? Louis ? Dans quel but ? Des étoiles noires dansèrent devant mes yeux. Les lèvres de Lylia remuaient, je ne l’entendais plus. Ma vision s’obscurcit complètement, puis je perdis pied avec la réalité.


– Will ? William J. Clayton, quand finiras-tu par m’écouter lorsque je t’adresse la parole ?

La douceur de son timbre m’indiquait qu’il ne s’agissait pas d’un reproche. Simplement d’une triste constatation alors qu’elle me rappelait sa présence. Pourtant, ses conversations n’avaient de cesse de m’enchanter et je la trouvais toujours si jolie avec ses boucles dorées, ses traits fins, ses iris ambrés. Je m’étais encore perdu dans mes pensées, accaparé par mon investigation en cours.

– Je… Désolé, Lyli, c’est compliqué, en ce moment, tu vois…

– Le boulot. Je sais. Je vais te proposer mon aide, comme toujours. Tu vas accepter, comme toujours. Et quand cette enquête sera bouclée, une autre prendra sa place, et ainsi de suite…

Je lui lançai un regard navré, qu’aurais-je pu répondre à ça ? Ce n’était que la stricte vérité, mais cette fois, les enjeux méritaient toute mon attention : c’était le fruit d’un combat acharné que je m’apprêtais à recueillir.

– Un jour, je t’annoncerai une nouvelle importante. Et lorsque tu te rendras compte de l’évidence, il sera trop tard… conclut-elle dans un murmure avant de quitter la table.

Il est déjà trop tard.

Je me réveillai en sursaut, sans avoir le souvenir de m’être couché. Le sang battait trop fort à mes tempes trempées de sueur. Un rêve ? Tout ceci n’était qu’un rêve ? Je m’assis au bord du lit avec précaution, prenant conscience de mon état de faiblesse. J’aperçus alors les sushis et le verre d’eau posés sur ma table de nuit. Ma gorge se serra quand souvenir et instant présent se démêlèrent enfin. Lylia se trouvait là, dans la pièce attenante. Cependant, elle ne se rappelait pas de moi. Machinalement, j’enfournai une à une les petites bouchées. Parfait pour mon estomac atrophié qui criait famine.

– Alors là… j’ai vraiment fait fort.

Mon murmure traduisait mon désarroi. C’était la première fois que j’en arrivais à ce point. On aurait pu croire que j’avais été l’une des victimes de ces attentats, dont la mémoire procédurale avait été altérée, incapable de subvenir à mes besoins élémentaires. Cette pensée m’envoya un électrochoc. Combien de temps avais-je dormi ? Combien de nouvelles victimes de cette débandade durant cette sieste inopinée ? Je me levai d’un bond et rejoignis le salon. Lylia s’était installée sur le sofa. La lumière bleue de son ordinateur portable se reflétait sur ses verres et ses montures en inox. Elle dirigea son regard vers moi par dessus l’écran et son sourire me happa. Comment avais-je pu tout gâcher ?

– Oh, vous voici donc remis sur pied ! Comment vous sentez-vous ?

Tout en me posant cette question, elle reporta son attention sur son appareil et poursuivit sa tâche, comme si la réponse ne l’intéressait pas vraiment. Mon estomac s’entortilla. Mon repas, aussi léger fût-il, risquait de ne pas passer. Alors c’était ça ? Était-ce ce sentiment d’abandon, d’injustice, qu’elle ressentait à chaque fois que j’agissais ainsi à son égard ? Je déglutis.

– Je vais finir par penser que vous avez perdu l’usage de la parole, vous savez…

– Oh… Je vais bien, hum…

Je me raclai la gorge, sonné par le son éraillé de ma propre voix que je reconnus à peine. Quand l’avais-je utilisée pour la dernière fois ? Il y avait près de dix jours, après cette date fatidique du 20 avril 2035. J’avais envoyé tous mes rapports par écrit, depuis. Différents canaux, différents cryptages, messages qui s’effaçaient automatiquement après lecture ou s’ils étaient découverts par le mauvais destinataire. Bien plus sûr et efficace. Le soupir de mon interlocutrice me ramena à l’instant présent. Elle retira ses lunettes et se pinça l’arrête du nez.

– Écoutez, j’ai moi-même été victime de ces attentats, comme vous avez pu le constater. Mes mémoires épisodique et perceptive ont été affectées. Alors si on se connaissait… hésita-t-elle, je suis désolée, mais je l’ai oublié.

– Oui, je vois.

Je me sentais encore une fois stupide avec cette affirmation. Je passais en revue les différentes étapes du processus MD. Memories Disruption… Nous avions constaté que chaque individu réagissait différemment après avoir été soumis aux ondes MD. Une fois activées par ces fréquences spécifiques, les nanites MD présentes depuis un temps indéterminé dans l’eau et la nourriture des concitoyens s’activaient pour perturber les neurotransmissions mémorielles. Chez certains, un seul type de mémoire était perturbé, chez d’autres, ils se dégradaient tous. Selon le type de mémoire atteint, les effets pouvaient s’avérer plus ou moins délétères. Au final, Lylia pouvait s’estimer plutôt chanceuse d’avoir gardé ses capacités cognitives intactes. Je parvins enfin à prendre un peu de recul en évitant de croiser l’ambre de son regard. La tasse renversée avait disparu, tout avait été nettoyé. Avait-elle lu mes notes ? Je me devais d'obtenir des explications quant à sa présence :

– Si tu… Si vous êtes là, c’est qu’il y a du nouveau.

– Oui et non. La raison que j'ai déjà avancée est réelle, Daniel s'inquiétait pour vous. Par ailleurs, il semblerait que l’un de nos chercheurs ait trouvé la fréquence qui permettrait de désactiver les nanites MD.

J'en restai bouche bée, puis me ressaisis, survolté.

– Mais c'est une excellente nouvelle ! Pourquoi n’en ai-je pas été informé plus tôt ? Il faut absolument que je le rencontre !

– Malheureusement, il est à présent dans les locaux des labos Genesis. Nous ne savons pas encore s’il a agi de son plein gré ou si c’est un enlèvement.

Je laissai échapper un juron. C'était peut-être notre seule chance d'inverser le processus, ces transhumanistes fanatiques avaient dépassé les bornes !

– L’exfiltration est en cours. De notre côté, nous devons nous rendre au point stratégique pour préparer notre contre-offensive.

Mes pensées s'enchaînèrent à la vitesse de l'éclair. Les chutes Johannesburg, là où notre labo le plus élaboré était dissimulé. Une cascade sous la cascade. Un endroit idéal pour accumuler une quantité phénoménale d'énergie tout en ayant le nécessaire pour refroidir le tout. Une fois que nous y serions, nous pourrions utiliser le système de communication à grande échelle et…

– Du calme, interrompit-elle mes tergiversations silencieuses, tout est calculé. Votre seul rôle est de mettre en œuvre le processus pour qu’on puisse diffuser la bonne fréquence par la suite.

– Et quel est ton rôle dans cette histoire ? Un message aurait suffi pour que je me mette en route.

– Ma présence vous déplaît-elle ?

J’écarquillai les yeux, déconcerté par ce sourire que j’aimais tant, et ne pus que bafouiller une inaudible réponse qui provoqua un éclat de rire.

– Détendez-vous, je plaisantais. Je sais bien que vous préférez travailler seul. Daniel m’avait prévenue… Un ermite asocial.

– Tout de même, il y est allé un peu fort !

Lylia rit de plus belle devant mon indignation et je sentis mes lèvres gercées s’étirer. 

Tiens, j’avais presque oublié à quel point c’était plaisant, un peu de bonne humeur. 

Toujours était-il qu’elle avait esquivé ma question. Avait-on décidé de me surveiller ? J’avisai du coin de l'œil mes notes écrites, constatai qu’elles avaient été déplacées, même si c’était infime. Lylia n’avait-elle été envoyée que pour épier chacune de mes avancées, chacun de mes faits et gestes ? Avait-on voulu endormir ma méfiance en la chargeant de cette mission ? Peut-être que ma paranoïa prenait simplement le dessus.

– Je vous laisse un peu de temps pour rassembler quelques affaires, conclut-elle. Nous partons dès que possible.

Je hochai la tête en silence. Sans attendre, je récupérai ma mallette avec mon ordinateur, mes appareils d’analyse, tout ce qui pourrait me compromettre si je le laissais traîner là. Le regard complice de Lily alors que je m’empressai de la rejoindre sur le pas de la porte me fit chavirer. Sa présence étincelante m'avait toujours ébloui, lorsque je n’étais pas accaparé par mon travail. Quand avais-je perdu de vue l’essentiel ? Peut-être qu’il était encore temps de réparer les dégâts…


La nuit étendait déjà son voile lorsque nous parvînmes à destination. La discrétion était de mise, Lily avait bien prévu son coup. Le vacarme des trombes d'eau rendait toute conversation difficile. Cependant, nous savions parfaitement comment accéder au complexe. Sans difficulté, nous atteignîmes le sas d'entrée et nous y engouffrâmes grâce à nos pass sans être trempés jusqu'aux os.

– Nous y voilà, chuchota-t-elle dans un sourire satisfait.

J'avais eu le loisir de réfléchir durant notre voyage, de prendre un peu de recul. J'étais heureux de retrouver Lilya, certes. Ce n'était pas sans ombres au tableau, néanmoins. Au-delà de ces constatations, son attitude m'apparaissait étrange. Logique, puisqu'elle avait été soumise au processus MD. Pourtant, quelque chose m'échappait. Mon intuition me trompait rarement, alors qu'est-ce qui clochait ?

– Regarde un peu ces technologies de pointe ! Tu vas nous bricoler ça sans problème, c'est sûr !

Je tiltai devant sa familiarité soudaine. Jusqu'à présent, elle avait usé d'un discours très professionnel. Elle me semblait désormais excitée comme une enfant devant un nouveau jouet, incapable de se contenir. Cela ne lui ressemblait pas.

– Et l’exfiltration ?

– C'est en cours, rétorqua-t-elle trop vite avec une pointe d'agacement, je te l'ai dit. Avançons-nous ici, déjà ! Il faut vérifier s'il y a assez de puissance pour la propagation des ondes.

Tout en débitant sa tirade, elle s'affairait à taper sur le clavier. Ses yeux effectuaient de vifs allers-retours entre l'écran et les touches. Je frissonnai, soudain mal à l'aise. Depuis quand Lylia maîtrisait-elle aussi bien l'informatique ? La désagréable impression de me trouver face à une inconnue m’envahit. Je m’efforçai de la chasser pour recentrer mon attention. Si elle avait raison, nous pourrions inverser le processus et diffuser les ondes qui désactiveraient les nanites MD. Pour cela, il nous faudrait déjà paramétrer tout cet attirail. Il n'y avait pas de temps à perdre. Je m'avançai, tâchant de suivre les avancées de Lylia. Une pensée égoïste s'imposa à moi. Si elle était soignée, je n'aurais plus aucun espoir de réparer notre relation. Y-avait-il ne serait-ce qu'une chance de retrouver ce que nous avions perdu ?

Je me ressaisis encore une fois. Mon esprit dérivait bien trop alors que le sort de millions se trouvait entre nos mains ! Je remarquai que Lylia commençait à peiner. 

– Je prends la relève.

Elle hocha la tête et me laissa la place. Avec efficacité et précision, je reprogrammai le système. En matière de communication, tout s'avérait à la pointe, l'idéal pour atteindre notre objectif. Je ne savais combien de temps s'était écoulé lorsqu'enfin mes efforts commencèrent à payer.

– Là, on est déjà pas mal.

– On a une bonne puissance, mais pas assez pour une diffusion à l'international, doucha-t-elle mon enthousiasme sur le ton de la déception.

– Ça risque d'être compliqué… À moins que…

Ses iris piqués d'or reflétaient ses espoirs. Espoirs que j'aurais voulu combler au plus vite.

– On pourrait utiliser d’autres satellites de transmission et dévier la production électrique de certaines centrales. Tu vois…

J'effectuai de rapides calculs. Son exclamation d'enthousiasme me fit sursauter :

– Tu es un génie, je le savais !

– Attends, ce n'est pas encore fait ! Même si j'ai certains passe-droit pour accéder aux informations, il faut que je pirate les contrôles de diffusion, ça pourrait prendre du temps…

– Je suis sûre que tu peux y arriver, on y est presque ! On est sur le point de sauver l'humanité, Will.

Mon cœur se serra dans ma poitrine et je ne pus empêcher mon souffle de s'exprimer :

– Will ?...

Son regard s'égara un instant puis elle se reprit :

– Eh bien, Will, comme Wilson ! Qu’y a-t-il de si surprenant ?

L'espace d'une seconde, j'avais bien cru qu'elle s'était souvenue. Avais-je imaginé cette lueur dans ses yeux ? Lilya n'attendit pas ma réponse. Elle se pencha sur l'écran et son visage s’éclaira encore. Je devais absolument me recentrer sur notre objectif et laisser de côté mon trouble futile.

– Ça peut marcher, c'est sûr ! confirma-t-elle après avoir consulté mes prévisions. Mettons-nous tout de suite au boulot, je vais t'assister.


J’essuyai quelques gouttes de sueur sur mon front. J'avais perdu la notion du temps. Lilya somnolait sur un fauteuil non loin, tandis que je m’affairais à mettre en œuvre la dernière partie de notre stratégie. Malgré mes recherches, les formules et les codes auxquels j'avais pu accéder, j'étais sceptique quant à ma réussite. Surtout si le rapatriement de mon collègue échouait.

– Attends, glissa Lylia soudain très proche, tu as oublié cette variable.

Mon sursaut ne la gêna pas le moins du monde. Absorbé par ma tâche, je ne l'avais pas entendue s'approcher. Je fixai les chiffres qu'elle pointait du bout de son ongle élégant bien qu’au naturel. Interloqué, je me tournai vers son visage, si près du mien. Elle esquissa un sourire complice. Je reculai brusquement.

– Lylia. Comment tu peux savoir ça ?

Son sourire s'élargit. Sa connaissance ne pouvait signifier qu'une seule chose, plus aucun doute n'était permis : Lylia m'avait trahi. Elle n'avait jamais perdu la mémoire, elle travaillait possiblement pour l’ennemi. Des tas d'hypothèses s’échafaudaient et s’entrechoquaient dans mon esprit.

– Oh, Will… Tu as toujours été à côté de la plaque, mon chou.

Je fermai les yeux lorsque le cliquetis de son arme retentit. Son intonation sarcastique m’avait déjà transpercé. Ma bouche asséchée refusait de coopérer et ma question resta bloquée au fond de ma gorge.

Pourquoi ?

– Je vais pouvoir mettre mon plan à exécution, affirma-t-elle froidement.

Je déglutis avec difficulté, le sang cognant à mes tempes m'empêchait de réfléchir clairement. Quel était son but ? Pour qui travaillait-elle ?

– L’exfiltration, c’était du bluff… parvins-je à articuler. Genesis ?

La malice animant ses traits angéliques confirma mes soupçons avant même qu'elle ne prît la parole :

– Tu peux être perspicace, quand ça te chante. Oui, je joue double jeu depuis des mois.

Une sueur glacée dévala mon échine. Elle avait sciemment évoqué Genesis comme antagoniste pour endormir ma vigilance.

– Alors, tu es derrière tout ça…

Mon murmure peu assuré déclencha une moue de fierté sur son visage. Était-ce un cauchemar ?

– Pas toute seule, bien sûr. De toute façon, nous ne nous souviendrons plus de rien, très bientôt. Enfin… si nous survivons.

– Tu as perdu la raison !

L'hilarité la gagna. Lylia m'avait toujours paru si douce, si attentionnée… Comment avait-elle pu changer à ce point, durant cette année écoulée ? Elle était partie sans préavis. Un soir, en rentrant très tard suite à une mission difficile, j'avais trouvé notre appartement vide. Elle avait rassemblé ses affaires dans la journée. Pas une explication, pas même une lettre à mon intention. Mes appels et nombreux messages étaient restés sans réponse. Pendant des semaines j'avais persisté, j’étais allé jusqu'à abuser de ma fonction pour la rechercher, ce qui m'avait valu des vacances forcées, sans même que j’obtinsse des résultats. Lorsque j'avais supplié Dany de reprendre le boulot, il avait eu pitié de moi. Il avait accepté en m'imposant d’abandonner et de passer à autre chose. Ce que je m'étais plus ou moins appliqué à faire jusqu'à ces attentats. Et elle en aurait été la cause ? Si absurde…

– Peut-être bien, finit-elle par répondre. Je crois que j'ai simplement trouvé enfin l’attention dont j'avais besoin. Chez Genesis, ils ont su m'écouter, m'épauler. Lyam a été si compréhensif !

Abasourdi, j'accusai le coup. M'avait-elle quitté pour un autre ? Après tout, je l'avais délaissée pour une affaire critique et j'avais toujours pensé qu'il s'était agi de la goutte de trop. Toutefois, il se pourrait bien qu'elle eût été manipulée ; Genesis nous posait problème depuis des années avec leur méthodes condamnables sous de nombreux aspects. J'avais déjà essayé de les épingler à plusieurs reprises, j’avais été sur le point d’y parvenir. D’ailleurs, ils étaient mes premiers suspects pour les derniers événements. Un laboratoire avec assez de moyens pour développer une fabrication à grande échelle et aux desseins obscurs. Quelle ironie, mon intuition ne m'avait pas fait défaut à ce propos. Néanmoins, en ce qui concernait Lylia j'avais toujours été si aveugle…

– Je ne sais pas qui est ce Lyam, mais Genesis n'est pas réputé pour son humanité.

Mon ton claqua plus sec que je l'aurais voulu. Lilya émit un gloussement.

– Tu es si déconnecté du réel… Genesis n’œuvre pas pour l'humanité, mais pour sauver notre pauvre planète ! Les humains sont des parasites, nous avons tout pris sans rien donner en retour, tout détruit pour tout reconstruire à notre image, terne, grise, sans profondeur. Il est temps de tirer notre révérence.

Un frisson d’horreur me parcourut. Lylia n’avait jamais voulu inverser les effets des ondes MD, bien au contraire ! Désormais, son but m’apparaissait clairement : propager ce fléau à l’échelle internationale. Et je l’y avais aidée. Mes pensées tournaient à toute vitesse. Je devais gagner du temps.

Lyam Bradford. Son nom me revint, tout à coup. Un actionnaire éminent de Genesis. Avait-il été l’acteur d’un complot pour m’atteindre alors que j’étais sur le point de trouver les preuves nécessaires à leur condamnation, l’année dernière ?

– Dans quelles circonstances as-tu rencontré cet homme ?

Lylia m’observa avec étonnement.

– Quelle importance ? rétorqua-t-elle en fronçant les sourcils.

– Tu ne t’en souviens pas ?

Elle soupira devant mon insistance, réfléchit un instant puis finit par me répondre : 

– Peu importe. Il m’a soutenue, il est devenu comme le père que je n’ai jamais eu…

– Et ses questions, ses agissements ne t'ont pas paru étranges ? 

Lylia fit la moue, désarçonnée. C’était l’une des premières choses qu’on apprenait, au FBI. Toujours vérifier sa source avant de soutirer des informations. Je mis de côté mon soulagement mal placé en découvrant la véritable nature de cette relation. Dans tout les cas, ce Lyam paraissait bien trop suspect, il ne pouvait pas s’agir d’une coïncidence. Genesis avait dû parvenir à me tracer.

– Lyli… Cet homme t’a manipulée.

– Qu’est-ce que tu en sais ! cracha-t-elle.

– C’est Genesis que j’essayais de faire tomber ! C’était cette affaire qui me prenait tout mon temps, à ce moment-là. Ils ont usé de leurs méthodes habituelles, sournoises et sans morale : embrigader dans des sectes les personnes les plus fragiles, s’attaquer aux proches de leur victime potentielle… Tu le sais, au fond. Ce n’est pas la bonne voie.

Avec un calme qui me surprenait moi-même, j’imaginais un moyen de l’empêcher d’agir. Il me suffisait de saboter le processus que je venais de créer pour éviter qu’elle ne l’utilise à mauvais escient. Cependant, Lylia capta mon regard en biais vers la console.

– Pas question que tu touches encore à ça, me menaça-t-elle, son canon toujours pointé sur ma tempe. Tu as fait ta part.

– Dans ce cas, pourquoi ne m’élimines-tu pas, tout simplement ?

Je m’étonnai aussi de cet aplomb glacial se dégageant de moi malgré l’incandescence qui bouillait dans tout mon être. Était-ce la situation de danger imminent qui me conférait cette assurance feinte ? Peut-être bien que ce serait plus facile ainsi, si elle appuyait sur la gâchette. Depuis quand choisissais-je la voie de la facilité ?

– Inutile. Tu vas sombrer tout comme les autres dans les affres de l’ignorance. Ou peut-être que tu mourras sur le coup. Écarte-toi.

Une idée jaillit soudain dans mon esprit. Lylia se trouvait-elle réellement à New York, au moment de l’attentat ? Si tel était le cas, connaissait-elle un moyen de contrer la fréquence des ondes MD ? Peut-être qu’elle n’avait pas été infectée par les nanites… cette possibilité me paraissait peu probable au vu de l’étendue des dégâts. Toutes les populations et denrées que nous avions testées dans les régions touchées en étaient porteuses. Inutile de tergiverser ; j’avais échoué dans mes négociations. Devrais-je employer la force ? J’évaluai mes chances de la désarmer. Serait-elle capable de presser la détente ? Je n’avais pas le choix, il fallait en finir, d’une manière ou d’une autre.

Je fis mine de suivre sa directive, puis tentai le tout pour le tout en m’abaissant et visant son poignet du tranchant de la main. Surprise par mon geste vif, elle laissa partir le tir. Une douleur fulgurante me traversa l’épaule. Sonnée par le recul, peut-être choquée par son geste, elle ne réagit pas immédiatement, me fixant avec une expression indéchiffrable. Sans m’en apercevoir, j’étais tombé à genoux. Tout me paraissait lointain, suspendu, le bruit de la cascade, les engins tout autour, sauf Lylia qui lâcha son arme et se précipita pour mettre en œuvre son projet machiavélique. Je devais l’en empêcher.

Je n’avais pas pour habitude d’utiliser mon arme de service. Néanmoins, comme n’importe quel agent, je la gardais toujours à portée. Au début de ma carrière, Dany me le rappelait à chaque fois. Était-il impliqué, lui aussi ? Je chassais ces idées paranoïaques, ce n’était pas le moment ! Mes mouvements dépassèrent ma pensée. Sans m’en rendre compte, je la pointai déjà avec mon pistolet et tirai. Elle s’effondra avec un gémissement. Le temps reprit son cours habituel. Je pris conscience de l’acte que je venais de commettre, oubliai la souffrance sourde qui pulsait de ma blessure à un rythme effréné et me précipitai auprès d’elle.

– Non…

J’avais agi sans réfléchir, je n’aurais de toute façon pas été capable de viser dans mon état. Une tâche écarlate s’épanouissait déjà sur sa chemise blanche. Cette blessure lui serait fatale.

– Ne t’en fais pas… toussota-t-elle dans un rictus. J’ai trop hésité.

– Je ne voulais pas… Lyli…

Ma voix s’étrangla, ma vue se brouilla. Tous ces évènements n’avaient aucun sens. Je venais de condamner la femme que j’aimais. Non… Je l’avais déjà condamnée en la laissant aux mains de mes ennemis. Ils m’avaient retrouvé et s’étaient servis d’elle pour m’atteindre. Suite au départ de Lylia, je n’avais pas été en mesure de finaliser mon rapport. Toutes les preuves que j’avais amassées s’étaient mystérieusement envolées lorsque j’avais repris le travail.

– Tout est de ma faute… Ils t’ont manipulée… Depuis le début !

– Alors… chuchota-t-elle, tu tenais encore un peu à moi ?

– Je t’ai toujours aimée ! Même si je ne le montrais pas assez, je t’aimais à ma manière, je t’aime encore…

Je serrai sa main avec vigueur entre les miennes. Une larme unique roula sur sa joue.

– Pourtant, tu n’avais même pas remarqué… J’étais désespérée…

– Remarqué quoi ? 

– J’étais enceinte, Will… C’est pour ça que je l’ai écouté… Lyam… Il m’a dit que tu ne me méritais pas… Mais c’était tout l’inverse… Puis je l’ai perdu… Et je me suis perdue…

Ébranlé par son aveu, je n'entendais presque plus ses propos incohérents à travers le bourdonnement furieux dans mes oreilles. Si je n’avais pas été assis, je crois bien que je me serais effondré. “Un jour, je t’annoncerai une nouvelle importante. Et lorsque tu te rendras compte de l’évidence, il sera trop tard…” Comment avais-je pu ne pas m’en rendre compte ?

– La clé… Prends la clé, dans ma poche droite… Avec ça, tu peux tout changer…

Je repris tant bien que mal mes esprits. Si je n’agissais pas, tout aurait été vain. Fébrile, je fouillai à l’endroit indiqué. Une clé USB noire, tout ce qu’il y avait de plus ordinaire. Ignorant la douleur et le sang qui gouttait le long de mon bras, je m’empressai de vérifier ce qu’elle contenait.

– La parade au processus MD…

– Je l’ai utilisée… À New York…

Je compulsai les informations à toute allure, puis m’acharnai sur la console pour régler la bonne fréquence. Fiévreusement, je vérifiai les données et déclenchai enfin la transmission. Après quelques secondes, un grondement sourd retentit. Le sol trembla, je perdis l’équilibre. La structure ne supporterait pas le pic de puissance demandé. Le trou béant dans mon épaule se rappela à moi. Je rampai tant bien que mal vers Lylia, m’allongeant tout près d’elle, sans savoir si elle était encore en vie. Du sang s’échappait de ses lèvres, mais ses traits crispés et ses paupières tremblantes me le confirmèrent. Elle ouvrit les yeux lorsque ma main frôla son visage en dégageant les mèches ondulées qui le dissimulaient. Malgré le vacarme ambiant, ses paroles fluettes me parvinrent :

– Tu te souviens… Au début… Au début de notre relation… On s'était amusé… À trouver des prénoms…

– Bien sûr que je m'en souviens ! On avait fini par tomber d'accord… Daliah si c'était une fille, parce que c'est ta fleur préférée, et Barry si c'était un garçon, parce que je suis fan de ce Flash et que tu trouvais que je lui ressemblais…

Le plafond commençait à s’effondrer autour de nous. Cependant, j’avais l’impression de me trouver dans une bulle, hors du temps et de l’espace. La douceur de ce souvenir m’apaisait. J’espérais qu’elle aussi ressentait ce bonheur passé.

– J'ai fait erreur… Will… Les souvenirs… La mémoire… C'est ça… C'est ça qui sauvera… Notre humanité…

– Tout est fini, ma Lily. J’ai réussi. Ad memoriam.

Bientôt, nous serions ensevelis sous des tonnes de gravats et des trombes d’eau. Pourtant, son faible sourire ramena un peu de chaleur dans mon corps engourdi par le froid alors qu'elle me répondait en écho :

– À nos souvenirs perdus…


Texte publié par Wildflower8906, 20 juillet 2025 à 10h01
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