Pourchassé par un cartel de la drogue qui voulait en faire un transporteur de drogue, Juan décide d'émigrer aux États-Unis sous le nom de John. Bien installé près de Washington, il apprend que les Mexicains ne sont pas les bienvenus au pays de l'Oncle Sam et il prend la décision de voler jusqu'au Canada. Il arrive au Québec, tel un pigeon voyageur ayant plus de panache qu'une plume au vent et un sens de l'orientation aussi fiable qu'une girouette par temps de tempête. La loi 96 le contraint à parler français. Il change son nom en celui de Jean-Pierre. Son légendaire sens de l'orientation le conduit directement à Grand-Mère. Faisant fi des articles de journaux qui s'acharnent sur les itinérants qui polluent les rues et causent une pénurie de logement, Jean-Pierre en dégote un du premier coup d'ailes. Rien de plus simple quand l'entrée n'est pas verrouillée. Pas de bail à signer, pas de loyer à payer et peu de rénovations à y apporter. Un logement unique situé près de tous les services : un Tim Horton pour les repas, un jardin dans la cour, un hôpital, un centre d'achat et des fils téléphoniques pour les sorties. Un paradis pour un pigeon.
Jean-Pierre s'empresse de prendre possession du logis y laissant, tel Le Petit Poucet, des marques sur son trajet régulier par ses déjections. Bien que peu glamour, c'est une réalité biologique : quelques fientes sur l'abri d'autobus, d'autres sur les statues devant l'hôpital puis sur les toits et les trottoirs, devenant une sorte de "signature" involontaire de sa présence. Une façon simple de retrouver son chemin vers sa nouvelle demeure.
Quelques petits travaux de réaménagement et il pourra se mettre à la recherche d'une compagne. Pour l'instant, il profite de la présence silencieuse de la locataire du logement sous le sien.
Rosita Dubois, est une femme d'une soixantaine d'années, un peu rigide, très attachée à la propreté et à la tranquillité. Elle vit seule au second étage d'un petit duplex qu'elle habite seule depuis quelques années. Elle déteste la cohabitation se réfugiant dans ses livres, ses casse-tête et ses préparations culinaires.
Un beau matin de mai malgré la pluie et le vent qui frappent ses fenêtres, elle croit entendre des bruits étranges venant du grenier : des bruits doux, des grattements légers. Au début, elle les ignore, pensant à la tuyauterie, au vent ou à une souris, ce qui ne lui sourit guère. Mais rien pour partir en guerre. Ce n'est pas sa première cohabitation avec des souris.
Quelques jours plus tard, tôt le matin, la trappe de son grenier lui confirme la présence d'une présence étrangère. Il n'y a pas que de la laine minérale au grenier. Mais Rosita en a vue d'autres. Une trappe à souris près de la trappe du grenier attrapera certes le ou les intrus. Elle laisse la semaine faire son œuvre. Mais celle-ci échoue. Que faire ?
Reprenant l'escabeau et une lampe de poche elle entrouvre délicatement à coups de marteau l'entrée au grenier pour se retrouver face à face avec deux yeux fixes dans une orbite noire. Jean-Pierre bouge constamment la tête pour mieux fixer son attention sur cette apparition non-annoncée. Il bouge sa troisième paupière transparente qui protège et nettoie son œil pendant le vol, agissant comme des "essuie-glaces" naturels. Il est tout autant surpris de cette vision humaine que cette dernière. Les deux se toisent sans faire de vainqueur.
Une petite plume grise près de la trappe atteste qu'il s'agit bien d'un animal volant. Le sang de Rosita ne fait qu'un tour dans le sens des aiguilles d'une montre. Elle ferme la trappe, descend de son escabeau, sidérée dans un mélange de déni et de répulsion, elle essaie de se convaincre que ce n'est qu'un incident isolé et que l'oiseau partira de lui-même. Elle cherche des solutions "douces" sur internet pour faire fuir les oiseaux (répulsifs sonores, fausses chouettes, etc.). Finalement elle se résout à ne rien résoudre pour le moment.
Un soupir de soulagement pour Jean-Pierre. La voisine ne semble pas dangereuse ni craintive. Ils pourraient même devenir de bons amis.
Le soir venu, Rosita n'entendant aucun son de son grenier, songe qu'il est temps de dormir et de laisser les songes et rêves occuper sa nuit. Une douche, un pyjama rose et la voilà prête à confier son corps à Morphée. Elle débarrasse son lit des oreillers décoratifs, replie sa couette et replace son oreiller de plumes qui accueille sa tête aux cheveux mouillés et récemment décorés d'une couette rose.
Au même moment, Jean-Pierre vient de terminer sa toilette. Quelques ébats dans la mare d'eau devant la maison ont bien lavé ses plumes. De retour chez lui, il constate que le silence règne. Sa voisine est-elle partie ? Il n'en sait rien mais peu importe. Il s'installe sur le rebord de la trappe, là où la laine minérale fait preuve d'absence. Bien installé sur ses deux pattes, il ferme l'œil droit permettant à son œil voisin de surveiller les ennemis potentiels.
Une nuit réparatrice pour les deux nouveaux voisins. Du moins jusqu'à 5 h 32. Rosita s'éveille. Elle tend son bras gauche vers sa droite afin d'éteindre son réveille-matin. Elle constate qu'il n'a pas sonné ce qui est normal puisqu'elle ne lui demande jamais de la réveiller. De plus, il est trop tôt. Alors qu'est-ce qui l'a fait émerger de son sommeil sans rêve ? Elle ne rêve pas. Un doux murmure roucoule au travers du plafond. Le pigeon manifeste sa présence en lui offrant une douce roucoulade tout en lissant ses plumes gris-bleu. Rosita utilise son cou et ses bras pour placer sa tête sous son oreiller de plumes. Sa nuit n'est pas parvenue à son terminal.
Une heure plus tard, Jean-Pierre et Rosita prennent leur petit-déjeuner. Lui profite des graines de tournesol qui pullulent dans le jardin de Rosita et celle-ci des graines de sésame qui recouvrent un muffin aux carottes. Jean-Pierre réfléchit à l'aménagement de son nouveau logis s'il veut accueillir sa première et dernière compagne. Pour un pigeon, le mariage c'est sacré. C'est pour la vie. Heureusement qu'un pigeon n'a qu'une espérance de vie de 30 ans. Rosita réfléchit à la façon qu'elle devra prendre pour évincer ce locataire non-désiré.
Jean-Pierre se rend près de la sortie, bien à l'abri du soleil ou de la pluie grâce à la frise du toit spécialement conçue pour sa protection, du moins le croit-il. Il jette un regard autour de lui. Personne. En quelques envolées il se rend sur le faîte du poteau de l'Hydro d'où il domine la ville. Vivement une fiente pour prendre possession de ce lieu. Puis, il voit au sol plusieurs brindilles bien sèches qui lui serviront à construire un nid douillet pour accueillir sa bien-aimée et sa descendance. La journée sera consacrée à une centaine d'allers-retours pour accumuler les brindilles. Un travail effectué dans la joie surtout que Jean-Pierre a bien vu cette jeune pigeonne qui admire son travail. Sa présence le travaille. Accepterait-elle de partager son logis, sa vie et lui faire de beaux pigeonneaux ?
Pendant ce temps, Rosita quitte son pyjama rose pour revêtir une robe rose. Elle ouvre la porte donnant sur la cour, sort la tête en regardant de droite à gauche et de ses bas en haut. Elle ne voit aucun pigeon. Un pied en avant puis un deuxième l'amènent sur le balcon. Ses yeux scrutent le mur à la recherche d'une entrée par où elle pourrait faire sortir l'intrus. Rien. Se tournant vers la gauche, elle entreprend la longue descente de son escalier abrupte. Elle fait le tour de la maison les yeux toujours rivés sur les interstices possibles. Elle ne voit donc pas le pigeon juché sur le poteau de l'Hydro qui la regarde avec perplexité. Rosita se rend chez son propriétaire qui demeure juste à côté de chez elle.
René, lui dit-elle, il y a un pigeon dans mon grenier. Ce dernier la rassure en lui disant qu'il va s'en occuper. Jean-Pierre, toujours perché sur son poteau est rassuré. Dans sa famille on connaît bien René et on sait que lorsqu'il décide de s'occuper de quelque chose il n'y a rien qui presse. Aucun danger immédiat.
Une semaine d'essais et erreurs. En fait que des erreurs. René a mis sa tête dans le grenier ce qui n'a pas effrayé Jean-Pierre. Pas question d'empoisonnement et de se retrouver avec une carcasse en décomposition dans le grenier. Il faudrait boucher le trou mais après que Jean-Pierre ait quitté le nid. Comment le savoir d'autant plus qu'une douzaine de pigeons font le guet de l'autre côté de la rue. Jean-Pierre est-il parmi eux ? René place une cage sur le gazon en espérant que Jean-Pierre soit un amateur de la Cage aux Sports. Nenni. Rien ne se passe. Jean-Pierre, loin d'être effrayé par les manœuvres de René, semble s'amuser de ses efforts.
Rosita s'est habituée à la présence de Jean-Pierre. Un doux roucoulement la réveille le matin et elle imagine le volatile occupé à occuper sa nouvelle demeure. Loin d'elle la vision des centaines de fientes vertes qui recouvrent le plancher de son plafond malgré une nouvelle odeur qui se répand sournoisement au-dessus d'elle. Hier soir, Rosita s'apprêtait à fermer les deux yeux pour une nuit de sommeil alors qu'elle entendit un double roucoulement. Une conversation se déroulait au grenier. Jean-Pierre avait mis fin à sa solitude. Sans demander la permission ni modifier le bail, le grenier comptait deux locataires. Une petite femelle avait accepté la patte de Jean-Pierre. Ils se voyaient en cachette depuis quelques jours et la jeune avait perdu son innocence. Enceinte depuis 10 jours, il était temps qu'elle ponde ses deux œufs chez eux. C'est ainsi que Jean-Pierre l'invita chez lui. Pendant 18 jours les parents ont alterné leur présence sur les œufs pour les tenir au chaud. Évidemment, Rosita n'avait aucunement conscience de l'heureux événement qui se déroulait au-dessus de sa tête.
Le dernier dimanche de mai passe à l'histoire. Les roucoulements se transforment en petits gazouillis. Rosita réalise qu'il y a maintenant des bébés. L'idée de déloger une famille naissante lui paraît soudainement cruelle. Pas question d'imiter Donald et de chasser ces immigrants illégaux. Elle établit des règles non dites avec les pigeons : ils restent dans le grenier, elle ne les dérange pas s'ils ne dérangent pas sa routine. Malgré les "règles", les pigeons laissent parfois des traces de leur passage (une plume sur la galerie en avant, un petit bruit plus fort qu'à l'accoutumée qui la surprend). Rosita soupire, mais ne réagit plus avec la même véhémence.
Rosita commence à observer les pigeons. Elle leur donne secrètement des noms ne sachant pas que Jean-Pierre s'est autobaptisé. Elle les imagine vivre une vie de famille. Des parents toujours prévenants qui nourrissent les enfants à même leur bec. Un jour, la pigeonne (surnommée Bernadette) a poussé ses rejetons en bas de la sortie de leur logis. Une chute de plus de six mètres qui aurait pu être fatale si les pigeonneaux n'avaient déployé leurs ailes sous les yeux rieurs de leur mère. Il est temps pour les enfants de quitter le nid familial afin de permettre à Bernadette d'enfanter de nouveau. Le mois de septembre arrive à grand pas et il mettra fin aux jeux de l'amour et de la procréation.
Bien assise sur sa galerie en avant de la maison, Rosita, un livre à la main, jette constamment un regard sur le va-et-vient de cette famille heureuse. Même les voisins qui se trouvent de l'autre côté de la rue suivent les périples des pigeons, surveillant leur entrée sous l'entretoit.
Parfois, Jean-Pierre se pose sur le rebord de la fenêtre du salon et regarde Rosita d'un air interrogateur. Un autre jour, un petit pigeonneau curieux s'est aventuré jusqu'à l'escalier avant que Rosita ne le repousse doucement. Elle ne les chasse plus. Elle leur parle même parfois à voix basse, comme on parlerait à des animaux de compagnie. Elle se sent moins seule particulièrement quand elle cultive son jardin et qu'ils viennent picorer les semences de carottes que Rosita oublie volontairement sur le sol.
La cohabitation se passe à merveille jusqu'au soir où Rosita reçoit la visite de Raymond, un ami qui, après un bon souper, accepte de passer la nuit dans le lit de son amie. Jean-Pierre sent cette étrange présence et, pris d'un accès de jalousie, entreprend de faire connaître sa présence. Les roucoulements s'amplifient et inquiètent grandement ce visiteur importun, Rosita est sur le qui-vive, craignant que les pigeons ne fassent trop de bruit et ne soient découverts. Un roucoulement plus fort retentit. Rosita invente une excuse bidon : des oiseaux ont bâti un nid près de la fenêtre. Raymond n'est pas dupe ni sourd. Il sait bien que le grenier a un ou des occupants dérangeants. Tôt le matin, il décide unilatéralement de débarrasser Rosita de ses squatters. Il veut montrer ce qu'un homme peut faire pour sa belle. L'escabeau en place, un marteau à la main, non pas pour ouvrir la trappe mais pour assommer les volatiles, Raymond part à la chasse.
Rosita hésite et au moment où le torse de Raymond disparait dans le grenier elle lui crie de redescendre. L'idée de déloger "sa" famille de pigeons lui est devenue intolérable. Elle prétexte un changement d'avis, une "solution moins drastique" qu'elle va essayer. Raymond, dans toute sa perplexité, redescend, se demandant avec quelle folle il a passé la nuit. Ignorant le petit déjeuner, il quitte le logement laissant Rosita seule avec ses pigeons. Rosita retourne vers la trappe, y passe la tête pour s'assurer que tout va bien. Elle regarde les pigeons, qui semblent la regarder aussi. Il y a une sorte de compréhension mutuelle. Ils acceptent de cohabiter.
Rosita laisse volontairement des miettes de pain dur dans son jardin, "pour les oiseaux" (en réalité pour ses locataires). Au fil des jours, elle découvre qu'elle trouve finalement un certain réconfort dans leur présence. Elle se sent moins seule. Elle commence à voir les pigeons non plus comme un problème, mais comme une excentricité charmante de sa vie. Celle-ci a maintenant un nouveau sens. Rosita est moins rigide, un peu plus souriante. Elle a lâché prise sur son obsession de la perfection.
Une autre semaine passe. René vient voir si les pigeons ont quitté d'eux-mêmes. Rosita lui répond par l'affirmative. Pas question de dire à son propriétaire qu'elle héberge une famille de pigeons.
Ce matin, un roucoulement doux vient du grenier. Rosita lève les yeux, un léger sourire aux lèvres. Elle n'est plus seule. La trappe du grenier est entrouverte, et elle aperçoit, l'ombre d'un instant, la silhouette d'un pigeon qui s'y niche. On est le 12 juin et Jean-Pierre, l'œil coquin, lui roucoule un Bon anniversaire, mon amie. Bernadette enchaîne avec un chant de Bonne fête approprié qui ne laisse pas Rosita indifférente.
Quelques mois plus tard, Jean-Pierre et Bernadette profite de la fraîcheur de l'automne pour quitter leur logis ayant trouvé un nouvel hôtel dans le village de St-Jean-D'Épîles. Un dernier survol au-dessus de la tête de Rosita en signe d'adieu. Le lendemain, René se décide à boucher l'entrée de leur ancien logis. Le travail sera fait la semaine suivante.
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