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tome 3, Chapitre 6 « Une pluie de syndromes » tome 3, Chapitre 6

Jonah et Luney regardent leur maître abattu, découragé, sur le bord de la dépression. Ses amies mettent leur génie au service du SCRS alors que son propre génie est confiné sans même la présence d'un virus. Voilà trois jours que la porte de son logement ne l'a pas vu passer. Il aurait pu faire des plaies de lit s'il n'avait pas occupé la chaise de Luney devant son ordinateur. Devant ses yeux, lui fait face une page blanche avec un titre. Devant ses mains un clavier lui tend ses touches. Joseph-Arthur est touché de cette présence mais affecté par l'absence d'idées. Luttant contre le syndrome de la page blanche, il doit lui concéder la victoire. Il aurait préféré être affecté par le syndrome de la page noire. Il pourrait observer les autres, lire un magazine, discuter avec ses amis. Les événements de la vie quotidienne, les drames, les petits bonheurs, les réussites et les erreurs, tout lui donnerait envie d’écrire. Bien non. La page reste blanche. Google lui conseille d'essayez d'écrire sans se soucier de la grammaire et de la structure. Il suffit de coucher simplement ses meilleures idées sur le papier. Facile à dire. Mais comment coucher des idées sur un écran d'ordinateur vertical ? Si ses amies étaient là elles lui conseilleraient sûrement de prendre du recul. Il décide de reculer et renverse les croquettes de ses chats.

Comment débuter ce roman sans mettre en danger sa vie et celle de ses amies ? Comment raconter une vie dont il manque les 40 premières années ? Les essais suivent les tentatives. Des piles de papiers froissés l'entourent comme des vestiges de batailles perdues contre le vide créatif. Des dizaines de pages imprimées avec une seule phrase : Jean Jenquet, l'Agence en Quête d'Enquêtes. Au moins, les cartouches d'encre ne feront pas défaut à l'Encre. Trois jours à se tenir éveillé cafés après cafés. Joseph-Arthur prend conscience que s'il veut continuer ainsi, à ingurgiter sa caféine, il devrait laver les huit tasses vides qui entourent son écran d'ordinateur avant qu'elles lui fassent écran. Dans l'une d'elle pousse déjà une étrange moisissure fluorescente qui l'invite à se hâter. Au-dessus de lui, un ventilateur chuchote des mots doux qui ne lui inspirent que des murmures, venteux. Les aiguilles de sa montre numérique tournent en sens inverse depuis qu'il a oublié de la recharger. S'il avait toute sa tête il se rendrait compte qu'il ne l'a pas. Faisant un effort sublime, il lève l'épaule droite ce qui entraîne la levée de son bras. Le poignet suit déplaçant sa main au-dessus du clavier. Le majeur touche, comme il se doit quelques lettres. Aucune réflexion dans ce geste. Seul Luney, qui vient de sauter sur les cuisses de son maître, a engendré un mot qui doucement s'écrit sous le titre : mmmmmm.

Luney regarde l'écran imitant son maître et, sans comprendre pourquoi, il voit les lettres s'envoler comme un oiseau. Il cherche à les attraper en suivant son instinct de chasseur. Trop tard, la page redevient blanche. Même le titre semble valser tout au haut de la page, décrivant des arabesques, cherchant à s'envoler à son tour, ignorant la raison de sa présence à la tête d'un texte inexistant. Luney en a assez. Il laisse les cuisses de son maître libérées de la présence du siamois.

Frustration de Joseph-Arthur. Il retape nerveusement sur son clavier. Soudain, le mot "canard" apparaît sur l'écran. Étrangement attiré par ce mot, il continue à l'écrire, encore et encore. Une ligne de canards lui fait des clins d'œil.

La pièce se met à sentir le plumage humide. Des caquètements lointains se font entendre au fond de son oreille droite. Une métamorphose de son acouphène ? Soudain, il se sent pousser des plumes, ses mains palmées tapent frénétiquement "Le canard philosophique méditait sur l'existence des miettes de pain". Il se voit alors, brièvement, avec un bec et des plumes, contemplant une miette géante. Se retournant, il aperçoit Luney vidant sa fontaine d'eau. Absorbé par le scintillement du bassin d'eau, Joseph-Arthur cligne des yeux. À la place de Luney se dandine un canard d'un blanc immaculé. "Coin coin, coin," glousse l'étrange volatile debout dans le coin de la pièce, sa voix étonnamment rauque. Joseph-Arthur écarquille les yeux. "Luney ? " Le canard hoche la tête, son bec s'ouvrant et se refermant avec une dignité inattendue. "Dis-moi," continue le canard-Luney, penchant la tête, "Crois-tu aux anges ? Ces êtres de lumière flottant sur des nuages de barbe à papa ?" Joseph-Arthur, bouche bée, balbutie un vague "Peut-être...". Le canard émet un petit rire aqueux. "Intéressant... très intéressant." Puis, dans un nuage de plumes irisées, il redevint Luney, ronronnant contre sa jambe comme si de rien n'était. Joseph-Arthur se pince les cuisses, regarde ses mains redevenues normales. Est-il atteint du syndrome du canard flottant ? Voilà ce qui décrit bien sa situation. Ses amies le croient calme et en contrôle mais il se débat intensément en interne pour faire face à aux aléas de la vie.

Il imprime la page et se rend compte qu'elle ne contient que le titre de son roman. Il se lève, va à son réfrigérateur qu'il trouve vide de tout trucage. Rien à manger. Il se commande des repas équilibrés pour cinq jours. Cette fois, il va varier le menu : une pizza aux anchois, une pizza hawaïenne, une pizza toute garnie, une pizza aux légumes et finalement une pizza extra-fromage. Ses visions lui viennent sûrement de la diète à l'eau qu'il a expérimentée depuis trois jours. Il faudra qu'il en parle à Rosita et Natou. Ces dernières travaillent secrètement à empêcher Donald Trump de porter la tiare et d'annexer le Vatican. Il aurait l'idée, semble-t-il, d'imposer des tarifs sur toutes les quêtes recueillies dans les églises européennes.

Les pizzas livrées et payées sont entreposées au frais du frigo sauf l'hawaïenne qui va se réchauffer au micro-ondes pour refroidir dans l'estomac de Joseph-Arthur. Une digestion qui met fin à sa faim. Il retourne alors à son clavier. Il a un roman à terminer, euh à commencer. Un titre et rien d'autre. Il se demande pourquoi il n'a pas le syndrome du savant acquis au lieu de celui de la page blanche. Il est vrai que ce syndrome est réservé aux génies et aux autistes. Il n'est ni l'une ni l'autre. Pour se le prouver, il touche du bois. Sa table de travail lui prêt l'oreille pendant que ses pensées entreprennent une nouvelle errance. Machinalement, ses doigts pianotent sur le clavier et inscrit : table en bois. Immédiatement, des racines commencent à ramper sur le sol de son bureau. Des lianes grimpent le long des murs. Une petite pousse verte jaillit de son clavier.

La plante prend le contrôle du clavier pour écrire : "Une plante bavarde confiait ses secrets au pot de fleurs voisin." Arthur entend alors un murmure rauque provenant de la plante sur son clavier, se plaignant du manque de lumière. Il se sent brièvement enraciné au sol. Les murmures s'intensifient et on entend clairement un dialogue floral. Une vigne volubile, d'un vert luxuriant, s'étire au-dessus du clavier. Ses vrilles s'agitent, caressant le pot voisin. "Oh, mon beau cactus," chuchote-t-elle d'une voix sirupeuse, "tes épines me rendent folle. Laisse-moi m'enrouler autour de toi." Le cactus, imperturbable, reste silencieux, ses aiguillons dressés en signe de rejet. La vigne insiste, ses feuilles vibrant d'un désir non partagé.

Joseph-Arthur essaie de reprendre le contrôle en obligeant son bureau à rester immobile. Immédiatement, le bureau se met à trembler. Des tiroirs s'ouvrent et claquent violemment. Un grincement profond se fait entendre, comme s'il protestait contre son immobilité forcée. Une raideur s'empare des membres de Joseph-Arthur et il a une envie soudaine de rester parfaitement immobile, comme s'il était lui-même devenu une partie du bureau.

Es-tu là ? Es-tu là ? entend Joseph-Arthur. Les plantes parlent ? Non. Le son vient d'ailleurs, derrière la porte. Il va ouvrir permettant à Rosita d'entrer, les bras chargés de victuailles. Joseph-Arthur s'empresse de montrer à son amie les phrases qui se sont inscrites sur son écran. Elle n'y voit qu'un titre de roman et rien d'autres.

Rosita commence à s'inquiéter pour son ami. Tendu, stressé et préoccupé par son roman, son ami a des visions ce qui est son apanage à elle. Mais comment apporter son aide ? Une séance d'hypnose devrait permettre à Joseph-Arthur de se détendre. Rosita procède et en profite pour demander à son ami des détails sur ce qu'il vit depuis quelques jours. Il raconte les épisodes du ventilateur qui parle, des lettres qui font une farandole dans son écran, de son chat qui se transforme en canard et aujourd'hui des plantes qui émergent de son clavier. Une séance d'hypnose qui ramène la sérénité pour l'un et la perplexité chez l'autre. Rosita y voit un appel de détresse qu'il s'agit maintenant de démêler. Laissant Joseph-Arthur à son roman, elle se rend chez Natou pour partager ses inquiétudes.

Reposé et curieux, Joseph-Arthur décide d'écrire en utilisant l'écriture automatique qu'il a vue maintes fois pratiquée par son amie. Les mots s'enchaînent : "Le festin commence avec des lettres croustillantes et des points d'exclamation acidulés". Les lettres se détachent de son écran et flottent dans la pièce, prenant des textures et des couleurs différentes. Certaines craquent, d'autres pétillent. Joseph-Arthur a l'impression que sa langue picote et qu'il mâche quelque chose d'étrange. Il voit brièvement les lettres danser autour de lui comme des confettis comestibles. Une course s'engage. Jonah et Luney cherchent à les attraper, sautant, courant et virevoltant. Puis toutes les lettres se retrouvent au plafond et tels des cormorans visualisant leurs proies, elles plongent dans l'évier de la cuisine pour disparaître à tout jamais. Joseph-Arthur se hâte d'ouvrir le robinet pour s'assurer de leur élimination. De retour à son ordinateur, il imprime une nouvelle page blanche qui ne comprend que le titre de son roman inachevé. Celle-ci va rejoindre celles qui l'ont précédée à la récupération.

Son imprimante lui parle en lui demandant de remplir son bac de papier vierge. Mais ici, ce n'est pas une illusion. Avec l'IA (Intelligence Artificielle), les appareils numériques nous écoutent, nous parlent, nous guident. Bientôt, ils vont nous aimer, nous entretenir et à la fin nous rejeter.

Un accès de folie ? Rosita revient en compagnie de Natou. Cette dernière a consulté toutes les pages du web, passant en revue la documentation sur le syndrome de la page blanche, de la page noire et de divers syndromes. Elle croit avoir trouvé ce qui se produit dans la tête de son ami. Il s'agirait du syndrome d’Irlen. 15 % de la population générale en souffrirait. Ces personnes ont des difficultés à lire car les pages imprimées apparaissent généralement comme une illusion d'optique, les mots sont vus déformés, tombant de la page, pulsant, tourbillonnant ou flous, provoquant divers symptômes physiques tels que des maux de tête, des tensions, et des hallucinations.

Le syndrome d'Irlen peut entraîner des symptômes similaires à ceux du TDAH chez certaines personnes, mais contrairement aux personnes atteintes d'un véritable TDAH, l'environnement et les conditions d'éclairage sont à l'origine d'une suractivité cérébrale qui entraîne des difficultés de concentration.

Joseph-Arthur déplace son ordinateur et change l'ampoule de sa lampe de bureau. On verra bien ce qui se produira une fois son environnement modifié. Un nouveau café en main, un chat sur ses cuisses et l'espoir de pouvoir commencer la rédaction de son roman créent une fébrilité renouvelée chez lui.

Il se sent soudainement envahi d'un doute profond quant à la valeur de son travail et de l'existence en général. Doit-il mettre son projet en suspension ? Dans un éclair de génie créatif, il tape : "…". La pièce se met à vibrer. Un portail tourbillonnant s'ouvre au milieu de son bureau, aspirant les papiers et les objets environnants. Même la tasse de son précieux café s'y engouffre. Joseph-Arthur a l'impression d'être tiré à travers un tunnel de lumière et de sons étranges. Il aperçoit brièvement des galaxies faites de virgules et des planètes en forme de points-virgules. Un point d'exclamation marque sa surprise. Vite un point d'interrogation pour obtenir une réponse à son état d'apesanteur. Est-il mort ? Est-ce cela le tunnel après la mort ? Il perçoit au loin un appel pressant. Le présent l'appelle. Jonah met sa patte sur son nez ce qui le sort de sa torpeur. Le café est toujours là mais refroidi. Joseph-Arthur se demande s'il a les qualités nécessaires pour écrire un roman. Pourtant, il a déjà été journaliste, semble-t-il. Depuis les cinq dernières années il a rédigé de nombreux rapports pour le SCRS. Pourquoi peut-il écrire sans pouvoir mettre sa plume au service de son roman ? Un autre syndrome ? Google le lui confirme. Il souffre du syndrome de l'imposteur. Il s'agit d'une tendance psychologique à la peur et à la remise en question. Il fait douter la personne atteinte de ses propres réussites et l'accable d'une peur persistante et internalisée d'être présentée comme un escroc, et ce, malgré ses capacités démontrées.

D'où lui vient cet autre syndrome ? Il doit, selon les conseils de Freud, remonter dans son enfance. Mais son enfance a débuté il y a cinq ans depuis qu'il est amnésique. Même Freud ne peut l'aider. Il pourrait demander à sa mère qui, par malchance pour elle, est décédée. Peut-être que les dons de medium de Rosita pourraient lui permettre de rejoindre sa génitrice dans l'au-delà.

Rosita se fait prier à répondre à la prière de son ami. Il y a des lunes qu'elle n'a pas contacté les êtres décédés. Elle ne sait même pas où se trouve sa planche Ouija. Mais elle ne peut refuser la requête de son ami.

« Coucou, ma petite mère », gazouille l'ectoplasme écrivain flottant au-dessus de la tablette Ouija. « Ici ton fiston transformé en un vrai cornichon cosmique. Mon syndrome de l'imposteur vient-il de toi ? Une drôle de façon de parler à sa mère, mais leurs relations ont toujours été particulières, particulièrement entre eux.

Rosita, revêtue d'une perruque couleur aubergine et aux doigts chargés de bagues tintinnabulantes, traduit : « Chère madame, votre esprit me dit que l'anxiété de votre fils est d'origine astrale.» La mère éplorée renifle bruyamment. « Astrale ? Mais il a toujours été si terre-à-terre. Dans sa prime jeunesse, il a accidentellement absorbé les doutes existentiels d'un poulet mélancolique ayant perdu la tête. Ça lui a collé à la carapace psychique comme du chewing-gum sur une moustache pendante. » Rosita hoche la tête solennellement. « En effet. Le poulet est une entité connue pour son scepticisme ontologique aigu. » « Mais comment l'aider ?, gémit la mère, les yeux rougis. Il faut qu'il s'entoure d'amis qui pétillent comme des limonades effervescentes.» Et l'entité disparaît sans même dire à son fils qu'elle l'aime. Il est vrai qu'elle n'a jamais été menteuse. Joseph-Arthur n'a rien compris à ce qui vient de se dérouler sous ses yeux. Il est vrai que Rosita est parfois difficile à suivre. Elle n'a pas réglé son syndrome mais au moins il vient de passer deux heures en bonne compagnie.

Tout redevient calme. Joseph-Arthur se retrouve assis devant sa page blanche, qui semble maintenant le regarder avec une ironie palpable. Il remarque une nouvelle inscription en bas de la page : "Alors, on écrit quelque chose de normal maintenant ?" Puis la phrase commence à s'effacer de la page et à se graver dans son cerveau. Mais son titre n'a pas disparu. Un signe du ciel qu'il doit le garder. Mais cette fois, Rosita est à ses côtés. Elle se doit de l'aider. Elle utilise toute la panoplie de ses dons de voyance pour connaître le futur de son ami. Préférant le marc de café puisqu'au moins elle sait à quoi s’en tenir, elle s'enfonce dans les souvenirs du futur. Elle passe ensuite aux cartes battues, rebattues, tirées, alignées, retournées qui lui semblent propices à toutes les improvisations. Elle a besoin de savoir. Elle fait confiance aux arcanes, dont le tarot de Marseille qui ne se trompe jamais contrairement au savon de Marseille. Puis vint la lumière. Natou venait d'arriver en allumant le plafonnier.

Rosita dit alors à son ami qu'elle a vu clairement son avenir et qu'elle est certaine à 5 % que son roman verra le jour dans un quart de siècle, alors qu'il sera à la retraite avec tout le temps pour dérouler ses enquêtes. Son roman portera toujours le même titre : Jean Jenquet : l'agence en quête d'enquêtes.

Natou en rajoute en lui faisant part de ses dernières recherches parmi les dossiers médicaux des plus grands chercheurs en syndromes. Selon elle, son ami souffre d'ergophobie, soit la crainte de ne pouvoir travailler. D'où les crises d'insécurité, de peine, d'appréhension, d'anxiété intense et de peur panique. Voilà pourquoi il cherche tant à vouloir produire un roman. Il ne peut rester à ne rien faire.

Rosita et Natou se regardent et comprennent qu'elles doivent absolument réintégrer leur ami dans la cellule l'Œil Triple avant qu'il ne fasse une vraie dépression. Natou rejoint le grand patron, lui explique la situation et ce dernier met fin au congé de Joseph-Arthur. Ce dernier ferme définitivement son fichier romanesque qu'il ne revisitera que 25 ans plus tard. Du moins, c'est ce qu'il espère.


Texte publié par Jenquet, 2 juin 2025 à 22h00
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