»

Le soleil faisait miroiter la surface ridée par les vagues. Bien que ce ne soit encore que la fin du mois du mois d'avril, les températures étaient dignes d'un début d'été. Epongeant les gouttes de sueur qui ruisselaient de son front jusque dans ses yeux, Jonas, assis à la poupe, armait son harpon. Glissant précautionneusement la flèche dans le tube, il tira sur le sandow pour vérifier son élasticité et son taux d'usure. Tout lui paraissait être bon. Posant son arme près de lui, il chaussa ses palmes.

— Prêt à plonger ? lui demanda son cousin qui était assis sur le siège du pilote.

Jonas hocha la tête en jetant un coup d'œil à son frère, Jude, qui armait également son harpon.

— Nous n'irons pas loin, assura-t-il en attrapant son masque de plongée. Quand je te ferais signe, rapproches lentement le bateau. Ah, et essaie de te rafraichir aussi. On aimerait éviter que tu nous fasses une syncope.

Son cousin opina du chef. Ce n'était pas la première fois qu'il accompagnait les deux frères lors de leur pêche mais c'était une première pour lui de manœuvrer le Blue Fish. Il s'agissait d'un petit bateau de pêche à la coque de bois bleue et blanche qui était plus que suffisant pour les prises que Jonas et Jude ramenaient de leurs pêches. Du haut de ses treize ans, Ethan était ravi de pouvoir les accompagner et de les aider dans leur travail. Lui aussi avait pour ambition de devenir pêcheur au harpon mais il était encore un peu jeune pour manipuler un outil aussi dangereux. Aussi, il avait appris à manœuvrer et piloter le bateau à la place. Essayant tant bien que mal de s'installer à l'ombre dans une chaise pliante, l'adolescent observait la surface miroitante alors qu'un léger vent apportait une odeur iodée à ses narines. Le doux clapotis des vagues contre la coque et le cri des oiseaux marins lui apportait une sérénité qu'il n'arrivait pas à trouver sur la terre ferme. Avec le soleil qui chauffait l'atmosphère, il pourrait presque piquer un somme. Mais un bruit d'éclaboussure le sortit de sa torpeur. En se levant pour voir ce dont il retournait, Ethan fut étonné de voir la tête de Jude sortir des flots.

— Mets-ça dans un sac, lui dit-il en lui tendant un sac en plastique qui semblait bien rempli. Et certainement pas de poissons vu le bruit qu’il produisait.

Ethan attrapa le sac. Au vu du poids, ça devait être soit du verre soit un grand nombre d'objet ou un mélange des deux. Un coup d'œil à l'intérieur lui apprit que c'était un mélange de canettes et de bouteilles en verre. Il soupira de dépit. La pollution marine était un véritable fléau et régulièrement, Ethan pouvait voir les pêcheurs revenir avec des sacs remplis de déchets au lieu de poissons. D'ailleurs, ils se faisaient rares ces temps-ci. Ce qui était inquiétant.

Pendant ce temps, sous la surface, Jonas nageait lentement parmi les algues. Tenant fermement la crosse de son harpon, ses yeux scrutaient l'immensité aquatique en quête d'une cible. Posant ses pieds sur le fond sableux, le jeune homme se tenait aux aguets. Un mouvement sur sa gauche le fit tourner la tête et il constata que Jude l'avait rejoint. Il lui fit un signe avant de continuer à avancer. Sa palme heurta quelque chose le faisant baisser les yeux. En fouillant un peu le sable, il attrapa un morceau de pneu. Il le glissa dans son sac non sans éprouver un certain agacement. C'était de plus en plus fréquent ces derniers temps.

Alors qu'ils continuaient à nager, Jude finit par repérer un poisson. Une dorade qui se baladait tranquillement entre les algues. Positionnant son harpon, il attrapa le sandow, visa soigneusement et tira. La flèche fut vivement propulsée et frappa le poisson en plein flanc. Ramenant sa prise à lui, Jude ressentit un certain contentement. Au moins, ils avaient de quoi manger pour ce soir. Mais il fallait d'autres prises sinon ils ne gagneraient rien aujourd'hui.

Un peu plus loin, Jonas visa à son tour et ramena une autre dorade. Il y avait également quelques petits crustacés qui marchaient sur les roches ainsi que quelques coquillages comestibles. Il prit les plus gros et remonta à la surface. Il expira l'air dans ses poumons et reprit sa respiration calmement. Cinq minutes. C'était le temps qu'il pouvait tenir en apnée. Cela lui avait pris pas mal d'années pour y parvenir mais il était plutôt satisfait. Même s'il visait les dix minutes, soit le double. Reprenant une grande bouffée d'air, il replongea pour continuer sa pêche.

Au bout d'environ deux heures de pêche, Jonas et Jude remontèrent à la surface avec à peine la moitié de leur sac rempli. Le plus âgé fit signe à Ethan pour qu'il rapproche le bateau.

— La pêche a été bonne ? voulut-il savoir.

— Pas vraiment, mais c'est mieux que rien, répondit Jude en s'asseyant pour retirer ses palmes.

En effet, en voyant le contenu du sac composé de quatre dorades et de quelques poignées de coquillages, ce n'était pas une bonne pêche. Cela faisait déjà plusieurs fois qu’Ethan le remarquait et sans doute que ses cousins en étaient aussi conscients.

— C'est comment en-dessous ? demanda-t-il bien qu'il avait déjà une idée de la réponse.

— Si on à l'environnement, ça a l'air de bien se porter. Mais quand on y regarde de plus près, on voit bien plus d'algues qu'autre chose et il n'y a pas beaucoup de poissons ou de coquillages. Pourtant, c'était un excellent spot du temps de notre grand-père.

Si Jonas tentait de paraitre détaché en expliquant ses observations, Jude et Ethan sentaient bien que cela désolait et mettait en colère le plus vieux. Après tout, ils étaient issus d'une famille de pêcheurs qui vivaient dans ce coin côtier depuis plusieurs générations et notamment Jonas avait grandi avec des histoires de pêche miraculeuse et autres récits de pêcheurs. Si certains étaient sans doute exagérés, beaucoup relataient un temps pas si ancien on l'on pouvait pêcher à foison. Aujourd'hui, ce coin de paradis semblait être devenu un enfer vide de presque toute forme de vie.

— Au moins, nous avons de quoi manger, c'est déjà bien, murmura Ethan.

Même s'il savait que cette absence de poissons allait poser un problème qui impactait déjà la communauté de pêcheurs. Sans prises suffisantes, impossible d'avoir une véritable source de revenus. Certains avaient même déjà vendu leur bateau et étaient partis espérant trouver une vie meilleure plus loin dans les terres. Cependant, il resta silencieux. C'était inutile de soulever un problème dont les deux autres avaient déjà conscience. Et il savait pertinemment que Jonas n'allait pas se résoudre de sitôt à rendre les armes et à envisager un avenir ailleurs. Même si l'avenir s'ils restaient ici semblait être bien sombre.

Quand le Blue Fish jeta l'ancre dans le port, Ethan sauta par-dessus la rambarde pour atterrir souplement sur le pont. Il y avait quelques autres bateaux d'amarrés également. Visiblement, les autres pêcheurs n'avaient pas pris le large. Un peu plus loin, il vit la haute silhouette familière de Monsieur Reef qui aidait à décharger un navire de plaisanciers venus pour quelques jours de vacances. Manifestement, il était en train de terminer son travail. Quand il vit le trio arriver, il agita amicalement la main.

— Alors, ça a été ? s'informa-t-il.

— Bof, répondit Jude. Et toi, tu n'as pas pris la mer aujourd'hui ?

— Non, le Great Sea est resté au mouillage. On avait besoin de ma force au port alors je n'ai pas réfléchi à deux fois.

Monsieur Reef était le plus vieux des pêcheurs du coin. Agé d'une quarantaine d'années, la peau tannée par le soleil et couverte de tatouages au niveau des bras en plus d'avoir une silhouette imposante, le pêcheur était un véritable colosse qui n'hésitait pas à embarquer seul pour passer quelques jours en mer où il pêchait à la ligne. Néanmoins, ces dernières années, il semblait plus être sur la terre ferme à s'improviser docker et à aider à la réparation des bateaux qu'au large.

— Tu n'es pas sortis du port de la semaine, constata Jonas en regardant le bateau brun et blanc qui semblait attendre son propriétaire.

Monsieur Reef soupira, devinant le reproche dans la voix de son ami.

— J'ai passé l'âge des reproches sur ma conduite, Jonas. Surtout que contrairement à toi, je vis seul et je ne peux pas me permettre de prendre la mer sans être certain de revenir avec suffisamment de prises pour m'assurer un salaire. Alors que si je reste à terre pour proposer mes services, je suis sûr d'avoir assez d'argent pour vivre correctement.

Il croisa les bras et observa l'océan aux reflets argentés qui s'étendait à perte de vue avant de lâcher un profond soupir.

— Crois-moi, j'aimerais beaucoup sauter dans mon bateau, aller pêcher et ne revenir à terre que pour déposer mes prises et prendre ma paie mais malheureusement, c'est devenu un métier trop incertain et même si je peux vivre sur le Great Sea, je tiens quand même à mon confort et à rester en bonne santé aussi longtemps que possible. Hélas, je ne peux plus rester qu'un simple pêcheur que l'on voit trois ou quatre fois dans le mois.

C'était un constat amer mais non dénué de vérité. Jonas le savait bien et il ne pouvait pas contredire Monsieur Reef là-dessus. D'ailleurs, il pouvait constater que le Corail et le Red Shark étaient eux aussi au mouillage. Visiblement, il n'y avait pas que Monsieur Reef qui privilégiait le travail sur la terre ferme plutôt qu'en mer.

— Ils sont en train de réparer le toit de l'auberge, l'informa le colosse devinant sa question silencieuse. Il a été abîmé par la grêle alors Mélanie leur a demandé de l'aide en échange de quelques billets. Pour eux aussi, c'est compliqué.

— C'est compliqué pour tout le monde, répliqua Jonas en commençant à s'éloigner.

— Tu devrais peut-être songer à partir. Tu pourrais offrir un meilleur avenir à Molly et Ethan que de rester ici. Même si je sais que ça te tient à cœur de garder la maison et le bateau de ta famille, tu devrais songer à l'avenir.

Jonas se figea et lança un regard noir à Monsieur Reef qui le soutenu sans broncher.

— Je dis ça pour votre bien à tous les quatre. Vous êtes jeunes et vous...

— Ying, Milo et Marco aussi que je sache.

— Parce que tu crois que je n'ai pas abordé cette question avec eux ? Je suis conscient que c'est difficile de tout quitter mais en ville vous...

— Je n'irai nulle part, trancha Jonas en s'éloignant.

Il remonta le port à grandes enjambées, rejoignant Jude et Ethan qui était en train de vendre une partie des prises à la poissonnière. La jeune femme pesa et mesura les poissons et les coquillages avant de donner un peu d'argent à Jude qui le glissa dans son portefeuille.

— Combien ? demanda Jonas.

— Quarante.

Le plus âgé resta silencieux. Même pas de quoi faire des courses correctes. Les paroles de Monsieur Reef résonnaient encore dans son esprit mais il les chassa rapidement. Il n'avait aucune envie de penser à ça. Même si de jour en jour, ces questions revenaient inlassablement dans son esprit.

— Tu n'as pas l'air de bonne humeur, observa Ethan. Monsieur Reef t'as contrarié ?

— Un peu mais ce n'est rien, mentit Jonas en désignant l'auberge. Allons voir Molly, on sera au frais et on pourra boire un coup.

Effectivement, il faisait plus frais à l'intérieur qu'à l'extérieur. Servant quelques clients en slalomant entre les tables, Molly posa son plateau vide sur le comptoir. Comme la pêche n'était pas quelque chose qu'elle aimait, la jeune fille s'était faite embauchée comme serveuse quand l'auberge fut reprise il y a environ un an par une jeune femme du nom de Mélanie. C'était une citadine qui avait choisi comme projet de vie de tenir une auberge en bord de mer plutôt que de vivre en ville dans la fumée des pots d'échappement. Elle était venue en compagnie de son amie Liliana et les deux femmes avaient fait de l'ancienne auberge du village un lieu de vie agréable et animé à la fois. Avec les passages des touristes en plus des locaux, c'était sans doute le lieu où il y avait le plus d'argent qui entrait. En d'autres termes, les affaires fonctionnaient très bien.

En voyant arriver son frère et ses cousins, Molly leur adressa un grand salut de la main avant de les guider à une table.

— Alors ? demanda-t-elle.

— Pas fameux, lui répondit Ethan.

L'adolescente fit une moue déconfite mais en même temps, elle s'attendait un peu à cette réponse. Avec son salaire, elle parvenait à maintenir un certain équilibre financier mais c'était loin d'être suffisant. Ethan était trop jeune pour travailler réellement et Jonas et Jude avaient comme activité principale la pêche mais qui ne rapportait pas grand-chose. Elle prit une chaise et s'installa près de son frère.

— J'ai discuté avec Mélanie et Liliana et elles sont d'accord pour que je fasse quelques heures supplémentaires. Néanmoins, vu que je travaille déjà à temps plein, je ne peux pas non plus travailler davantage. Il faut trouver d'autres sources de revenus.

Cette remarque fit serrer les dents aux trois garçons mais la jeune fille continua malgré tout sur sa lancée.

— Si on veut garder la maison et le bateau, il faut qu'on puisse continuer de payer ce qui est nécessaire. Sans quoi, nous allons au-devant de gros soucis financiers. Aussi je me demandais s'il ne serait pas temps d'explorer d'autres pistes.

— Et tu proposes quoi ? demanda Jude.

Molly hésita. Elle n'aimait pas brusquer ses cousins mais elle n'avait pas d'autres choix. Beaucoup de choses étaient en train de changer et il fallait impérativement s'adapter.

— Peut-être que Jonas devrait aller pêcher seul et que toi et Ethan, vous cherchiez du travail sur la terre ferme.

Sa proposition n'eut aucune réponse. Molly soupira: elle savait que c'était compliqué de sous-entendre d'abandonner la pêche. Mais est-ce qu'il était possible de faire autrement ? Finalement, Jonas finit par prendre la parole.

— Je n'aime pas ce que tu proposes. Mais tu as malgré tout raison. Il faut diversifier nos revenus. Et prouver à Monsieur Reef qu'il a tort, ajouta-t-il pour lui-même.

Il voulait rester dans ce village. Et ce avec son frère et ses cousins. Et pour cela, il était prêt à tout pour qu'ils restent ensemble dans cet endroit qui les a vu grandir.