Jonas, à l'aube une huitième décennie échevelée, est un écrivain dont l'excentricité colore chaque aspect de sa vie. Ses vêtements dépareillés, souvent tachés d'encre, de sauce et de café témoignent d'une immersion totale dans ses mondes imaginaires. Son appartement, un capharnaüm littéraire, déborde de manuscrits griffonnés sur des serviettes en papier et de piles de livres défiant la gravité. Il converse régulièrement avec son cactus, qu'il appelle Gustave. À chaque jour, il enfile un gant de jardinier rose et usé pour nettoyer les épines de son cactus, omettant souvent de ne pas l'arroser. Ses rituels d'écriture sont aussi singuliers que lui : il prétend que l'inspiration lui vient en observant les pigeons sur son balcon. Ses romans captiveraient les lecteurs par leur originalité et leur profondeur inattendue s'ils étaient publiés.
Mais voilà ! Les pigeons se font rares préférant la chaleur du grenier de son amie Rosie. Celle-ci est la seule ayant le courage de lire, et souvent de relire, ses romans toujours en criant au génie ce que Jonas prend pour la vérité. Comment faire autrement ? 100 % de ses lecteurs aiment ses œuvres. Qu'importe qu'il n'y ait qu'une lectrice. Le nombre importe peu. Il prend son art très au sérieux malgré des métaphores douteuses et une grammaire approximative. Mais il n'est pas à une virgule près, toujours prêt à un mettre un point qui arrive à point à la fin de chaque phrase.
Bien assis sur une magnifique chaise d'ordinateur infestée des poils de son chat Mozart, Jonas lit et relit pour la huitième fois le message de son éditeur qui exige la livraison du manuscrit pour lequel il a reçu une avance substantielle de 200 $. Il faut dire que les trois premiers manuscrits de Jonas gisent toujours sur la table de son éditeur dans l'attente d'une publication improbable. Une autobiographie, suivie d'un roman ésotérique et d'une histoire d'espionnage n'ont pas réussi à amadouer cette maison d'édition peu connue. On lui a passé une commande spéciale : un roman d'amour impossible. Est-ce possible ?
Devant une tasse de café au lait sans lait et à moitié vide, Jonas contemple la danse nonchalante des particules de poussière dans le maigre rayon de soleil qui s'infiltre à travers la fenêtre sise à sa droite.. Un roman d'amour impossible, voilà ce qui lui trotte dans la tête. Pas le genre sirupeux avec des soupirs et des couchers de soleil, non. Quelque chose de plus… disons, improbable.
Pourquoi pas une romance entre une octogénaire acariâtre collectionneuse de nains de jardin et un astronaute russe égaré sur Terre après une mission spatiale qui aurait mal tourné ? Évidemment il faudrait tenir compte de la différence d'âge entre les deux et ne pas oublier que l'une parle français et l'autre russe. Et un homme qui vient de s'envoyer en l'air ne saurait entretenir des nains de jardins.
Pourquoi pas l'histoire d'un avocat fiscaliste dépressif qui tomberait éperdument amoureux d'une intelligence artificielle sarcastique programmée pour optimiser les déclarations d'impôts ? Tout compte fait, une intelligence artificielle en impôts n'a que faire d'un avocat qui a délaissé son intelligence aux mains de la dépression. Une histoire absurde. L'absurdité, pense Jonas en sirotant son breuvage à moitié chaud, est la plus douce de ses muses.
Comment peut-il réussir à écrire un roman d'amour impossible alors qu'il a réussi ses quatre unions. Ses expériences sont d'une inutilité évidente. Évidemment, chacune s'est soldée par une séparation mais suite à des amours véridiques et très plausibles. Il a aimé et il aurait aimé être aimé par l'être aimée. Au moins, lui il s'aime.
Terminant son café froid en laissant l'ultime goutte mouiller son gilet d'une blancheur discutable, Jonas se rend devant son poste de travail jonché de miettes de chips au vinaigre, de la moitié d'un biscuit au chocolat et d'une deuxième tasse de café qui l'y attend depuis la veille. Il se promet de nettoyer son bureau dans un avenir rapproché. Il sait que le temps arrange les choses. Il fera peut-être le ménage.
Heureusement que toute sa créativité se passe à l'ordinateur d'où l'encre fait preuve d'une absence d'odeur jusqu'à ce qu'une imprimante matérialise la production en vomissant une feuille encrée. Jonas, assis à son bureau, fixe son écran. Les mots refusent de venir, l'inspiration semble l'avoir déserté. Il ferme les yeux, tentant d'évoquer des images, des sensations, n'importe quelle étincelle qui allumerait le feu de son imagination. Le temps s'étire, impitoyable. Jonas soupire, se sentant plus vide que la page devant lui.
Il y a quelque temps, les pieds de Jonas ont servi de support à plusieurs reprises à une belle paire de chaussettes beiges, rayées de lignes brunes, jusqu'à ce que l'une d'elle (probablement la gauche), disparaisse suite à une erreur de sa part. Sa jumelle, Gertrude, s'est retrouvée, après un séjour dans la machine à laver sur une corde à linge alors que sa soeur, cachée dans la manche d'un gilet, prenait le chemin de la sécheuse. Émergeant de cette dernière, elle avait perdu la moitié de sa personnalité ce qui a donné l'idée à un scénariste d'écrire un livre intitulé : Chérie, j'ai rétréci les enfants. Le pied gauche de Jonas ne pouvant plus l'enfiler, il en fit profiter les ordures. Mais pourquoi avoir conservé Gertrude ? Une chaussette droite a droit à la vie. Il la laissa traîner sur sa commode espérant l'utiliser un jour. Mais Mozart a profité du sommeil de son maître pour subtiliser Gertrude et en faire sa compagne de jeux nocturnes.
Hier, Gertrude gisait pitoyablement sous le canapé quant elle fut rejointe par Mozart. Elle soupira, son tissu s'affaissant un peu plus. Elle se souvenait des joyeuses pirouettes dans le tambour de la machine à laver, des chaudes étreintes dans le tiroir à chaussettes. Maintenant, il n'y avait que la poussière et les miettes de biscuits égarées pour lui tenir compagnie. Une fourmi aventureuse passa en courant, mais Gertrude était trop mélancolique pour lui adresser la parole.
Une heure plus tard, Mozart, constatant l'arrivée Rosie qui venait faire le ménage, vu que le temps n'en avait pas le temps, quitta le canapé pour aller se cacher sous la causeuse du salon et retrouva Gertrude qui venait d'atterrir près de lui, catapultée par un courant d'air mystérieux provenant d'une porte ouverte.
Plus tard, malgré la présence de Rosie, ils naviguèrent sur des radeaux de miettes de biscuits, escaladèrent des montagnes de coussins et échappèrent de justesse à l'aspirateur monstrueux. Leur quotidien était une symphonie de rires étouffés et de plans saugrenus, prouvant que même la vie d'une chaussette abandonnée pouvait être une épopée farfelue. Le soir venu, Mozart, comme tout chat qui se respecte, voulut apporter son trophée à son maître, laissant Gertrude sur la table de travail.
C'est une odeur agréable à ses narines qui invita Jonas à ouvrir les yeux. Cette vieille chaussette, imbibée de la salive de son chat, lui faisait les yeux doux.
Cette chaussette, esseulée et douce au toucher malgré son âge, porte les marques du temps. Jonas l'imagine amoureuse. Il va en faire l'héroïne de son roman. Voilà ! L'amour impossible par excellence ! Mais avec qui ou quoi ? Un parapluie ? Un pot de moutarde de Dijon ? Son cactus ?
Avoir trouvé l'héroïne de son roman enlève à l'écrivain une épine du pied. Parlant épine, il a oublié de nettoyer celles de son cactus. Il enfile son gant de jardinier, caresse doucement l'armure de Gustave, son cactus, ce qui met du piquant dans sa vie. Vingt minutes plus tard, il dépose Gustave sur son bureau. Oups ! Sur Gertrude. Les relents de celle-ci se mêlent aux odeurs du gant caressant les narines de Jonas. Prenant une grande inspiration, ce dernier sent venir l'inspiration issue de la transpiration de la chaussette et du gant. Voilà un couple dépareillé qui pourrait faire l'objet de son roman. Ce dernier affuble son gant du nom de Belmain.
Belmain est également un orphelin ayant perdu son frère dans un bac à compost alors que Jonas avait refusé de lui donner une douche après un brassage de déchets. Moins sale que son frère, il fut converti au nettoyage d'épines de cactus. Il n'y a pas de sot métier.
Orné d'un trou suspect au pouce, Belmain, condamné à nettoyer quotidiennement les épines d'un cactus cactus rêvait d'un retour au compost parfumé et de rosiers à ébouriffer. Mais en quittant la main de Jonas, il tombe sur une chaussette beige et brune. D'abord méfiant de ce nouveau textile, il se sentit une étrange affinité avec elle. La chaussette lui raconta ses aventures épiques dans le tambour d'une machine à laver et ses voyages dans la gueule d'un chat à travers le salon. Ils parlèrent de leurs solitudes respectives, le gant de la main disparue, la chaussette du pied esseulé.
Une idée folle germe alors : et s'ils devenaient une marionnette excentrique ? Le gant servirait de corps, la chaussette de tête. Ensemble, ils pourraient divertir les pigeons et philosopher sur le sens de la vie. Elle a l'air si douce. Belmain espère qu'elle n'a pas attrapé des pucerons comme le cactus de Jonas. Mais Gertrude, toute lubrifiée par la salive de Mozart, s'impatiente. Il y a si longtemps que personne ne l'a pénétrée que la présence de Belmain emplit son maillage d'une chaleur inconnue.
Ils pourraient faire la paire en se marionnettant. Ils feraient la joie des petits en racontant les contes ancestraux. Gertrude sèmerait le bonheur alors que Belmain la caresserait de ses doigts fureteurs menant à l'extase sans se lasser de s'enlacer. De nouveaux horizons pour ces amoureux. Terminée cette vie d'itinérance sous les meubles pour Gertrude. Plus question de ramasser les poils d'un chat ingrat, de jouer à la cachette sous un fauteuil berçant. Adieu l'obligation de couvrir des orteils aux ongles acérés qui coupent ses maillons. Belmain aussi voit sa vie transformée. Plus question de se faire piquer par des épines d'un cactus d'une laideur indicible qui ne sait même pas fleurir. Quelle joie de quitter cette main galeuse qu'il doit protéger sans remerciement de sa part. Enfin, il pourra quitter ce bureau où les gouttes de café viennent s'absorber dans sa paume.
Jonas se retrouve devant son ordinateur. Il relit cette histoire d'un amour impossible entre une chaussette et un gant. Pas question de la partager avec un éditeur. Il ferme son ordinateur omettant d'enregistrer son texte. Cette histoire d'amour demeurera son secret.
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