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TANT QUE NOUS VIVRONS

Christel Jeantheau

Note de l'autrice : Cette nouvelle explore l'universalité du deuil et de l'accompagnement, quelle que soit la nature du lien qui nous unit à l'être aimé. Elle s'adresse à toute personne ayant traversé ou traversant une épreuve difficile.

Cette œuvre est mise à disposition selon les termes de la Licence Creative Commons Attribution - Partage dans les Mêmes Conditions 4.0 International.

Quels mots utiliser pour expliquer la réalité ? « Elle ne reviendra pas, » est-ce suffisant ?

Elle paraissait endormie dans nos bras. Alors tu n’as pas compris nos pleurs. Le soulagement de quitter les relents écœurants et angoissants de la clinique a occulté le reste. Tout le reste. Même son enterrement.

« À présent, elle vivra dans nos cœurs tant que nous vivrons. »

J’ai cru que tu acceptais la perte de ta grande sœur, car tu avais retrouvé l’appétit, toi qui souffres d’anorexie depuis un an. Hélas, ce n'était qu'un répit trompeur avant que le chagrin te terrasse.

Le docteur nous avait pourtant laissé peu d’espoir quant à ton état de santé véritable.

Cependant, j’étais dans le déni, moi aussi, préférant m’accrocher à quelques miettes quotidiennes. Durant trois jours, je t’ai aidée à boire, je t’ai offert tes aliments préférés et je t’ai promenée dans ton « carrosse ». Tu consens à arpenter les rues adjacentes. Je m’applique à t’emmener là où ton regard triste se pose, tout en zigzaguant entre les nombreuses ornières.

Avant-hier matin, mon espoir s’est déchiré, quand tu as refusé de boire et de manger. J’ai passé des heures à négocier avec toi, en vain.

Je t’ai encouragée à échanger un peu avec le petit voisin. Il est enjoué dès qu’il te voit. Depuis notre arrivée, ta sœur et toi avez illuminé son quotidien morose. Il n’a pas compris ton refus de t’approcher de lui. Tu es murée dans ton chagrin. Comment t’en libérer ?

Depuis deux jours, j’ai essayé de raviver un temps qui semble lointain.

« Te souviens-tu de tes siestes dans la cour, l’été, à l’ombre du fruitier ? En t’observant, j’éprouvais une forme de plénitude. Et te rappelles-tu du bord de mer ? Les rares fois où nous y allions, tu jouais dans le sable, loin des vagues, parce que leur bruit t’effrayait. Ta sœur était un peu plus téméraire que toi. Et le soir où tu as couru dans la rue, alors qu’une voiture arrivait dans la pénombre. Je t’appelais, mais tu faisais ta tête de mule. Sans réfléchir, je me suis précipitée devant ses phares, j’ai agité les bras pour éviter un drame. L’automobiliste s’est arrêté à quelques mètres de toi. Quel soulagement ! Est-ce la brusque conscience du danger qui t’a incitée à rentrer ? »

Je retiens mes larmes en esquissant un pâle sourire.

Malheureusement, rien ne réconforte ta peine.

Mon impuissance me désespère, me torture. Je cache ma peine, quand tu détournes la tête devant la nourriture et l’eau. Je répète avec conviction :

« Juste une bouchée. Au moins une gorgée… S’il te plaît… »

Ton délabrement physique évoque celui de mamie quatre ans plus tôt. Elle avait refusé, un jour, d’avaler plus de deux cuillères de compote ou de crème sucrée. La différence est qu’elle était très âgée, alors que toi… Tu partages nos existences depuis onze ans et demi à peine.

Hier midi, accablée, j’ai laissé échapper :

« Ne te laisse pas glisser ainsi. Ne nous abandonne pas… Ne nous quitte pas, toi aussi. »

La peur et la colère mêlées m’incitent à penser que l’une de nous deux est égoïste. Je me sens aussitôt coupable d’avoir des idées si injustes. Tu n’es coupable de rien. Moi non plus.

Chacune s’obstine, l’une à mettre un terme au canevas de sa vie, l’autre à étirer davantage la toile.

Aucune n’a tort ou raison d’agir de la sorte.

Hier, en fin d’après-midi, tu étais sur mes genoux, lorsque papa est revenu. Il croyait que tu te portais mieux parce que tu semblais détendue. Tes lèvres découvrant légèrement tes incisives, tu semblais sourire, comme si tu avais trouvé la paix.

J’ai baissé les yeux en soupirant. Sans prononcer un mot. Son visage s’est fermé. En silence. La vérité est que tu ne tiens même plus debout. J’ai demandé à papa de faire un selfie de nous trois, têtes contre têtes. Les yeux brillants devant l’objectif du vieux smartphone. Un dernier cliché aux détails granuleux et aux teintes fades. J’ai l’intuition que ce sera notre ultime moment ensemble, notre dernier souvenir.

Le soir, la fatigue nous a terrassés.

Tes gémissements me réveillent après minuit. Ton ventre dur se tort en grognant et une odeur inhabituelle, terrifiante, t’enveloppe. Agenouillée à tes côtés, je murmure des paroles rassurantes et je masse ton dos décharné. Tu te crispes. Ton corps est douleur. Je sais que je ne peux rien pour te soulager. Je caresse ton visage. Tu sembles apprécier ma présence, ma voix, ma peau, la senteur de mes vêtements.

Tu as froid, n’est-ce pas ?

J’allume un feu. Les volutes de fumée âcre s’élèvent, puis les flammes grossissent. Elles dévorent le petit bois, puis les branches plus grosses. J’ajoute des bûches, sans le souci d’économie qui m’anime d’ordinaire. Si je peux adoucir tes dernières heures en ce monde… Je t’installe près de la chaleur réconfortante et je te veille. Je veux que les heures ralentissent, accélèrent. Reste avec moi le plus longtemps possible ! Je veux que le temps s’arrête. Non, ce n’est pas vraiment mon souhait. Puisses-tu cesser de souffrir, car tes spasmes sont des vrilles enfoncées dans ma chair.

Tes traits se détendent soudain et tu entres dans un état de sérénité. Un soulagement angoissé m’inonde. Je te prends dans mes bras. Tes membres sont complètement mous, ta respiration se fait de plus en plus profonde et calme. J’ai un pressentiment : la vie te quitte. Je t’amène près de papa endormi. Je le secoue. Je chuchote, tandis qu’il s’éveille :

« Dis-lui au revoir. »

Tu nous regardes à travers tes paupières mi-closes. Nous embrassons ton front.

Les battements de ton cœur s’estompent. Tes lèvres tressautent. Ma bouche tremble en silence. Une larme roule sur ma joue, tombe près de ton œil.

Papa est content d’avoir été là pour ton départ. Toi qui avais toujours été sa préférée, il fallait qu’il soit présent. Nous étions ensemble.

L’aube se lèvera bientôt.

Tu seras enterrée près de ta sœur et nous ferons face au vide immense laissé par vos absences.

Cependant, vous vivrez dans nos cœurs tant que nous vivrons.


Texte publié par Christel J, 25 juin 2025 à 22h14
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