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tome 1, Chapitre 1 tome 1, Chapitre 1

— Qu’est-ce que tu fais ?

Je sursaute en entendant la voix de Lysandro dans mon dos et lâche le pétale de Nuit d’épine que j’observais, le cœur battant à tout rompre. Une étrange mélancolie émane de cette fleur, une force sombre et silencieuse qui paradoxalement m’attire.

— Cette fleur, elle est marquée sur la tige, je ne l’avais jamais vue, dis-je en ne quittant pas la plante des yeux.

Une brûlure violine à sa base palpite faiblement, comme une blessure ancienne.

— C’est une aberration ! Elle détruit l’harmonie des couleurs. Son ton est ferme, presque dur, une rareté chez lui.

Lorsque je relève le regard pour observer le jardin, je constate que le carré dans lequel nous sommes n’est pas le seul à être… difforme. Des zones d’ombre s’étendent entre les parterres et l’odeur douceâtre des fleurs ne parvient plus à masquer le parfum plus insistant, plus lourd, de la pourriture qui nous entoure. Un malaise grandit en moi.

— Arrête, je reprends, elle est liée à l’un d’entre nous, nous devons le préserver.

Mon intuition me le dicte, une certitude étrange et tenace.

Son regard se fait tendre sur moi, protecteur comme à son habitude, mais une lueur de préoccupation traverse ses yeux verts. D’un geste affectueux, il caresse mon avant-bras, sa peau chaude contrastant avec le frisson qui me parcourt.

— Tu passes bien assez de temps ici pour le savoir toi-même, Flora. Certaines fleurs sont envahissantes et nous devons les anéantir pour le bien du Jardin. Elles étouffent les autres, propagent la maladie…

— Pas celle-ci. Ma voix est plus forte que je ne l’aurais cru, une résonance profonde.

Mon ton est catégorique. Le comportement de mon ami me surprend. Lysandro, habituellement si bienveillant, si attentif à mon amour pour chaque plante, semble aveugle à la singularité de celle-ci. Pourquoi une telle urgence à la détruire ? Qu’est-ce qu’il ne me dit pas ?

— Tu ne comprends pas, Lysandro. Cette marque…, elle n’est pas une maladie. C’est… une partie d’elle. Et je sens… je sens qu’elle est importante.

Son pouce continue de caresser mon bras, mais son regard devient plus insistant, presque suppliant.

— Flora, tu te laisses emporter par tes sentiments pour les plantes. Je sais que tu les aimes, mais certaines sont dangereuses. Elles peuvent déséquilibrer tout le Jardin. Les Anciens nous ont toujours mis en garde contre les anomalies. Parfois le choix est difficile, mais bon pour tous.

Je retire doucement mon bras de sa prise. Son inquiétude semble sincère, mais elle attise mon propre trouble.

— Mais pourquoi celle-ci serait-elle différente ?

Sa réaction est excessive. D’habitude, il écoute mes observations, il respecte mon intuition concernant le Jardin.

Un voile passe dans ses yeux verts. Il hésite, comme s’il pesait ses mots.

— Il y a des légendes, Flora… des histoires anciennes sur des plantes marquées. On dit qu’elles sont le signe d’une… d’une connexion impure. De quelque chose qui pourrait corrompre le Jardin de l’intérieur.

Ses paroles me glacent le sang. Une connexion impure ? Est-ce que ma propre marque… est-ce que c’est de cela qu’il parle ? La pensée me serre la gorge.

— Et tu crois que cette fleur…

— Nous devons être prudents, Flora. Très sages. Pour notre sécurité, et pour celle du Jardin. Certaines choses… il vaut mieux les éradiquer avant qu’elles ne s’étendent.

Son regard insiste sur la Nuit d’Épine, une détermination froide y brillant. Je sens une opposition grandir en moi.

— Tu penses la même chose de moi ? De ma cicatrice ?

Il me tourne face à lui, son regard vert plonge dans le mien, toutes traces de plaisanterie à disparue de son visage sans défaut :

— Jamais. Comment tu peux croire cela ? Ne te l’ai-je pas déjà assez prouvé ? Sa voix est pleine d’une sincérité poignante, et il prend mes mains dans les siennes, ses doigts chauds enserrant les miens avec une force réconfortante.

— Alors pourquoi cette fleur ? Pourquoi une telle peur ? Je murmure. Son contact devrait m’apaiser, mais l’image de la Nuit d’Épine marquée et ses paroles sur les « connexions impures » persistent dans mon esprit.

Il serre mes mains un peu plus fort. Ses paroles devraient me rassurer, calmer l’angoisse qui commençait à nouer ma poitrine. Mais la rapidité et l’intensité de sa réponse ne font qu’amplifier mon trouble. Pourquoi cette véhémence ? Est-ce la vérité ou une tentative de masquer quelque chose ?

— Cette fleur…, elle est différente, Flora. Tu le sens toi-même. Il y a quelque chose de… dérangeant en elle. Et les légendes…, elles ne sont pas à prendre à la légère. Elles parlent de souffrance, de déséquilibre. Je ne veux pas que tu sois mêlée à ça. Je désire te protéger.

— Une fleur, peu importe laquelle, ne mérite pas d’être anéantie pour le bien d’une seule personne ! Nous devons étudier et comprendre ce qui la rend différente. C’est ce que je fais d’habitude, Lysandro. C’est ce que je suis. Une botaniste. Je cherche à déchiffrer la vie, pas à l’anéantir par peur.

Mon regard se détourne de nos mains et se porte à nouveau sur la Nuit d’Épine. La brûlure violette à sa base semble pulser légèrement, comme si elle répondait à mes paroles. Un lien ténu, mais présent.

Lysandro soupire, passant une main dans ses cheveux. Une frustration palpable émane de lui.

— Tu es têtue, Flora. Tu le sais, n’est-ce pas ? Parfois, ton empathie pour ces plantes t’aveugle. Tu ne vois pas le danger.

— Et toi, Lysandro ? Est-ce que ta peur ne t’aveugle pas autant ? Qu’est-ce que tu crains tant de cette fleur ? Qu’elle révèle quoi ?

Le silence s’installe entre nous, lourd de non-dits. Son regard s’éloigne de moi, errant un instant sur les parterres sombres du jardin. Je secoue la tête, lâche sa main qui me brûle la peau et soupire avant de reprendre :

— Laisse tomber. De toute façon, les Gardiennes décideront de ce que cette plante deviendra.

Je m’isole vers un massif de trèfle éternel pour observer leurs feuilles vertes tachées de point noir. J’attrape mon carnet dans ma sacoche et note l’évolution des marques. Apparemment, le traitement à l’infusion de rochons n’a pas fonctionné. Je vais devoir en parler à Dame Byra.

— C’est donc ainsi que tu me rejettes ? questionne Lysandro.

— Comme tu l’as souligné je suis têtue et, toi, aussi. Cette conversation ne mènera à rien et les plantes attendent que je m’occupe d’elles.

— Très bien. On se revoit avant la cérémonie ?

— Je ne pense pas. Je viens avec ma mère et Camélia.

Il s’approche, dépose un baiser sur ma joue, en essayant d’attraper mon regard fuyant. Alors qu’il se penche pour murmurer quelque chose à mon oreille, un éclair de mouvement attire son attention par-dessus mon épaule. Son étreinte se resserre un instant, une tension nouvelle crispant ses muscles. Son souffle chaud sur ma pommette devient soudainement froid.

Il se redresse légèrement, son regard vert n’est plus fixé sur moi, mais sur quelque chose derrière moi. Je sens son changement d’humeur, le passage d’une tentative de rapprochement à une alerte brusque.

— Quoi, encore ?

— Qu’est-ce qu’il fait ici ?

Je tourne la tête et aperçois Phélyx qui sort des serres.

— Dame Byra l’a convoqué toute à l’heure. Je n’en sais pas plus pour le moment.

Le regard de Phélyx se pose sur nous, une grimace fugace passe sur son visage, comme s’il était agacé de nous voir ensemble ou peut-être… mal à l’aise d’être observé. Il ne dit rien, mais son expression suffit à raviver la tension entre Lysandro et moi.

Lysandro me fixe, ses sourcils froncés.

— Byra l’a convoqué ? Pourquoi ? Qu’est-ce qu’il pourrait bien vouloir à notre doyenne ?

Son ton est suspicieux, et je comprends son interrogation. La présence de Phélyx dans les serres, le sanctuaire de Dame Byra, est inhabituelle et potentiellement inquiétante.

— Je l’ignore, répondis-je, haussant les épaules. Peut-être que cela concerne la maladie qui se propage dans le Jardin. Tu as vu les trèfles…

Mon regard se porte sur le parterre des trèfles éternels, leurs feuilles sombres et mal en point contrastant avec le vert vibrant des autres plantes. La menace qui plane sur le Jardin est une préoccupation plus immédiate que la présence énigmatique de Phélyx.

Lysandro suit mon regard, son expression s’adoucissant légèrement.

— Tu as raison. Il faut que nous trouvions une solution. Mais je n’ai toujours pas confiance en lui, Flora. Son implication me met mal à l’aise.

Un silence s’installe entre nous, chacun perdu dans ses propres pensées. La convocation de Phélyx, par Dame Byra soulève plus de questions qu’elle n’apporte de réponses.

— Peu importe, je dois reprendre mes observations. On se croisera aux festivités de ce soir.

Je laisse Lysandro derrière moi, son trouble palpable flottant encore dans l’air. L’arrière-cour du Jardin est généralement un havre de paix, l’endroit où les jeunes pousses sont choyées, loin des regards et des éventuelles perturbations. J’espère y trouver des signes de vitalité, une lueur d’optimisme face à la maladie insidieuse qui s’étend.

Dame Byra est déjà là, penchée au-dessus d’un lit de petites célestines, ses gestes lents et précis. Son aura, habituellement d’un blanc chaleureux, semble aujourd’hui légèrement voilée d’une tristesse contenue.

— Dame Byra, dis-je doucement en m’approchant. J’ai examiné les trèfles éternels… l’infusion de rochons n’a pas fonctionné.

Elle se redresse, ses yeux clairs portant le poids des années et une fatigue nouvelle.

— Je m’en doutais, Flora. Cette affliction est différente de tout ce que nous avons connu. Elle s’insinue, elle corrompt de l’intérieur.

Un silence s’installe, lourd de nos inquiétudes partagées pour le Jardin.

— Lysandro est… préoccupé par la Nuit d’Épine marquée, repris-je, hésitante. Il parle de légendes, de connexions impures…

Une ombre passe sur le visage de Dame Byra. Elle soupire légèrement avant de répondre, son regard se perdant un instant au-delà des murs du Jardin.

— Le temps n’était pas le même autrefois, Flora. Les liens entre les âmes et les fleurs…, il était plus court, mais plus profond. Une plante marquée était rare, un signe… d’une dissonance plus importante. Mais cela prenait des générations avant de se manifester pleinement.

Elle se tourne à nouveau vers moi, ses yeux cherchant les miens avec une intensité douce.

— Depuis la tempête, tout s’est ralenti. Les liens sont devenus plus fragiles, plus instables. Ce qui sollicitait des saisons passe par des années à présent…

La mention de la « tempête » attire mon attention. Les Anciens parlent rarement de cette période, la réduisant à un simple dérèglement climatique. Mais dans le ton de Dame Byra, je perçois une gravité et un sous-entendu qui éveillent ma curiosité.

— C’est l’événement qui a précédé le déclin de Dame Vernelle ? demandé-je, retenant mon souffle.

Dame Byra hésite un instant, son regard fuyant le mien.

— Une violente tempête, oui. Elle a fragilisé le Jardin, rendu les fleurs plus vulnérables… et les liens, par conséquent. C’est à partir de ce moment que nous avons commencé à observer des anomalies, des maladies qui se propagent rapidement.

Sa réponse est évasive, et je sens qu’elle ne me dit pas tout. Il y a une retenue dans ses paroles, un voile sur les événements passés. Pourquoi minimiser ainsi ce qui semble un tournant majeur pour le Jardin ?

— Et la Nuit d’Épine marquée ? Est-ce lié à cette accélération des choses ? À ces liens plus fragiles ?

Dame Byra caresse tendrement une feuille de Célestine, son regard pensif.

— Chaque fleur marquée est un mystère, Flora. Un reflet d’une âme troublée, peut-être. Dans le passé, nous avions le temps de comprendre, d’accompagner. Aujourd’hui…

— Oui ? demandé-je, mon inquiétude grandissant à chaque mot de Dame Byra.

— Les liens mettaient seize ans à s’établir autrefois, le Jardin était vibrant, on pouvait entendre la sève chanter dans les plantes, des dizaines d’animaux venaient se détendre ici. Regarde.

Elle s’approche d’un petit carré de terre d’où s’échappent quelques brins verts fragiles.

— Ces jeunes pousses de Lys d’aurore… en ce temps-là, ce carré aurait vu éclore une trentaine de fleurs dès la première année.

Elle désigne les quelques tiges chétives avec une tristesse poignante.

— Cette année, à peine cinq boutons ont germé et plus les années passent plus ce chiffre décline. Il faut vingt-cinq ans pour établir un lien aujourd’hui… Un quart de siècle pour qu’une seule âme se connecte pleinement à une fleur. C’est presque une éternité.

Son regard se voile d’une profonde mélancolie.

— J’ai bien peur que la cérémonie de ce soir soit un désastre… Le Jardin s’affaiblit à chaque cycle. Et cette Nuit d’Épine marquée… elle est un symptôme de ce déséquilibre, Flora. Une manifestation de la fragilité des liaisons.

Ses paroles font écho aux craintes de Lysandro, mais avec une perspective plus large, plus historique. La Nuit d’Épine n’est pas la cause, mais une conséquence.

— Mais… pourquoi ?

Dame Byra soupire, passant une main lasse sur son front.

— Si je le savais…

Sa réponse reste vague et celle que je considère comme une mentore forte et puissante me paraît soudainement vulnérable.

— Que pouvons-nous faire ?

— Pour l’instant, nous allons espérer que ce soir marque une note positive dans les liens. Une fois cela établi, peut-être que nous aurons les éclaircissements à nos questions.

Délicatement, elle m’adresse un sourire et attrape ma main :

— Tu devrais aller te préparer. Ta mère va encore râler, car tu passes trop de temps ici.

J’acquiesce, range mes comptes rendus dans ma sacoche et salue ma mentore en jetant un dernier regard dans ce jardin où la paix ne semble qu’un souvenir, le cœur lourd.

Sur le chemin, j’aperçois ma mère et Camélia qui m’attendent près de la fontaine des Sylphes. Ma mère a le visage légèrement crispé, signe de son impatience habituelle.

— Flora, enfin ! On commençait à s’inquiéter. Tu sais l’heure qu’il est ? Il faut te préparer.

Camélia me sourit doucement, posant une main sur mon bras.

— Tout va bien, Flora ? Tu as l’air soucieuse.

Je leur rends un sourire forcé, essayant de dissimuler mes véritables réflexions.

— Oui, tout va bien. J’étais juste absorbée par l’état des trèfles.

Ma mère soupire.

— Toujours ces plantes ! Tu devrais penser à autre chose, ma chérie. À la cérémonie de ce soir, par exemple. C’est important.

Un pincement au cœur. Mon avenir… L’objectif est simple sur le papier : devenir une griffue, comme je le rêve depuis toute petite. Ensuite, protéger le Jardin et les jeunes pousses grâce à la magie de cette plante et me permettre peut-être de rendre au Jardin un avenir florissant. Mais dans les faits, les choses sont bien plus compliquées. Et si aucun lien ne se formait ? Et si…

— J’y pense, dis-je, essayant de ne pas laisser transparaître mon angoisse. J’espère… j’espère que tout se passera bien.

Camélia me serre légèrement le bras, son regard plein de compréhension.

— Tu as un cœur pur, Flora. Une fleur digne de toi t’attendra.

Ses paroles devraient me rassurer, mais l’image de la Nuit d’Épine marquée et les sombres prédictions de Dame Byra persistent dans mon esprit.

Nous nous dirigeons ensemble vers nos quartiers, et je me perds dans mes pensées, cette aspiration secrète à une plante puissante, à une connexion profonde, se mêlant à la peur de l’échec.


Texte publié par Tynah, 8 juin 2025 à 23h55
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