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tome 1, Chapitre 4 « Lily » tome 1, Chapitre 4

Sept ans plus tard.

Il est trois heures de l’après-midi et je sors encore un plateau de cookies du four. Je ne sais pas si c’est l’arrivée du printemps, mais on n’a jamais fait autant de ventes qu’aujourd’hui. Habituellement, je suis à l’avant, à donner un coup de main à Patty ou même à tenir seule la caisse. Aujourd’hui, j’ai dû appeler mon étudiant qui bosse normalement à mi-temps. J’ai eu de la chance qu’il soit disponible ; je ne sais pas comment j’aurais réussi à jongler sinon.

Mais je ne vais pas me plaindre. Après un début chaotique, Cookie Dough, mon café servant exclusivement des cookies, décolle enfin ! J’ai hérité l’emplacement de mon grand-père. C’était la boulangerie de mon arrière-grand-père, qui l’a légué à son fils qui n’en a jamais rien fait. Ulysse savait que ma mère et mon frère n’en auraient pas eu l’utilité non plus. Mais déjà à sept ans, au moment de son décès, je savais que je deviendrais pâtissière, boulangère… en tout cas que j’avais des projets en accord avec ce lieu. C’est pour ça que c’est à moi qu’il l’a laissé.

On a ouvert en septembre de l’année dernière. Comme la boutique est juste à la périphérie du campus universitaire, on a assez rapidement eu une clientèle étudiante. Pendant les premières semaines, ç’a été parfait. Beaucoup de chiffres, beaucoup de passage, tout le monde venait nous découvrir. Et puis… ça s’est tassé. Un peu trop. Il y a eu quelques réguliers, mais la folie du début est passée. Même si les cookies sont excellents, on n’a pas les recettes ni le logo de Starbucks. J’ai vraiment cru, certains jours, que je ne tiendrais pas jusqu’à Noël.

Et puis Gray a commencé à venir régulièrement. Dans le simple but de m’agacer, évidemment, parce qu’il reste installé des heures à lire ou à travailler sans commander autre chose qu’un unique café et une douceur. Mais partout où se trouve Gray, ses fans ne sont jamais très loin. Après son doctorat, qu’il a eu haut la main bien entendu, il a été engagé comme professeur de littérature chinoise dans la même université qui nous a vus étudiants. Il s’est très rapidement imposé comme un professeur apprécié des élèves… peut-être un peu trop parfois. Certaines conversations que je peux entendre entre jeunes dans le café pourraient me faire douter des intentions du Professeur Sylvester, si je ne le connaissais pas aussi bien.

Au final, son statut de client régulier a permis au café d’avoir une certaine notoriété, d’où la raison pour laquelle je ne peux pas vraiment le foutre dehors quand il m’agace. J’ai pas envie de me retrouver avec une armée de petits jeunes en chaleur aux trousses. J’en ai déjà vu plusieurs nous lancer à moi, ou à Simon – mon étudiant à mi-temps – des regards noirs, parce qu’on a eu l’audace de lui parler. Heureusement, ils laissent Patty tranquille – peut-être parce qu’elle pourrait être sa grand-mère. Même si connaissant le phénomène…

- Boss, on n’a plus de cookies chocolat blanc-framboise ! retentit la voix de Simon depuis l’entrée de la cuisine.

- Je viens d’en sortir du four, j’arrive !

J’éteins le four et vérifie la cuisson d’une autre fournée dans le second. Encore une dizaine de minutes. Pendant que je mets les cookies encore chauds sur les supports à glisser dans la vitrine, je jette un œil par la verrière industrielle qui sépare la cuisine de la salle du café. Il n’y a pas une seule table inoccupée. Elles le sont toutes principalement par des étudiants et étudiantes ; pour certains que je n’ai jamais vu, pour d’autres que je sais appartenir au fan club de Gray. Cela fait plusieurs jours que je ne l’ai pas vu, il doit être hors de la ville. J’en connais qui vont être déçus…

Juste à ce moment, le Professeur Sylverster, dans son costume en lin beige, entre dans la boutique accompagné de personnes que je suppose être des collègues. Je n’ai pas besoin de vérifier pour savoir que toutes les têtes étudiantes se sont tournées vers lui. Sérieusement, qu’est-ce qu’ils lui trouvent tous, exactement ? Oui, d’accord, il est très beau, très élégant, intelligent, tout ce que vous voulez. Mais c’est un sale gosse de première catégorie ! Ou alors, c’est parce que je le connais depuis trop longtemps. Ça doit être ça.

Je termine de déposer les derniers cookies encore brûlants sur le plateau blanc, puis passe la porte qui mène derrière le comptoir. Je laisse Patty et Simon prendre et préparer les commandes, et m’occupe de replacer les douceurs dans la vitrine. Juste quand je termine d’échanger les deux plateaux, la voix de Gray parvient à mes oreilles.

- Bonjour Titi.

- Rominet, répondis-je du tac au tac, croisant son regard moqueur alors qu’il est accoudé à la vitrine. Que puis-je pour toi ?

- Il y a de la place à l’étage ?

Je jette un œil aux écrans posés sous le comptoir. Ils sont reliés aux caméras disposées à l’intérieur et à l’extérieur du café. L’étage de Cookie Dough n’est pas très grand, il y a la place pour quatre-cinq tables et des mange-debout le long des fenêtres qui donnent sur la rue. Assez peu de gens savent qu’ils peuvent y aller, donc il est rarement plein. Malheureusement pour Gray, aujourd’hui, on est vraiment surchargé.

- Pas si tu veux être assis avec tes collègues, déclaré-je en jetant un œil aux cinq autres professeurs qui l’accompagnent et qui sont en pleine analyse de la carte sous les conseils de Patty. Après, ton fan club est présent, tu peux toujours leur faire du charme pour qu’ils te laisser la table de huit au fond.

- Je ne flirte pas avec mes étudiants, dit-il avec un sérieux que je ne vois que lorsque ce sujet est abordé.

- Prend pas la mouche, Rominet, je rigole. Le groupe de quatre, là, va bientôt partir, je te donne l’autorisation de rajouter deux chaises.

- Trop aimable, Titi, me sourit-il avant d’être interrompu.

- Gray, vous ne commandez pas ?

L’un des professeurs, un homme d’une cinquantaine d’années, s’adresse à Gray qui se redresse et n’a pas le temps d’ouvrir la bouche que Patty tape déjà sur l’écran de la tablette, et valide. Simon, de son côté ne prend même pas le temps de regarder la commande pour commencer la préparation du café latte à la vanille de Gray. Il vient vraiment très souvent.

- Gray est un habitué, vous savez, précise Patty. On a même une petite icône spécialement pour sa commande dans nos raccourcis sur la machine.

Ce n’est pas moi qui ai instauré ce raccourci. Simon et Patty l’ont fait tout seul, sans m’en parler. Ça ne me dérange pas ; ce sont eux qui se servent le plus de la tablette, autant qu’ils l’agencent comme c’est plus pratique pour eux.

- Oui, les professeurs Sylvester et Yuan nous ont conseillé votre établissement, avant de repartir demain. Nous terminons notre semaine de séminaire, nous ne sommes pas d’ici. Tout fait très envie, en tout cas, madame. Vous avez un beau petit café.

- C’est bien gentil, messieurs, mais je ne suis que la caissière. Lily est la propriétaire de Cookie Dough, et celle qui prépare tous les cookies.

Je souris chaleureusement à chacun d’eux, et reconnaît seulement maintenant Yuan, un collègue de Gray qui est déjà venu quelques fois. J’ai l’habitude qu’on pense que Patty est la propriétaire. Apparemment, une jeune femme de moins de trente ans – même s’ils approchent à grands pas – ne peut pas posséder une boutique comme celle-ci. Je ne me vexe pas, les idées préconçues ont la vie dure.

- Voici votre commande.

Simon dépose sur le comptoir deux plateaux remplis de six tasses de café et de leurs cookies attitrés. Au même moment, la table de quatre dont j’ai parlé à Gray se libère. Mon ennemi préféré indique les places libres à ses collègues et prend un plateau, pendant que le professeur Yuan prend l’autre. Avant de les suivre, Gray remercie Patty et Simon d’un sourire, et me gratifie d’un clin d’œil qui me fait lever les yeux au ciel. Il est vraiment pas possible.

Je retourne dans la cuisine pour m’occuper de la fournée qui a bientôt terminer sa cuisson, et Patty me suit. Certainement pour faire une remarque sur Gray. C’est son petit chouchou, ils s’entendent merveilleusement bien. Ils ont des caractères très similaires, ça doit être pour ça. Comme Gray, Patty flirte et taquine comme elle respire. Et ne laissez pas son air de gentille grand-mère vous avoir, elle y va franco. Parfois, elle me raconte ses « rendez-vous galants » comme elle les appelle… et ils ne sont pas tous galants si vous voyez ce que je veux dire.

- Tu es sûre, Lily-chérie, qu’il ne se passe rien entre Gray et toi ?

- Cent pour cent sûre, Patty. Moins je le vois, mieux je me porte.

- C’est surprenant, vraiment… il est beau comme un dieu, commence-t-elle, ce qui actionne une grimace immédiate sur mon visage, mais elle continue : Il est drôle, charmant, intelligent. Et vous allez si bien ensemble ! Vraiment, je ne comprends pas.

Ce n’est malheureusement pas la première fois que j’ai cette conversation avec Patty. Je l’ai aussi eu avec Simon, mais il est moins envahissant que notre commère attitrée, une fois qu’il a eu la réponse à sa question, il n’en a jamais reparlé. En tout cas, pas avec moi. Patty, par contre… dès qu’elle le peut, elle remet le sujet sur le tapis. J’ai l’impression qu’elle a fait sa mission de percer le secret de mon amitié avec Gray. Si on peut vraiment appeler ça une amitié, parce qu’il n’a pas exactement le statut d’ami dans mon répertoire.

- Vraiment dommage, vraiment dommage…

Patty retourne à l’avant de la boutique quand la petite clochette annonce l’arrivée de nouveaux clients. De mon côté, je sors la – j’espère – dernière fournée du jour. Alors que je vais mettre le tout en présentation, Simon me lance un regard de détresse. Je tourne la tête vers la caisse… il y a une queue d’une quinzaine de personnes, et d’autres semblent s’ajouter au fur et à mesure. Je fixe les présentoirs qui se vident à vitesse grand V. On n’est pas sorti…

Cookie Dough ferme à dix-neuf heures, et habituellement, je pars à seize heures et laisse la fermeture à Simon ou Patty. Le matin, c’est moi qui ouvre à six heures, sachant que je suis déjà là depuis deux heures pour pâtisser pour la journée. Sauf qu’aujourd’hui, il est presque dix-huit heures, et j’accroche seulement mon tablier. La foule de clients s’est un peu tarie après seize heures trente, mais ils ont vidé les vitrines. J’ai refait au moins une fournée de chacun des parfums qu’on propose.

- Pourquoi t’es encore là ! Aller, ouste ! s’exclame Patty en me voyant.

- Tu es sûre que vous n’avez pas besoin d’aide avec Simon, je peux–

- Tu peux rien du tout, Lily-chérie. Tu rentres te reposer. T’es là depuis quatre heures ce matin et t’as pas fait la moindre pause. Est-ce que t’as mangé, au moins ce midi ?

Mon absence de réponse suffit pour qu’elle prenne sa pose de « pas contente » comme elle dit. Je réprime un sourire en me mordant la lèvre. Mais elle a raison, je suis aux fourneaux depuis plus de douze heures, il faut que j’aille me coucher. Je ne sais même pas comment je vais survivre au retour en métro jusqu’à chez moi.

Patty finit par me mettre dehors, en me faisant promettre de ne pas venir travailler avant l’ouverture demain matin. D’après elle, on assez de cookies pour terminer la journée et pour commencer celle de demain. J’espère qu’elle a raison, un peu de sommeil supplémentaire ne serait pas du luxe. Mais j’ai un mauvais pressentiment.

Je réussis à ne pas m’assoupir pendant les vingt minutes de métro qui séparent le campus universitaire de mon quartier, bien qu’elles m’en paraissent trois heures. De toute façon, puisqu’il est l’heure de la sortie des bureaux, la rame est bondée et je suis coincée entre un homme en costume qui sent le déodorant Axe, et une lycéenne qui écoute de la musique avec son casque mais aussi fort que lors d’un concert en plein air.

Quand je sors du sous-terrain, je suis accueillie par des nuages gris s’étendant à perte de vue. Évidemment, on est en mars, le soleil ne va pas durer plus de vingt-quatre heures. Ça serait trop beau. Comme je n’ai pas pris de parapluie mais qu’il me reste encore dix bonnes minutes de marche pour atteindre mon immeuble, je presse le pas. Mon tote-bag où le message « ouais, non. » est imprimé en grosses lettres noires, glisse régulièrement de mon épaule alors que je slalome entre les passants. Les nuages gris s’amoncellent et prennent une teinte orageuse. Super.

Je tourne finalement dans ma rue quand de petites gouttes commencent à tomber. Quelques mètres plus loin, je m’engouffre dans le hall de l’immeuble et laisse échapper un soupir. J’ai évité le déluge. J’appuie sur le bouton de l’ascenseur quand mon téléphone sonne de quelque part au fond de mon sac. Je le récupère – étonnamment vite – et décroche sans même vérifier le numéro.

- Oui, allô ?

- Bonjour, est-ce bien le numéro pour joindre madame Lily Noble ?

- Oui… c’est moi, bonjour ?

- Madame Noble, je suis Maître Salvador, le notaire en charge du testament de votre grand-père, monsieur Ulysse Martin.

- Oh ! Oui, tout à fait ! Maître Salvador, m’exclamé-je en entrant dans l’ascenseur. Que puis-je pour vous ?

- Je souhaitais tout d’abord vous remercier pour la notification et les documents concernant l’ouverture de la boutique, euh… Cookie Dough, c’est bien cela ? Comme il est stipulé dans le testament de votre grand-père, vous serez donc propriétaire officiellement du bâtiment à partir de septembre de cette année, un an après l’ouverture. Je pense qu’il n’est pas prématuré de remplir les papiers, je vous appelais donc pour savoir quand vous et votre mari seriez disponibles pour un rendez-vous à mon cabinet ?

- Bien sûr ! Eh bien vos disponibilités sont les mie–, commencé-je avant de m’arrêter, alors que les portes de l’ascenseur s’ouvre sur le quatrième étage. Excusez-moi, vous avez dit… mon mari et moi ? Je ne comprends pas. Je ne suis pas mariée.

- Oh ! Oh, ça va poser problème, alors…

- Comment ça ?

- Eh bien, il est stipulé dans le testament de votre grand-père que la propriété sera léguée à votre époux, un an après la réouverture.

- Pardon ? Mon époux ?!

- Je vois que vous l’ignorez. Je suis désolée, je pensais que vous aviez été mise au courant, madame Noble. Votre mère a reçu une copie du testament vous concernant au moment de la lecture, il y a onze ans… je vous transmets cette copie, si vous le souhaitez ?

- Oui, s’il vous plaît. C’est… c’est irrévocable, cette histoire de mariage ?

- J’en ai bien peur. Votre grand-père a été très précis sur cet aspect. La propriété revient à votre époux, et si vous n’êtes pas mariée, elle reviendra au premier descendant direct de genre masculin encore en vie.

- Mon frère ? soufflé-je, soulagée que la propriété n’irait pas à n’importe qui d’ici six mois.

- Votre frère n’étant pas le fils biologique de votre mère, il ne répond pas aux conditions. Cela correspond à un neveu au deuxième degré de votre grand-père. Je ne peux pas vous donner son identité, veuillez m’en excuser.

Merde. J’ai grandi avec Emmett, et il a été adopté par maman, alors j’oublie parfois qu’il est mon demi-frère. Mon grand-père l’adorait, dans mes souvenirs, mais il était effectivement assez à cheval sur cette histoire de descendance directe. Et de supériorité masculine, mais je ne vais pas commencer à penser à ça, sinon je vais m’énerver après la pauvre notaire qui n’a rien fait.

- Ce que vous êtes en train de me dire, c’est que je dois être mariée d’ici septembre pour officiellement avoir la propriété de ma boutique ?

- C’est votre époux qui récupérera la propriété, et non vous. Mais c’est exact.

- C’est mon mari qui devient proprio, en plus… de mieux en mieux.

- Une fois les papiers et délais passés, il sera tout à fait possible de faire un changement de propriétaire en bonne et due forme pour que l’immeuble soit à votre nom à vous. Ça ne sera qu’une formalité.

Je laisse échapper un rire nerveux face à l’assurance de Maître Salvador concernant mon mariage d’ici cinq mois. Et avec qui, hein ? Je balbutie des remerciements qui sonnent faux, et elle m’invite à revenir vers elle si j’ai des questions ou si ma situation maritale change.

Heh.

Je m’effondre sur le premier fauteuil que je croise dans le salon, mes chaussures et mon sac sont éparpillés dans l’entrée, et je ne suis même pas sûre d’avoir refermé la porte à clefs. Mes yeux sont fixes, ne regardent rien de particulier, quand mon téléphone sonne une fois pour indiquer l’arrivée d’un mail. Maître Salvador. Je ne regarde même pas le corps du message et vais directement ouvrir la pièce jointe. Elle a surligné en jaune la partie qui me concerne.

J’ai beau lire et relire, les mêmes mots s’ancrent encore sur ma rétine. Cookie Dough appartiendra, un an après son ouverture, à l’époux de Lily Noble. Alors que je relis une énième fois cette phrase qui ne fait aucun sens, un coup de tonnerre fait vibrer l’appartement.


Texte publié par mad.autrice, 23 juin 2025 à 12h00
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