Tout mon monde est en train de partir en flammes. Bon, OK, j’exagère un peu. Mais pas tant que ça. Je suis quand même assise en tailleur sur mon canapé, en pyjama, à trois heures de l’après-midi, à boire un cocktail. Bon, sans alcool, le cocktail – je ne bois pas – mais quand même. C’est un cas d’extrême urgence.
À ma droite, Zoé sirote un Mai Tai ; face à moi, assis à même le sol, Kyle siffle un whisky ; et de l’autre côté de l’îlot de ma cuisine ouverte, Sylvia, enceinte jusqu’aux yeux, se prépare un Virgin Mojito.
- Mais ça se passe bien, à la boutique ? s’enquiert-elle en revenant vers nous.
- Mh-hm. On fait de super ventes, Patty et Simon sont géniaux… J’arrive presque à me sortir un demi-salaire. C’est juste cette putain d’épée de Damoclès au-dessus de ma tête. Une épée en feu, qui tournoie super vite et qu’est quand même bien pointée vers mon futur.
- OK, tu dramatises un petit peu, là, Lily, dit Zoé en passant sa main sur mon dos.
- Pas tant qu’ça… Je me suis cassée le cul pendant cinq ans à bosser comme agent d’entretien la nuit pour payer mes études de gestion, qui ont déjà duré six ans au lieu de cinq. Et ensuite j’ai cumulé deux jobs pour économiser pour ouvrir Cookie Dough, tout en perfectionnant tous les soirs mes recettes de cookies. Et maintenant que j’ai enfin ouvert la boutique de mes rêves, tout va partir en fumée parce que mon grand-père était un misogyne de la première génération.
Mon monologue est reçu par un silence. Je sais qu’ils veulent me remonter le moral et tout ça, mais là je ne sais pas si c’est possible. Après l’annonce de Maître Salvador, j’ai appelé ma mère qui a regardé avec moi les papiers. On a même essayé de remonter l’arbre généalogique de ma famille pour trouver qui est ce dernier descendant mâle, mais on a fait chou blanc. Cela dit, je ne doute pas qu’il apparaisse miraculeusement juste avant la fin de ma période probatoire. L’emplacement de la boutique est idéal pour n’importe quel business du fait de sa proximité avec le campus universitaire.
- Je te proposerais bien un mariage blanc, ma puce, commence Kyle, mais je suis encore en instance de divorce avec Oliver… et je ne pense pas qu’il me laisse tranquille avant un moment avec ses revendications à la con.
Kyle et Oliver se sont mariés trop jeunes. Enfin, c’est ce que Kyle raconte quand on lui demande pourquoi ils divorcent. Mais la vérité, c’est qu’Oliver a l’alcool très facile et qu’il n’est pas toujours tendre dans ses mots et dans ses gestes. Plus d’une fois, Gray est arrivé chez moi au beau milieu de la nuit avec un Kyle en morceaux, qui cherchait un endroit où passer la nuit en sécurité. Gray ne pouvait pas le garder chez lui, à l’époque ; Oliver savait que c’était lui qu’il appelait à la rescousse, et se retrouvait régulièrement à tambouriner à sa porte à la recherche de son époux. C’est ainsi qu’on est devenu amis, il a intégré le groupe que nous formions avec Zoé et Sylvia sans aucun problème.
- C’est ça ! s’exclame soudain Zoé, nous faisant tous sursauter.
- Doucement, Zo, tu vas faire accoucher ta femme avant l’heure !
- Désolée, grimace-t-elle avant de se tourner vers moi. Lily, c’est ça qu’il faut que tu fasses !
- Hein ?
- Il faut que tu trouves un gigolo à épouser !
Je regarde Zoé comme si elle venait de sortir d’un asile psychiatrique. Elle a toujours eu des idées saugrenues, c’est sa marque de fabrique. Je devrais être habituée, je la connais depuis près de vingt ans, mais elle réussit toujours à me surprendre.
- Me regarde pas comme ça, je te dis que c’est une bonne idée !
- Tu sais qu’on n’est pas dans un téléfilm de Noël, hein ?
- Non mais écoute-moi. Il y a ce collègue à moi, Julien, tu vois de qui je parle, Syl ? Eh bien, il a déjà fait appel à des escortes pour que ses parents lui lâchent la grappe aux fêtes de fin d’année. Il les payes pour leur jeu d’actrice, quoi, en gros.
- OK, alors petit un, j’ai besoin d’un époux, avec des papiers délivrés par les autorités qui prouvent qu’on est bien marié. Ça va plus loin qu’un repas de famille un lendemain de Noël. Et grand B, je vais pas payer pour un mari, ça va pas, non !
- Pourquoi pas ! J’trouve que c’est un bon moyen de solutionner le problème.
- Faire un mariage blanc avec quelqu’un que je connais, comme Kyle, c’est une chose. Mais avec un parfait inconnu ?
- Suffit de trouver un homme que tu connais, dans ce cas, s’incruste Sylvia à qui je lance un regard désespéré.
- T’es la voix de la raison, Syl, normalement.
- Ma chérie, t’es au pied du mur. Les termes du testament ne sont pas contestables, ou tu perds tout, et tu ne sais pas ce que voudra faire ce cousin éloigné si c’est lui qui se retrouve propriétaire. Est-ce que tu es prête à prendre le risque ? À un moment donné, il faut accepter que les solutions les plus bizarres sont peut-être les meilleures solutions.
- Même si c’était effectivement la meilleure solution, à qui voulez-vous que je demande, hein ? Y a que Kyle qui est qualifié pour le job, j’ai pas mille amis non plus, grogné-je, m’enfonçant dans le canapé.
- Tu pourrais demander à Gray, propose Kyle de nulle part.
- Sûrement pas !
Mon refus est accueilli par le silence de Zoé et Sylvia. J’aime pas ça. Elles devraient être de mon côté. Surtout Zoé. Pourquoi elle n’approuve pas mon refus ? Tournant la tête vers elle, je la vois en pleine réflexion, les yeux fixés sur son épouse, Sylvia, qui lui rend la même expression. Non, non, non, non, non.
- Je ne vais pas me marier avec Gray ! m’exclamé-je.
- Je suis sûr qu’il serait d’accord. Il adore rendre service.
- Pas avec moi. Avec moi, c’est un échange de bons procédés. Je lui donne quelque chose, il me donne quelque chose. C’est une transaction, rien à voir avec des services rendus.
- Tu le détestes tant que ça ? s’interroge Sylvia.
- Je le déteste pas à proprement parler… C’est plutôt que tout son être m’insupporte.
- Elle a raison, il est relou, confirme Zoé. Il flirte dès qu’il ouvre la bouche, je suis même pas sûre qu’il s’en rende compte. Au bout d’un moment, ça va, quoi…
- Ça, à la limite, c’est même pas le problème. C’est surtout qu’il se fait un malin plaisir à profiter de mes faiblesses. Dès qu’il voit quelque chose qu’il peut faire mieux, ou à ma place, ou juste… dès qu’il peut me titiller sur quelque chose qui m’énerve, il le fait. Et me sortez pas la phrase « qui aime bien châtie bien » ou je vous étouffe avec les coussins du canapé !
- Tu lui rends bien, ma puce.
J’ouvre la bouche pour contredire Kyle… sauf qu’il a raison. Je m’enfonce à nouveau dans le canapé et sirote mon Virgin Gin Tonic en grommelant. Certes, Gray et moi ne sommes pas des ennemis mortels, on s’entend relativement bien quand il le faut. C’est juste qu’il m’agace, et je l’agace aussi. Nous sommes dans une relation de réciprocité, après tout. On peut se supporter le temps de quelques heures, mais pas plus. Imaginer se marier et jouer aux époux pendant des mois… c’est le meilleur moyen d’avoir deux morts par étranglement sur les bras, c’est tout.
- Je pense qu’il acceptera, continue Kyle. Et même si c’est avec contrepartie, qu’est-ce qu’il pourrait te demander de si terrible ?
- On est jamais trop sûr, avec lui… grommelé-je.
- Je ne pense pas que ça soit une si mauvaise idée… tu risques rien à lui demander. Ou au moins à tâter le terrain auprès de lui, ajoute Sylvia.
Non, je n’ai pas passé toute la matinée à regarder la porte d’entrée du café à attendre l’arrivée de Gray. Je l’ai juste fait pendant que les cookies cuisaient, et que je n’avais rien d’autre à faire. Donc, au final, ça fait pas tant de temps que ça, mis bout à bout… Peut-être une heure… deux, à tout casser.
- Bonjour Gray ! résonne la voix de Patty dans le café quasi vide. Comment va mon habitué préféré ?
Évidemment, comme la personne pas du tout névrosée que je suis à l’heure actuelle, je me place discrètement dans l’angle mort de la verrière et de la porte menant au comptoir, et écoute la conversation de Gray et Patty. Dans une curiosité très innocente, évidemment.
- Bonjour Patty. Je vais très bien, et comment allez-vous ?
- Je vais toujours mieux quand je vois ton beau visage. Dis-moi, quand est-ce que tu vas enfin prendre ton courage à demain et inviter notre petite Lily à sortir, hein ? Ça commence à devenir lassant de vous voir comme ça, à flirter à tout va.
- Je vous l’ai déjà dit, Patty… et je pense que Lily aussi. Il n’y a rien du tout entre elle et moi. Nous sommes simplement des… amis ? Je suppose que c’est la manière la plus simple de le décrire.
- Bien sûr, bien sûr. C’est pour ça que vous agissez comme des adolescents l’un envers l’autre. J’ai bien compris, j’ai bien compris. Vous ne voulez pas qu’une petite vieille comme moi s’occupe de vos affaires de cœur, mais tu sais, Gray…
Patty baisse la voix, je ne peux plus les entendre. De toute façon, le minuteur du four sonne et je me retourne pour sortir la plaque de cookies végan à la lavande. Du coin de l’œil, je regarde Gray récupérer sa commande et aller s’asseoir à une table reculée au fond du café.
Il faudrait que j’aille le voir. Il faudrait que je me décide à aller lui poser la question. Ça fait une semaine que je me suis convaincue – avec l’appui de Kyle, Sylvia et Zoé, que demander de l’aide à Gray était, en fait, peut-être, une bonne idée pour la survie de mon avenir. C’est un pari extrêmement risqué pour ma santé mentale, mais il est moins dangereux que d’attendre de voir qui est le mystérieux neveu au deuxième degré de mon grand-père. Enfin, je crois.
J’inspire et expire lentement pour me donner du courage, et sort de la cuisine avec mon plateau de cookies. Je le dépose à Patty et lui dit que je reviens. Fermement, je contourne la caisse et me dirige vers la table où Gray s’est installé. Il mange son cookies myrtille-chocolat noir en lisant un roman dont je ne peux pas lire le titre – sûrement un auteur chinois. Je tire la chaise face à lui et m’assois. Jambes et bras croisés.
Gray arrête de bouger, comme s’il avait été mis en pause, puis lève simplement son regard sur moi, ses yeux plissés remplis de suspicion. Il est extrêmement rare que ça soit moi qui vienne le voir en premier ; il est toujours celui qui instigue nos habituelles joutes. Je peux comprendre qu’il soit pris de court par mon apparition devant lui.
- Titi…
- Rominet.
- Je savais que tu avais quelque chose à me demander, sourit-il en refermant son livre. Que puis-je pour toi ?
Je prends le temps, tout en le fixant, de reprendre point par point les arguments de Zoé, Kyle et Sylvia. Pour sauver Cookie Dough, j’ai besoin de me marier d’ici septembre. Kyle ne peut pas m’aider puisqu’il est encore en plein divorce avec Oliver. Je ne vais pas payer pour un mari – quoi que dise Zoé, c’est une horrible idée. Gray est le seul et unique autre homme que je connaisse assez qui conviendrait pour un mariage blanc – dans l’optique où il n’est pas déjà dans une relation…
Il faut que je me fasse plus d’amis masculins.
- Est-ce que tu vois quelqu’un ? demandé-je, le prenant de court.
- Dans quel contexte ?
- Comment ça dans quel contexte ?
- Sentimental, sexuel, psychologique…
Je souffle lentement pour tenter de restreindre mon agacement. C’est pas le moment. Même si son sourire en coin me donne envie de lui faire manger les pages de son livre.
- Est-ce que tu sors avec quelqu’un en ce moment ?
Gray ne répond pas tout de suite, il range complètement son livre de côté et pose ses coudes sur la table, plaçant son menton sur le dos de ses mains et son regard rieur sur moi.
- Pas en ce moment, non… Pourquoi ?
- Tu m’énerves.
- Je sais, mais tu ne réponds pas à ma question, Titi. Depuis quand ma vie sentimentale t’intéresse-t-elle ?
- Elle ne m’intéresse pas.
Gray est encore plus sceptique, je le vois à son sourcil relevé. Ce n’est pas flagrant vu ma dernière question, mais je n’en ai vraiment rien à faire de sa vie amoureuse. Enfin, disons que je n’en ai d’habitude rien à faire. Aujourd’hui, c’est différent. J’ai besoin d’être sûre qu’il est célibataire avant de poser ma question. Je vais déjà m’afficher, donc si je pouvais éviter d’avoir l’air con...
- Qu’est-ce que tu essaies de me demander, Titi ? Tu commences à m’inquiéter. Je te préviens, si tu m’invite à sortir avec toi, je vois avec Zoé pour t’interner.
- Je ne vais pas et ne veux pas sortir avec toi, Gray, grogné-je. J’ai une faveur à te demander.
- Un faveur ? Sans contrepartie ? T’es sûre ?
- Je ne te demande pas de gaieté de cœur, OK ? Kyle ne peut pas m’aider vu qu’il n’a pas encore divorcer, Sylvia et Zoé sont déjà mariées donc pareil, et puis même si elles ne l’étaient pas, c’est précisé époux donc ça fonctionnerait de toute manière pas.
Je suis en roue libre, débite à la minute tout ce qu’il s’est passé depuis la découverte de la clause du testament, et Gray ne doit absolument rien comprendre. Son regard devient de plus en plus confus au fur et à mesure de mon monologue.
- J’ai rien compris, Titi. Tu vas perdre la propriété de Cookie Dough ?
Je ne réponds pas verbalement, me contentant de hocher la tête, ressemblant probablement à un chiot qu’on vient d’abandonner.
- L’immeuble ne me sera légué qu’un an après l’ouverture du café. Enfin. Non, même pas. Il ne sera légué qu’à mon mari, un an après l’ouverture du café.
- Ton mari ? T’es pas mariée.
- D’où le pourquoi je vais perdre Cookie Dough dans six mois… commencé-je. Sauf si je me marie.
- Mais t’as un copain, au moins, avec qui faire un mariage éclair ?
Je secoue la tête et pince mes lèvres. Je pense qu’il va finir par comprendre pourquoi je suis venue le voir avec une faveur à demander. Il n’est pas stupide, les pièces du puzzle devraient bientôt s’emboîter dans sa tête. Et ça m’arrange, ça m’évite d’avoir à lui poser directement la question. Je ne sais pas si j’y arriverais.
- Kyle était d’accord pour faire un mariage blanc, mais il est pas encore divorcer. Du coup, il a pensé que, peut-être… commencé-je tout en insistant mon regard sur lui.
- Moi ?
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