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tome 1, Chapitre 3 « Priorités. » tome 1, Chapitre 3

Partie 1.

Le réveil de Théo vibra faiblement contre sa table de chevet. Il ouvrit un œil, l’autre toujours écrasé dans son oreiller, et grogna un peu avant de tendre le bras pour l’éteindre. Il resta un instant immobile, à écouter les cliquetis familiers du système de purification de l'air. Puis une voix calme et familière, celle de son père, résonna depuis le couloir :

— Allez Théo, debout. On a du travail.

Il se redressa, attrapa sa combinaison suspendue au mur et, en silence, l’enfila pour ne pas réveiller sa mère.

Dehors, la zone 14 s’animait déjà : des navettes filaient entre les dômes sur des monorails suspendus, les annonces du réseau logistique résonnaient sur les canaux de service, et les haut-parleurs du secteur résidentiel diffusaient les notifications de mise à jour atmosphérique.

Mars avait ses propres matins.

Son père l’attendait dans le sas de la maison, son masque de filtration passé autour du cou, prêt à être équipé dès qu’ils franchiraient le dôme. Le terminal en main, il vérifiait déjà leur trajet.

— Dépêche-toi, on a un module à inspecter dans le secteur 11-Ouest. C’est censé être une simple vérif de structure, mais la dernière fois qu’un entrepôt a été “juste fendu”, on s’est retrouvé sous trois tonnes de sable.

Théo esquissa un sourire, attrapa son masque et sa tablette de terrain. Ils sortirent ensemble, salués par quelques travailleurs en combinaisons grises ou oranges. Le ciel au-dessus d’eux était un vaste dôme renforcé, opaque par endroits, mais parsemé de sections transparentes. En levant les yeux, à travers ces vitres épaisses, on apercevait les bords abrupts du cratère qui entourait tout le secteur résidentiel. Sur les hauteurs, à l’extérieur du dôme, s’étendaient les mines, les complexes industriels et les entrepôts, accrochés aux parois comme une couronne mécanique dominant la ville abritée.

Leur journée de travail se déroula dans une légère routine : vérification des soudures, contrôle des serrages, ajustement de quelques conduits de circulation d'air. Les entrepôts de la zone 11-Ouest étaient vides depuis des semaines, parfois des mois. Ces modules, construits 30 ou 40 ans plus tôt, tenaient toujours, mais vieillissaient mal en raison de tempêtes de poussière fréquentes.

— On fabriquait ça pour que ça dure cent ans, marmonna son père à un moment, agenouillé devant le panneau de diagnostic. Et maintenant, plus personne n’en a besoin.

Théo serra les lèvres et n’osa pas répondre.

En fin de journée, alors qu’ils regagnaient l’habitat via l’un des rails internes, son père se tourna vers lui :

— Demain, on doit aller inspecter un vieux dépôt dans la zone 2.

— La zone 2, encore ? s’étonna Théo.

— Ouais… Mais c'est un terrain difficile, donc prépare ton sac ce soir. Et repose-toi bien.

Il hocha la tête, sans poser plus de questions. Mars n’était plus en chantier permanent comme il y a quelques années. Désormais il y avait de moins en moins à construire, la majorité des ressources étant destinées à la construction de l'A.S.T.R.A.L.

Quand ils furent rentrés, Théo prit une douche rapide, enfila un sweat un peu trop grand, et sortit à nouveau. Il traversa les blocs résidentiels, et s’engouffra dans la passerelle 14-Sud. Là, il retrouva Annie, qui l’attendait déjà, et tous deux prirent le sentier piéton vers la Zone 13.

Chez Luka, la porte d’entrée s’ouvrit avant qu’ils aient eu le temps de toquer. Le garçon leur fit un grand sourire.

— Vous êtes arrivés pile pour le nouveau patch. Les manettes sont prêtes, vite.

Ils retirèrent leurs masques, saluèrent sa mère au passage. Elle pianotait sur une tablette dans un coin du salon, les sourcils froncés.

— Bonsoir les jeunes. Faites pas trop de bruit, j’essaie de suivre les infos.

Théo s’installa dans le canapé, attrapant une des manettes posées sur l’accoudoir. Le son des infos continuait: le présentateur parlait de "réorientation stratégique des capacités martiennes", d’"optimisation au service du projet ASTRAL", et d’"unité interplanétaire".

— T’imagines, si on gagnait des crédits chaque fois qu’ils disent “projet ASTRAL” ? On serait riches à 20 ans, plaisanta Luka en haussant les sourcils.

— ASTRAL, ASTRAL, ASTRAL, Et voilà ! À 16 ans, on est déjà riches ! rajouta Annie.

Ils rirent tous les trois, puis plongèrent dans leur partie.

Le jeu était un vieux classique : combats de drones dans un décor semi-lunaire. Les réflexes de Luka étaient toujours aussi absurdes, Annie râlait quand elle perdait, et Théo riait à en pleurer en voyant leur vaisseau exploser pour la cinquième fois en moins de dix minutes.

Un peu plus tard, alors qu’ils faisaient une pause, Théo se dirigea vers la mère de Luka, curieux des informations. Elle haussa le volume et tourna légèrement la tablette dans sa direction en le voyant approcher.

— … et selon les prévisions, la terraformation de Mars aurait franchi la barre symbolique des 51 % d’atmosphère stabilisée. Le projet, lancé il y a plus d’un siècle, voit donc son objectif approcher à l’horizon de la prochaine génération…

Les images montraient des vallées aux teintes plus claires, des dômes de culture qui s’étendaient sur les pentes, et même quelques zones où la végétation s’accrochait.

— Tu crois qu’un jour on pourra sortir sans masque ? demanda Annie en s’étalant dans le canapé.

— Ouais… Mais on le verra surement pas, retorqua Luka.

Théo ne répondit pas. Il regardait les images silencieusement, pensif.

Il s’enfonça dans le canapé, les yeux fatigués, un sourire accroché aux lèvres. Dans l’air flottait une odeur de soupe réchauffée et d'air neuf.

Le bulletin météo s’enclencha à bas volume. Une voix calme annonça :

Météo de surface de ce mardi 30 mars 2128. Malgré un ciel dégagé toute la journée, une tempête de poussière de faible intensité est attendue dans l’heure. Circulation périphérique déconseillée à partir de 20h30 dans les zones 11, 13, 14 et 16.

La mère de Luka se redressa un peu.

— Vous pouvez dormir ici, si vous voulez. Je préviens vos parents.

Annie répondit immédiatement :

— Oui, moi je reste !

Théo hésita une seconde, même si la terraformation avait permis de faire remonter la température globale de la planète rouge, les nuits en dehors des dômes n'en demeuraient pas moins glaciales.

— Merci, mais je rentre. C’est pas loin, et mon père compte sur moi demain.

Il remercia d’un geste, attrapa son masque et son sweat, et quitta l’habitat, salué par les regards complices de ses amis.

Théo se mit en marche. Il connaissait le chemin par cœur. Vingt minutes à pied. Vingt-cinq s’il traînait.

Le sas du dôme s’ouvrit en vibrant doucement, il mit son masque et s’avança dans la nuit rouge. L’éclairage au sol balisait la passerelle entre les dômes, clignotant par endroits à cause de la poussière en suspension. La tempête annoncée n’était pas encore là, mais le vent s’était levé.

Sur le chemin entre les zones, les dômes brillaient. Les quartiers de vie étaient abrités sous de vastes bulles d’acier, de verre et d’agglomérat rougeâtre. Certaines fenêtres étaient encore éclairées, les familles finissant leur repas, ou étaient devant leurs écrans. D’autres dômes étaient déjà dans l’obscurité, comme s’ils dormaient.

En contrebas, il aperçut l’une des lignes de transport orbital : vide et silencieuse. Les convois n’opérant plus à cette heure-là.

Quand il atteignit le sas d’entrée de leur module résidentiel, il posa sa clef d’accès contre le boîtier, puis la porte coulissa en silence.

Il fut immédiatement accueilli par une bouffée d’air chaud, et par la voix de Cleanne, sa mère :

— Théo ! Tu rentres juste à temps, on commençait à se demander où tu étais passé.

Son père leva la tête depuis la cuisine, l’air fatigué, mais pas surpris.

— Ça va ? demanda-t-il simplement.

— Ouais, dit Théo en retirant son masque. On a beaucoup joué. J’ai pas vu l’heure passer.

Ils s’installèrent à table. Théo partagea les infos sur la terraformation, sa partie de jeu, la mère de Luka qui râlait devant sa tablette, et les nouvelles projections météo qui s’étaient, pour une fois, avérées justes.

Son père écoutait en silence, hochant parfois la tête. Il mangeait lentement, le regard ailleurs.

Après avoir débarrassé, Théo se dirigea vers sa chambre. Il s’installa sur son lit, le dos calé contre l’oreiller, son terminal sur les genoux. Il lança un vieux jeu, mais ses pensées était ailleurs.

À travers la cloison, il entendait ses parents parler bas, dans le salon.

— C’est peut-être juste pour un vieux module à remettre en état, murmura son père.

— Et si c’était autre chose ? J’ai entendu… des rumeurs.

— Tu imagines trop.

— Et toi, tu refuses d’imaginer quoi que ce soit. Peut-être qu’on a encore le choix.

— On n’a pas le choix, justement !

— Tu devrais aller le voir, je te dis.

Un bruit de chaise, puis un soupir.

— Excuse-moi, dit sa mère.

— Non, excuse-moi, souffla-t-il. Je suis juste… fatigué.

Des pas feutrés, puis la porte de leur chambre qui se ferma.

Théo baissa le volume de son terminal. Il n’avait pas compris tous les mots, mais il en avait saisi assez pour sentir que quelque chose se préparait.

Le lendemain matin, Théo ouvrit les yeux juste avant que le réveil ne vibre. L’atmosphère de l’habitat avait déjà atteint sa température de confort.

Il enfila ses vêtements de travail, puis sortit dans la cuisine. Son père était là, déjà prêt, assis à la table, les bras croisés, le regard perdu dans la texture mate du plan de travail. Un repas était posé devant lui : un sandwich, une gourde, et son masque posé juste à côté.

Il ne dit pas un mot.

Théo s’approcha, s’assit en face.

— J’suis prêt.

Le silence resta suspendu un instant, puis son père se leva sans un bruit, attrapa son propre équipement, et hocha simplement la tête.

Ils sortirent ensemble, traversant le sas. Dehors, la tempête de poussière de la veille avait laissé un léger dépôt rougeâtre sur les structures. Le ciel sous le dôme était voilé et l’air avait cette odeur sèche que Théo appréciait étrangement.

Ils montèrent dans le véhicule de terrain, une capsule utilitaire grise dont les angles étaient renforcés, prévue pour la manutention et les trajets courts. Son père lança la séquence de démarrage.

Théo, habitué à leur trajet vers la zone 11 ou 12, fronça les sourcils en voyant la direction qu’ils prenaient.

— C’est pas par là, la zone 2.

Son père garda les yeux sur la route.

— On passe d’abord voir quelqu’un. Il a demandé un devis pour une structure dans la zone périphérique. On ira à la zone 2 après, s’il reste du temps.

Théo ne posa pas d’autre question. Il savait reconnaître ce ton-là. Celui qui veut dire : pas maintenant.

La capsule roulait à bonne allure sur la voie secondaire, longeant des conduits de maintenance et des rangées de dômes désaffectés. À l’horizon, les montagnes martiennes découpaient le ciel en lignes nettes. Le vent frappait la carrosserie par rafales, soulevant des traînées de poussière

Après une vingtaine de minutes, ils quittèrent les voies principales et bifurquèrent sur un ancien chemin d’accès, partiellement enseveli. Au bout, niché entre deux crêtes, un petit dôme temporaire se confondait presque avec le relief environnant : armature métallique, coque blanche, renforts en roche compactée. Un homme les attendait dehors, debout, les bras croisés, immobile comme un gardien.

Leur capsule se gara. Son père coupa le moteur, descendit, et ajusta son masque avant de se tourner vers lui :

— Dis rien. Observe.

Puis il s’approcha de l’homme, main tendue. Il portait une combinaison impeccablement entretenue, sombre, avec un écusson inconnu cousu à l’épaule : une sphère rouge entourée de points bleus formant un cercle, sur fond blanc. L’insigne attira aussitôt l’attention de Théo, sans qu’il puisse l’identifier.

— Monsieur Johansen ?

— Daren. Merci d’être venu. Et ce doit être votre fils ?

Théo descendit à son tour, un peu raide sous le regard de l’homme.

— C’est aussi mon apprenti. S’il pose problème…

— Aucun souci. Il peut rester. Venez, on est mieux à l’intérieur.

Ils entrèrent dans le dôme. L’intérieur était spartiate mais fonctionnel, avec table de travail, terminal d’affichage, deux sièges, une cafetière encore chaude. L’air y était sec, mais bien plus respirable qu’à l’extérieur. Au fond, un bureau sommaire, posé contre une cloison bardée de plans.

L’homme s’installa derrière son bureau, les mains croisées. Son visage était calme, mais son regard cherchait sans relâche celui de Daren… et parfois, brièvement, celui de Théo.

— Cole Johansen, dit-il simplement. Membre du tout récent Conseil Martien Temporaire.

Théo cligna des yeux. Le nom ne lui disait rien. Il avait entendu parler de groupes de réflexion civils, de syndicats techniques, mais jamais de “Conseil”. Pourtant, il n’osa pas interrompre.

— Il paraît que vous êtes l’un des meilleurs pour optimiser la distribution modulaire sur tout type de structure, poursuivit Johansen. Et que vous connaissez parfaitement les structures de la zone 2.

Daren acquiesça sans un mot. Cole tapota du doigt sur une tablette, et la lui montra : une coupe transversale d’un ancien entrepôt logistique, avec des annotations techniques complexes.

— Ce site n’apparaît plus sur les registres de la Terrain Commonwealth. Désaffecté officiellement depuis cinq ans. Mais la structure est intacte et Solide. Isolée et discrète.

Il laissa flotter un silence.

— Je suppose que vous, comme beaucoup d’autres, en avez assez des annonces officielles. De ces infos qui disent que tout va bien, pendant que vos enfants voient les modules se vider et les lignes s’arrêter. Vous sentez ce qui est en train de se passer, non ?

Daren resta figé. Théo sentait son malaise se diffuser dans la pièce.

— Je coordonne des chantiers stratégiques pour une Mars libre. On veut récupérer ce qu’on nous a pris : nos décisions et donc notre avenir.

Daren se leva brusquement.

— Vous… vous allez déclarer l’indépendance de Mars ?

Johansen resta imperturbable.

— Non. Nous allons l’annoncer. Officiellement. D’ici quelques mois. Mais avant ça, il nous faut des infrastructures. Des lieux sûrs. Et des gens compétents.

— Vous imaginez que la T-C va l’accepter sans réaction ?

— Bien sûr que non. C’est pour cela que nous construisons. Des vaisseaux. Des systèmes de défense. Une flotte d’attente. Et pour tout cela… nous avons besoin de hangars.

Il désigna un plan derrière eux.

— Ce site est parfait. Et vous êtes l’un des rares capables de l’optimiser. Nous ne vous demandons pas de devenir soldat. Juste de construire. Nous voulons également vous attribuer un siège au Conseil. Votre expertise aura du poids et facilitera la construction de ce premier hangar.

Théo ne comprenait pas tout, mais il ressentait chaque silence. Son père était resté debout, les bras croisés. Une tension s’était figée dans ses épaules.

— J’ai besoin d’y réfléchir, murmura-t-il enfin, sans croiser le regard de Johansen.

Le conseiller inclina la tête.

— Prenez votre temps. Mais pas trop.

Daren tendit la main pour dire au revoir et Johansen la serra avec calme.

Alors qu’ils franchissaient le sas, Cole ajouta :

— Passez le bonjour à Cléanne de ma part.

Le père de Théo marqua un temps d’arrêt. Il répondit d’un simple hochement de tête, accompagné d’un sourire à peine visible.

Ils montèrent dans le véhicule sans un mot.

Le trajet du retour se fit dans un silence lourd. Théo ne posa pas de question. Son regard n’avait cessé de fixer l’insigne sur l’uniforme de l’homme, et son cerveau tournait à plein régime.

Ils rentrèrent sans que le jour ne décline sous le dôme. Ce n’était jamais arrivé.

Partie 2.

A peine une semaine plus tard, il passa dans la cuisine. Son père était déjà là, comme d’habitude. Mais cette fois, il semblait… plus présent. Il mâchait une barre énergétique en consultant un plan sur sa tablette. Quand Théo entra, il leva les yeux et lui adressa un bref sourire.

— On fait du montage aujourd’hui.

Théo s’immobilisa, surpris.

— Du montage ?

— Oui. On construit. Enfin.

Pas un mot de plus. Mais dans sa voix, il y avait une chose qu’il n’avait plus entendue depuis des mois : de l’envie.

Sa mère arriva peu après, un gobelet de thé entre les mains. Elle embrassa Daren, puis Théo, et s’assit près de la table, observant l’écran d’un œil distrait.

— Vous partez tôt aujourd’hui ? demanda-t-elle.

— Ouais, répondit Daren. Le site est en bordure de la zone 2. Et les fondations doivent être vérifiées avant qu’on lance le reste.

Un silence s’installa. Puis elle ajouta, sans lever les yeux :

— Je vois. C’est bien… que tu aies accepté. Ça te fera du bien, j'en suis sûr.

Daren ne répondit pas. Il tapota sur la tablette, soupira, puis déclara simplement :

— Il fallait bien que quelqu’un le fasse.

Elle hocha la tête, le regard perdu dans la vapeur de son gobelet.

Il la regarda enfin. Il y eut un bref échange silencieux, dense comme un secret ancien. Puis il se leva et attrapa son équipement.

— Allez, Théo. On y va.

Le chantier n’avait rien à voir avec ceux que Théo connaissait.

Installé sur les vestiges d’une ancienne mine de nickel, le site avait été abandonné des années plus tôt, jugé trop pauvre en rhodium pour justifier son exploitation. Maintenant, le cratère servait de base à un tout autre projet. Le dôme temporaire en bordure de la zone 2 avait été élargi, étendu sur plusieurs niveaux. Des panneaux de blindage renforcé encerclaient les modules en construction. Le sol, encore instable par endroits, obligeait les équipes à se déplacer avec prudence.

Mais malgré le terrain accidenté, les structures prenaient forme avec une clarté méthodique.

Le mois filait et Théo passait ses journées à transporter du matériel, assembler des conduits d’alimentation, calibrer des modules atmosphériques. Il lui était interdit d’approcher certaines sections. Celles où des groupes en combinaison noire travaillaient en silence, sans badge.

Mais il avait trouvé son rythme. Et son père aussi. Daren semblait rajeuni, le regard moins perdu.

— Fixe bien l’anneau d’accroche, lui lança-t-il un matin. Faut que ça tienne un superstato de 6 tonnes, pas ta brosse à dents.

Théo rit, et s’en étonna lui-même. Il n’avait pas ri autant en travaillant depuis… il ne savait plus.

Un soir, alors qu’ils terminaient de poser une série de conduits de ventilation, Théo croisa un homme appuyé contre une caisse, casque dans les mains. Il portait une combinaison noir, dépourvue de tout insigne. Il semblait attendre. Ou fuir.

Leur regard se croisa. L’homme le salua d’un signe de tête. Théo s’approcha, par politesse, et s’assit à quelques mètres, le dos contre une rambarde.

— Tu bosses ici ? demanda le pilote, la voix grave, un peu rauque.

— Ouais, mon père gère la construction. Moi, je fais surtout de la pose et du calibrage. Et toi ?

L’homme hésita.

— Pilote. Enfin… en attente.

Il ajouta après une pause :

— Une mission demain. J’devrais pas le dire. Mais bon…

— T’as l’air nerveux, fit remarquer Théo.

Un silence.

— Juste une… opération logistique. Mais, tu vois, y a des opérations qui font plus peur que des vraies batailles.

Théo hocha la tête. Il comprenait sans comprendre. Il regarda le dôme au-dessus d’eux. La lumière artificielle était si forte qu’elle lui fit plisser les yeux.

— Mon père aussi est pas mal plus tendu que d’habitude. Même s’il essaie de le cacher.

Le pilote sourit, se redressa et remit son casque sous le bras.

— Merci d’avoir parlé un peu.

Théo le regarda s’éloigner vers l’un des sas latéraux avant de retourner au travail.

Une rumeur courait déjà depuis plusieurs jours. Certains convois étaient annulés à la dernière minute. D'autres, reprogrammés en urgence, repartaient sans explication. Peut-être que ce pilote en faisait partie.

Il ne savait pas pourquoi, mais il sentit que ce chantier n’était plus simplement un projet. C’était un compte à rebours.

Le soir, chez eux, Théo voyait son père scroller les messages sur son terminal, sans un mot. Sa mère préparait les repas sans allumer les infos. Comme si tout le monde attendait quelque chose… ou savait déjà.

Et ce matin-là, une voix sévère, profonde et solennelle se fit entendre à travers l’écran, accompagnée de sous-titres.

« Citoyens et citoyennes de Mars.

Le Conseil Martien Temporaire a pris aujourd’hui une décision historique.

Devant l’échec répété de la Terrian Commonwealth à répondre à nos demandes,

Devant le blocage des ressources et l’abandon des projets martiens,

Nous déclarons ce lundi 31 mai 2128 l’Indépendance de Mars. »

La voix se suspendit un instant. Personne ne respirait.

« Cette déclaration n’est pas un appel au conflit.

Mais une affirmation claire de notre droit à décider pour nous-mêmes.

À compter de ce jour, tous les flux de ressources martiennes sont suspendus à destination des chantiers extérieurs.

Nos flottes sont en alerte, et notre volonté est inébranlable. »

Puis la transmission coupa net. Le silence qui suivit n’avait rien de normal.

— C’était lui, murmura Théo.

— Qui ? demanda son père, sans le regarder.

— Johansen. C’était sa voix, non ?

Son père, installé sur le canapé à côté de lui, ne répondit pas. Il fixait son terminal. Une notification s’afficha en haut :

Détournement confirmé. 3 convois redirigés vers le spatioport de la zone 2. Aucun blessé. Réaction T-C en attente.

Théo sentit son estomac se tordre.

— C’est pour ça que les pilotes étaient stressés ?

Son père hocha la tête.

Théo resta figé dans le canapé. C’est à cet instant qu’il comprit : le spatioport mentionné dans le message. C'était le même hangar qu’il avait contribué à agrandir, jour après jour, sans jamais savoir exactement à quoi il servait.

Les premiers jours, rien.

Pas une seule réaction publique de la Terrian Commonwealth. Ni démenti, ni menace, ni condamnation officielle. Rien que le silence.

Dans le hangar, les équipes travaillaient toujours. Mais plus vite et plus nerveusement.

Théo, désormais autorisé à faire des contrôles techniques en autonomie, passait ses journées à vérifier et recalibrer. Les structures semblaient sortir du sol. Soudées, renforcées, parfois cachées, tout ça à une vitesse folle.

Les matériaux martiens, autrefois envoyés vers les chantiers orbitaux du projet A.S.T.R.A.L, restaient désormais sur la planète rouge. Plus aucun cargo n’était chargé pour partir. Tout ce qui était extrait, fondu ou assemblé, servait Mars, et Mars seule. Les industries locales, soudain revitalisées, tournaient à plein régime.

Un jour, un message tomba : Hangar 17 validé. Prêt à recevoir unité “Vector”.

Théo ne savait pas ce qu’était une unité Vector. Mais il vit les silhouettes s’échanger des regards. Son père, lui, se remit à travailler avec un feu qu’il n’avait jamais eu avant. Au même moment, une alerte vint remplacer le message précédent.

Une colonne de vaisseaux de ravitaillement, appartenant à la Terrian Commonwealth, venait d’ignorer une directive martienne et tenta de forcer l’accès.

Une escouade martienne intercepta les vaisseaux terriens en un éclair.

Il n’y eut ni tirs prolongés ni pertes humaines. Les cargos, vides, furent neutralisés avec précision, puis remorqués vers la base.

L’un des sas s’ouvrit et une femme descendit lentement la rampe, encore en train d’ajuster son masque respiratoire. Son uniforme portait l’écusson de la Terrian Commonwealth, et sa voix fendit le silence du tarmac :

— Mars demeure une colonie placée sous l'autorité terrienne! Toute tentative de sécession est considérée comme un acte de rébellion!

Théo, debout parmi les ouvriers qui observaient la scène, sentit un frisson lui remonter l’échine. Ce n’était plus une rumeur, ni une manœuvre diplomatique. C’était concret, et irréversible.

La femme, entourée de soldats martiens, se débattit brièvement alors qu’on l’emmenait vers un véhicule blindé.

Avant de disparaître à l’intérieur, elle cria une dernière phrase, empreinte de colère :

— Si vous voulez bâtir l’avenir, commencez par soutenir les vraies constructions, pas ce théâtre de révolte !

La portière claqua. Le silence retomba.

Le même soir, alors qu'il finalisait une inspection dans le hangar 17, une silhouette familière entra.

C’était le pilote qu’il avait vu des semaines plus tôt, avant la déclaration publique. Le pilote le reconnut aussi, sans doute. Car il lui adressa un petit hochement de tête.

Théo répondit par réflexe, inclinant légèrement la sienne… puis la baissa aussitôt pour reprendre le travail.

Le bruit de pas se poursuivit quelques mètres encore, puis s’arrêta.

Un silence. Puis un crissement de botte.

Théo releva doucement la tête.

L’homme était revenu sur ses pas, arrêté devant lui.

— Tu m’avais parlé, y’a un moment, dit-il d’une voix plus grave que Théo ne se l’imaginait.

Théo hocha de nouveau la tête.

— Je m’appelle Jean.

— Théo.

Le pilote sourit

— Je pars demain.

Théo n’osa pas poser de question. Mais il ne détourna pas le regard.

Jean reprit, plus doucement :

— On fait ce qu’on peut, tu sais. Pour que ça change. Pour que Mars puisse choisir sa voie. Et je crois que ce que toi et ton père avez construit ici en secret… ça compte aussi.

— Merci, dit Théo, timidement.

Il lui tendit la main. Théo la serra sans réfléchir.

— Prends soin de toi, on se reverra peut-être.

Il repartit sans se retourner. Et cette fois, Théo resta longtemps immobile, dans le silence du hangar.

Les jours passèrent.

Puis les semaines.

Théo travaillait presque chaque jour sur le chantier. Le hangar n’était plus un squelette métallique, mais un véritable bastion. Le sol vibrait sous les unités de levage, tandis que les réacteurs des vaisseaux Vector ronronnaient, s’alignant un à un sur les rails d’embarquement.

Jours après jours, les annonces officielles de la Terrian Commonwealth continuaient de défiler. Toujours le même ton solennel, toujours les mêmes mots.

“Face aux tensions récentes, nous rappelons notre engagement inébranlable à la cohésion planétaire.”

“Toute tentative de dissension ne fait que ralentir le progrès commun.”

“Nous appelons à l’unité. À la responsabilité. Et à la loyauté.”

Des mots vides. Des ordres sans compromis.

Jamais une phrase sur les revendications martiennes. Jamais une seule proposition de rééquilibrage.

Juste des rappels ou des menaces polies.

Théo les entendait tous les soirs, en fond, pendant les repas.

Puis, un jour, ce ne furent pas des mots.

Mais une image.

Sur l’écran mural du salon. Un ballet silencieux d'une dizaine de vaisseaux gris acier, en orbite basse.

Une voix grave, presque militaire, s’imposa :

“En raison des menaces non déclarées et de la montée des tensions logistiques sur Mars, la Terrian Commonwealth déploie temporairement une force orbitale de sécurité autour de la planète. Il ne s’agit pas d’une action offensive, mais d’un rappel dissuasif. Toute tentative de rébellion sera sévèrement punie "

Daren, figé devant l’écran, resta silencieux.

Il se redressa lentement, les bras croisés, une main sur la bouche. Puis il murmura, presque pour lui-même :

— Ça a commencé.

Théo, resté en retrait, sentit une chaleur froide se répandre dans son ventre. Il eut un vertige brutal, et ses mains se mirent à trembler.

La guerre, qui n'était jusque-là qu'un concept, avait maintenant un visage, des moteurs et des armes. Et lui, sans l'avoir vraiment choisi, était déjà dedans.

Les minutes passaient, toutes les chaînes d’information, tous les flux privés et même les panneaux publics relayaient la même image : un escadron de vaisseaux martiens avançant lentement vers une formation terrienne en orbite basse.

— Mettez vos masques. On y va. Maintenant. Ordonna son père.

Sans attendre de réponse, il attrapa son manteau et se précipita vers la porte. Sa mère, déjà en train d’enfiler son masque, prit Théo dans ses bras un instant, le serra contre elle.

— Tout va bien, mon cœur. On va au Conseil.

Sur le trajet, le terminal de sa mère diffusait le direct: une dizaine de vaisseaux de la Terrian Commonwealth, tous armés, en formation. Et face à eux, seulement trois petits vaisseaux martiens, immobiles mais bien visibles. Tous portait l’écusson rouge et bleu du Conseil Martien Temporaire.

Autour de Théo, dans les rues et les dômes qu’ils traversaient, des familles se pressaient en silence. Plus personne ne parlait. Même les annonces du réseau atmosphérique avaient cessé.

Arrivés au grand dôme son père les guida vers la salle du Conseil, on les fit entrer sans contrôle. La salle était déjà remplie. Des écrans géants diffusaient les images orbitales accompagné de vues externes, et des caméras embarquées dans les cockpits des trois pilotes. Les deux escadres se faisaient face depuis près d’une heure. Aucun mouvement. Comme si chaque camp attendait une autorisation.

Puis un missile, tiré sans préavis depuis l’un des vaisseaux terriens. Et dans la seconde qui suivit, l’un des vaisseau martiens effectua une manœuvre latérale brusque, esquivant l’impact à quelques centaines de mètres seulement.

Une alerte sonore résonna sur les écrans. Ils avaient reçu l’ordre de se défendre.

Et sans même une déclaration officielle, l’orbite s’embrasa.

Les Vector martiens fondirent en silence, comme des pointes de flèche lancées à pleine vitesse.

Théo ne pouvait s’empêcher de les observer. Ces appareils étaient tout simplement les plus avancés jamais conçus.

Leur coque composite absorbait partiellement les signaux radar, leur profil était optimisé pour les manœuvres orbitales à haute vitesse, et surtout, ils étaient armés de canons Gauss, capables de propulser des projectiles métalliques à plusieurs kilomètres par seconde par simple champ magnétique.

Mais ce qui les rendait vraiment uniques, c’étaient leurs pilotes.

Chaque pilote de Vector portait un implant neuronal, relié directement aux systèmes de visée et de propulsion. L’implant leur permettait de traiter l'information presque instantanément, de manœuvrer avec une précision surhumaine, et de réagir avant même que leurs adversaires n’aient pu ajuster leur trajectoire.

Ces vaisseaux n’étaient pas juste rapides ou puissants.

Ils étaient réactifs, imprévisibles, presque vivants.

En face, les pilotes de la Terrian Commonwealth semblaient être de simples recrues. Leurs cargos modifiés à la hâte tentaient de riposter, mais leurs systèmes d’armement improvisés étaient lents, imprécis. Les projectiles fusaient dans toutes les directions, tandis que les pilotes martiens viraient, piquaient, esquivaient avec une fluidité presque animale.

Un Vector passa à l'écran principal. Il tourna sur l'aile, évita un tir de justesse, et répondit dans la seconde. Le cargo en face fut frappé au niveau de son armement latéral, qui explosa sans toucher le reste de la structure. Le vaisseau resta en dérive, systèmes principaux éteints, mais toujours intact.

Un autre Vector surgit au ras d’un transporteur et tira une seule rafale, à très courte portée dans le cockpit. Un impact direct et précis. Le vaisseau terrien, bascula lentement, sans plus aucune correction d’attitude. Il dérivait, attiré par la gravité de la planète rouge.

Le combat dura moins de dix minutes.

Et quand l’écran s’apaisa, il ne restait plus que les Vector, en orbite, toujours en formation, sans une seule éraflure apparente.

Les vaisseaux terriens, eux, flottaient à la dérive, moteurs morts, mais largement récupérables. Les balises de secours commençaient déjà à clignoter.

Dans la salle du Conseil, le silence était total. Puis une main se leva.

— Un casque.

Quelqu’un lui tendit un terminal vocal avec un micro.

L’homme, un membre du Conseil Martien Temporaire, posa calmement le casque sur ses oreilles.

— Réglez la fréquence. Il faut que tous les appareils en orbite entendent.

Après quelques instants, on lui fit signe. Il appuya sur l’interrupteur.

Sa voix ferme résonna à bord de tous les vaisseaux.

— Le message est passé ?

Partie 3.

Les jours qui suivirent l'affrontement orbital, Mars tout entière semblait retenir son souffle.

Dans les rues sous dôme, les habitants parlaient à voix basse.Chacun tentait de comprendre ce qui venait de se produire, ce que cela signifiait.

Des images des Vectors en orbite circulaient en boucle. On analysait chaque manœuvre, chaque tir. L’effet fut immédiat : une fierté patriotique, mais aussi une peur nouvelle. Mars avait frappé trop fort pour que cela reste sans réponse.

La Terrian Commonwealth, quant à elle, fut contrainte d’abandonner la façade du silence. Officiellement, il n’y eut pas de guerre déclarée. Mais les faits parlaient d’eux-mêmes.

Les semaines suivantes, une série de décisions fut prise dans la panique.

D’anciens chantiers spatiaux terriens furent réactivés. Des cales sèches orbitales, laissées à l’abandon depuis la fin du cycle d’expansion minière, furent remises en état à une vitesse inouïe. Des contrats furent signés dans l’ombre avec les plus grandes corporations d’ingénierie de la planète bleue. Il ne s’agissait plus seulement de surveiller Mars. Il fallait construire. Mieux, et plus vite.

Le projet ASTRAL, mis en pause en raison des conflits avec Mars, avait laissé un vide. La T-C entendait le remplir avec une nouvelle vague technologique, dont elle contrôlerait chaque composant. Mais sans l’expertise martienne, les ingénieurs terriens se heurtaient à des limites qu’ils croyaient oubliées.

Officiellement, les chercheurs terriens restaient "partenaires", mais dans les faits, les laboratoires de Mars refusaient désormais tout échange technologique avec ceux de la Terre. Les réseaux scientifiques coopératifs avaient été débranchés. Les hubs de recherche communs fermés ou absorbés par des sociétés martiennes nouvellement créées. Les experts les plus compétents qui sont restés sur Mars ont disparu du courant académique international.

Dans ce contexte suspendu, Théo vivait une étrange transition.

Les zones industrielles tournaient à plein régime. Des modules entiers étaient réaffectés à la production logistique ou militaire. On voyait fleurir de nouvelles affectations sur les tableaux numériques.

Même les écoles supérieures commençaient à adapter leurs programmes. Des cours avancés de bio-ingénierie ou d’aérotechnique apparurent soudainement.

Chez lui, Théo voyait son père rentrer plus tard que d’habitude. Fatigué, mais les yeux encore pleins de quelque chose qui ressemblait à de la résolution.

Sa mère, de son côté, avait repris un poste au Centre de coordination civile.

— Rien de spécial, juste de la logistique, disait-elle en rangeant ses dossiers. Des flux à superviser, des répartitions de ressources.

Mais Théo remarquait les cernes plus marquées, les soupirs qu’elle réprimait quand elle pensait être seule.

Et surtout, ces appels qu’elle recevait tard dans la nuit.

Aussi, malgré le secret qui entourait les opérations des Vectors, il avait fini par recroiser Jean à plusieurs reprises.

Au début, c’étaient de simples salutations dans les couloirs du spatioport, entre deux phases d’assemblage ou lors de pauses autour de certains modules. Jean revenait souvent de patrouilles, toujours en combinaison, le casque sous le bras.

Théo l’observait avec une fascination à peine dissimulée. Il n’était pas le seul à admirer ces pilotes qui semblaient faits d’un autre matériau, mais lui n’avait jamais eu le courage de parler plus de quelques phrases. Jusqu’au jour où il s’était approché pour lui dire :

— J’ai vu les images… lors de la première escarmouche… C’était vous, non ?

Jean avait esquissé un sourire en coin.

— Peut-être. Ou un autre avec un meilleur angle.

— En tout cas, c’était impressionnant. Je veux dire… vous étiez incroyables.

Jean avait simplement haussé les épaules, mais son sourire s’était élargi. Et à partir de là, Théo avait continué à venir lui parler.

Au fil des mois, puis des années, ils s’étaient retrouvés souvent, entre deux missions, pendant les phases de maintenance, ou parfois simplement à la fin d’un quart, quand l’un et l’autre restaient traîner un peu plus longtemps que nécessaire.

Jean avais l'habitude de venir voir son Vector tôt le matin, les jours de mission importantes. Il s'asseyait sur une caisse, ou au sol, regardant le nez carré de l'engin et les techniciens la bichonner.

— J'ai choisi. Elle s’appellera Lola. dit t-il a Theo qui arrivait pour lui tenir compagnie.

— T’as donné un nom à ton vaisseau ?

— Ouais. Pourquoi pas ? J’compte même la faire repeindre en vert, un de ces jours.

— Vert… sérieusement ?

— Ouais ! Un vrai vert mat, style vieille jungle. Ça lui irait bien. Mais faut convaincre les techniciens.

Théo avait éclaté de rire, puis secoué la tête avec tendresse.

— Elle mérite mieux que ce gris froid, c’est sûr.

Ils étaient restés un moment en silence après ça. À regarder les techniciens ajuster une aile.

Puis Théo avait soufflé, presque pour lui-même :

— Ça doit être trop bien de voler comme toi.

Jean n’avait rien répondu cette fois. Il s’était contenté de le regarder, un instant, avec ce demi-sourire calme qu’il avait toujours.

Presque 4 ans après le début des hostilités, Théo fêtait ses 19 ans. Quand il rentra chez lui ce soir-là, il se sentait épuisé, d'une fatigue agréable. Le genre qui suit une journée amusante.

Dans sa chambre. Il vu une notification de Jean sur son terminal:

"Retrouve-moi au hangar 17 à 23h.

Le message n’avait rien d’hostile, mais il n’était pas habituel. Jean ne lui avait jamais écrit directement. Encore moins pour lui donner rendez-vous un jour de repos.

Il traversa le couloir et trouva son père dans la cuisine, occupé à cuisiner.

— Papa… Regarde.

Il lui tendit le terminal.

Daren lut le message sans un mot. Son visage resta fermé. Puis il posa l’emballage, essuya ses mains et dit simplement :

— Je t’y amène.

Théo haussa les sourcils.

— Tu sais de quoi il s’agit ?

— Pas vraiment. Mais c’est important. Prépare-toi, faut être à l'heure.

Très vite, l’angoisse monta. Il regardait son père, qui gardait les yeux fixés sur la route, un demi-sourire en coin qu’il tentait de dissimuler.

— J’ai fait quelque chose de mal ?

Pas de réponse.

— C’est à propos du chantier ? J’ai rien touché, promis.

Toujours rien.

— C’est Jean ? Il est arrivé quelque chose ?

Un soupir, puis enfin :

— Tu vas voir, répondit-il, énigmatique.

Théo s'enfonça un peu plus dans son siège, le cœur battant à tout rompre.

Le trajet jusqu’au hangar 17 ne durait jamais bien longtemps, mais ce soir-là, chaque virage semblait une éternité.

La voiture se gara lentement, ses phares glissant le long de la paroi du hangar. Daren coupa le moteur. Il se tourna vers Théo, puis ouvrit la portière d’un geste lent, le bras tendu devant Théo. Ils descendirent en silence. Daren frappa deux fois sur la porte de service. Elle s’ouvrit presque aussitôt. Théo entra… et s’arrêta net.

Là, au centre du hangar, trônait Lola, entièrement repeinte dans ce vert mat dont Jean avait parlé. Théo sourit malgré lui.

Puis il aperçut sa mère, qui discutait avec Annie et Luka. D’autres visages connus aussi. Des collègues, quelques voisins.

Il se tourna vers son père, un peu perdu.

— Qu’est-ce que… ?

Jean apparut derrière lui et posa une main sur son épaule.

— Joyeux anniversaire.

Théo se tourna vers lui, sans comprendre.

— C’est… quoi, ça ?

— Le Conseil a validé une sortie d’essai. Pour les tests des prochaines générations de Vector. "Ça doit être trop bien de voler comme toi", dit Jean, en reprenant ses anciennes paroles.

— Attends… me dis pas que… Théo ne trouvait plus les mots, un sourire immense commençait à se former sur son visage.

— Mais… comment t’as…

— Disons que siéger au Conseil a quelques avantages, parfois. Dit Daren avec un petit sourire.

Il désigna le Vector d’un léger mouvement du menton.

— Officiellement, c’est un vol test pour l’équilibre inertiel en binôme, expliqua-t-il avec un sourire en coin.

— Et… officieusement ? demanda Théo, un peu tendu.

— Officieusement… c’est un passe-droit rarissime. Normalement, un non-pilote n’a même pas le droit de monter à bord. Encore moins quelqu’un sans formation.

Jean lui tendit le casque.

— Tu n’auras peut-être plus jamais une occasion pareille.

— Mais... je peux vraiment ?

Jean hocha la tête, sérieux.

Théo prit le casque, lentement. Il regardait encore autour de lui, comme pour être sûr de ne pas rêver, ou d’avoir leur approbation.

— L’autorisation ne dure que deux heures. Et c’est ta mère qui a rédigé les formulaires. Je crois qu’elle serait franchement fâchée si tu perdais encore du temps, dit son père avec un sourire en coin.

Théo sentit un poids lui tomber dans la poitrine, un cocktail d'excitation et de reconnaissance.

— La combinaison est là-bas, ajouta Daren en désignant une porte latérale du hangar. Va te changer.

Théo hocha la tête.

Avant de s’éloigner, il fit quelques pas vers le petit groupe plus loin. Sa mère l’aperçut et s’avança. Luka et Annie lui firent un clin d'œil en souriant.

— Merci, maman. Vraiment.

Elle l’attira brièvement contre elle.

— Amuse-toi. Et reviens entier, dit-elle en tapotant son casque.

Il salua rapidement les autres, puis se dirigea vers la salle. À l’intérieur, une combinaison légère, noire, équipée des fixations nécessaires pour le casque. Il l’enfila en vitesse, luttant un peu avec les attaches.

Quand il revint, Jean l’attendait déjà au pied de Lola, qui trônait sous les projecteurs.

— Pas mal, dit Jean en le détaillant. Mais t’as mal serré là. Il s’approcha, resserra deux attaches au niveau du torse, ajusta le col de sécurité.

— Tu dois toujours sentir une légère pression ici. Si c’est trop lâche, ça sert à rien en cas de dépressurisation.

Théo acquiesça, un peu raide.

Le cockpit de Lola s’ouvrit en silence, révélant un habitacle étroit mais impeccablement entretenu. Théo et Jean grimpèrent lentement la rampe métallique, le casque encore en main. Il jeta un regard vers Jean, qui s'installait déjà sur le siège du pilote, un sourire tranquille sur le visage.

— Mets-toi là, dit Jean en lui désignant le fauteuil devant lui en contrebas? Tu ne pourras pas piloter, mais tu verras tout.

Théo s’installa, le cœur battant. Le harnais se referma automatiquement sur sa poitrine. L’intérieur du Vector n’avait rien de spacieux : chaque centimètre était pensé pour la performance. Le fauteuil, moulé dans un polymère absorbant les chocs, maintenait fermement son dos et sa nuque.

— Mets bien ton casque. C’est pas qu’une déco, dit-il avec un sourire.

Théo s’exécuta.

Dès qu’il verrouilla le casque à sa combinaison, un affichage s’alluma sur la visière, se synchronisant avec celui du cockpit. L’interface du Vector projetait une lecture complète de l’environnement : pression, vitesse, inertie, signature thermique… Chaque donnée était accessible d’un seul regard. De plus, les caméras tout autour du vaisseau lui transmettaient une vision directement intégrée de ce qu'il y avait autour comme si la coque avait disparu.

Tout était silencieux. Même sa propre respiration semblait filtrée, presque lointaine.

Seule la voix de Jean résonnait dans le casque, calme, concentrée.

— Ici Vector-Lola. Deux à bord, vol d’essai validé.

Une pause.

— Copilote civil confirmé, autorisation exceptionnelle du Conseil.

Une autre pause, plus brève.

— Oui, Darren a signé les formulaires lui-même.

Puis, plus détendu :

— Reçu. Merci, Central. On vous doit ça.

Théo n’entendait que Jean. Les autres voix, celles du contrôle, étaient filtrées. Il ne captait que les réponses, mais c’était suffisant. Le ton de Jean n’avait rien d’inquiet. Plutôt une forme d’assurance tranquille… celle de quelqu’un qui avait préparé son coup depuis longtemps.

Le cockpit se referma dans un souffle doux.

La lumière s’atténua aussitôt, ce qui l'en sortit de ses pensées.

— Théo ? T’es prêt ?

Il acquiesça. Une brève secousse parcourut l’habitacle : les stabilisateurs venaient de s’activer. Devant eux, les portes du sas s’ouvrirent lentement.

Le vaisseau vibra doucement. Un grondement sourd monta dans l’habitacle, puis, d’un coup, Lola s’élança. Théo fut plaqué contre son siège, surpris par la puissance mais aussi la souplesse de la poussée. Il ne savait pas exactement quoi regarder. Tout allait trop vite, et pourtant, il n’avait jamais été aussi concentré. Jean amorça une légère inclinaison.

En quelques secondes, ils dépassèrent les cinq-cent mètres. À cette hauteur, le cratère apparaissait presque dans son ensemble : un immense cercle aux parois sombres, creusé dans la roche martienne. Au centre, le grand dôme.

Ils franchirent les mille mètres. Mars s’étendait désormais sous eux comme une mer figée.

On voyait les longues crevasses minières, les rails de transports, les champs de panneaux solaires et même la grande centrale à fusion de la zone 1. Plus loin encore, une chaîne de montagnes barrait l’horizon.

Au-dessus, c’était le vide.

Ils prirent de la vitesse. Très vite.

— On quitte bientôt l’atmosphère. Prévint Jean.

Les premières secondes en haute altitude furent presque irréelles. Le ciel était d'un noir si profond.

Puis, peu à peu, Théo sentit son corps s’alléger. Son estomac se souleva. C’était une sensation étrange, entre le vertige et l’émerveillement.

Théo ouvrit grand les yeux.

Sous eux, Mars se déployait comme une carte immense. Il voyait la courbure de la planète. L'atmosphère illuminée par le soleil qui se tenait derrière. Les cratères anciens, les chaînes de montagnes. Et au-dessus… rien.

Rien d'autre que l’espace.

Il n’y avait aucun bruit. Aucun moteur. Juste les respirations dans le casque, les données projetées devant ses yeux, et cette impression d’avoir quitté le monde.

— On ne montera pas plus haut, expliqua Jean. Plus haut, c’est l’espace réservé aux trajectoires automatisées. Et là, chaque mouvement est surveillé.

Théo hocha la tête, incapable de parler.

S'ensuivirent de longues minutes de silence ou tous les deux contemplaient le tableau.

— Je ne me lasserais jamais de ce paysage. Répondit doucement Jean. Qu’est-ce que je ne donnerais pas pour oublier cette sensation, et la vivre à nouveau, comme toi.

— Je… Je ne m’en lasserai jamais. Répondit Théo, les yeux écarquillés.

La descente fut brève mais suffisamment longue pour que Théo ait le temps de graver ces moments passés dans son esprit.

Partie 4.


Texte publié par Rainette, 23 juin 2025 à 01h11
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