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Lentement, je me réveille. Tirée d’un sommeil profond, j’ouvre machinalement les yeux. Devant moi, entouré d’une peau verte plissée comparable à du papier froissé, un regard sombre m’observe. Par réflexe, je cligne des paupières plusieurs fois avant de réagir, réalisant que je ne rêve pas. D’un bond, je me relève et recule face à cette créature improbable. Je me mords la langue, néanmoins l’illusion ne s’évapore pas et se redresse même dans un craquement étrange. Abasourdie, je tente de calmer les mouvements erratiques faisant trembler mes mains. Je détaille ce monstre aux apparences humanoïdes, bien que différent. Son corps semble aussi dur que le bois, ses yeux noirs assombrissent un visage verdâtre sans nez, dont les lèvres marron à peine dessinées se devinent. Au-dessus de sa tête, pas de cheveux, mais un méli-mélo de branchages entremêlés où poussent des centaines, voire des milliers de feuilles ressemblant presque à des cœurs. Je veux m’enfuir, cependant lorsque je regarde autour de moi, je ne reconnais rien. Je me trouve au milieu d’une clairière encerclée d’arbres, endroit inconnu à mon souvenir.

— Calme-toi ! me prévient l’individu. Je ne te veux aucun mal !

Encore plus déstabilisée par ce début de conversation lunaire, je bégaye :

— Qui es-tu ?

— Je m’appelle Cercis Siliquastrum, se présente-t-il, en bombant ce qui peut correspondre à son torse. Je suis un Homme Bois.

Tandis que je remets ma santé mentale en question, il enchaîne, déterminé :

— J’ai besoin de toi !

Comme je ne bouge pas et que toute mon attention se tourne uniquement vers ses paroles, il m’explique :

— Je t’ai amenée dans mon monde car ton aide m’est indispensable.

Il s’approche doucement, pour ne pas m’effrayer et lève sa main rugueuse vers moi, en signe d’invitation :

— Tu dois me faire confiance. Je vais te montrer.

Maman m’a souvent avertie de ne pas suivre les inconnus. C’est dangereux. Cependant, son avertissement inclut-il les Hommes Bois ? Perdue dans cet endroit étranger, je décide malgré tout de croire en ce fameux Cercis. Il m’apparait sincère et ne se déclare pas mon ennemi. Je baisse la garde, j’abandonne ma paume contre la sienne et me laisse donc guider sur un chemin empli de mousse. Au toucher, la peau craquelée de la créature a vraiment l’allure de l’écorce, toutefois son emprise se veut délicate pour ne pas me blesser. À mesure de notre avancée, nous croisons d’autres Hommes Bois qui ne se préoccupent absolument pas de moi, continuant leurs diverses besognes. Certains, dont les corps troncs prennent des apparences tressées, se déplacent difficilement, contrairement à d’autres plus gracieux. Cercis, qui ouvre la marche en me devançant un peu, me commente les particularités de ses compatriotes, sans attendre de ma part la moindre réaction. Aussi, j’apprends que l’âge de ces arbres vivants se détermine dans leur chevelure. Les « jeunes pousses », noms attribués à leurs enfants, ne possèdent que des petits bourgeons, qui s’ouvriront en feuilles quand ils grandiront. Ceux-ci deviendront ainsi adultes, comme mon hôte, qui a l’air jeune et vaillant. En vieillissant, sur la fin de leurs longues existences, les ancêtres perdront peu à peu leur verdure et lorsque la dernière de leurs feuilles tombera… ils deviendront de simples arbres, définitivement. Il me donne l’exemple de Cassanos, un de ses amis, qui n’a plus que deux feuilles accrochées à ses branches… Cercis, fataliste, conclut que l’éternité viendra bientôt le surprendre.

— Pourquoi as-tu besoin de mon aide ? j’ose demander.

— Je subis une malédiction. Tu dois la briser. Sinon je vais disparaître.

À ce terme, je sursaute. Je n’ai pas l’âme héroïque, je ne maîtrise aucun pouvoir, je reste une simple humaine, toujours souriante certes, mais sans talent. Alors j’insiste et continue mon interrogatoire, plus précise :

— Pourquoi moi ?

Sans se retourner, il rétorque gravement :

— Tu ne le devines pas ?

Son ton me donne à penser que la réponse doit être évidente… pourtant, je ne la connais pas. Cependant, je ne peux plus y réfléchir, Cercis m’annonçant l’objectif droit devant. Dans toute la prairie dégarnie de broussailles et de futaie hormis deux arbres, un tapis de fleurs couvre l’ensemble du sol. De toutes les couleurs, dans des camaïeux les plus infinis, de toutes formes, avec ou sans épines, en grappes ou individuelles, tous ces fabuleux pétales se tournent vers moi. Intriguée, j’écoute Cercis me conter :

— Une seule fleur est vraie. Toutes les autres ne sont que des leurres pour te tromper. Pour lever mon sortilège, tu dois la débusquer et la toucher. Après, tout s’éclaircira pour nous deux.

Je vois une certaine urgence dans les yeux noirs ébène de mon nouvel ami. Se dégagent de lui un espoir, une attente démesurée, une conviction. Je suis sa sauveuse. Soudain, une puissante force m’envahit, bien plus prononcée que mon habituelle latence. Même si je doute souvent de ma légitimité, là, je me sens investie d’une mission vitale, comprenant l’enjeu qu’on attend de moi. Uniquement de moi. Je n’ai pas d’échappatoire. J’avance, concentrée, épiant le parterre de fleurs en quête d’un indice. Je ne dois pas me tromper, je ne veux pas décevoir Cercis dont, je le devine, je tiens le destin entre mes mains. Il m’a choisie pour une raison précise et même si je l’ignore, imaginer l’Homme Bois condamné me tourmente profondément, comme s’il représentait un élément beaucoup plus précieux que je ne l’admets consciemment. Ce n’est pas un hasard si je suis ici. Pourtant, malgré mon assurance et ma détermination nouvelle, la tâche reste ardue. Le parfum exalté de chacune des fleurs me monte irrémédiablement à la tête, je me perds dans la multitude de couleurs qu’elles irradient, hypnotiques et dangereuses. À mon goût, la plus jolie est celle orangée, aux pétales si dentelés et à la posture si harmonieuse qu’elle ressemble à un bijou d’orfèvre. Tentée, je désire la choisir l’espace d’un instant, seulement cela me parait beaucoup trop facile de me baser sur un aspect purement esthétique… La plus fragile, minuscule corolle bleutée, ne mérite-t-elle pas plutôt mon intérêt ? J’en élimine d’office quelques-unes, qui dans une attitude d’esbroufe, donnent l’impression d’être prétentieuses. Je ne dois pas me précipiter et plutôt faire appel à mon instinct. Et alors que je n’ai vu jusqu’à maintenant que le tapis floral au sol, je m’aperçois de la présence d’une fleur, unique, accrochée à un des deux arbres, suspendue maladroitement comme une acrobate dans le vide. Toute isolée, pendouillant et presque ridicule, elle demeure la seule pousse germée d’un arbre et non de la terre, fertile. Je me soucie des conséquences de mon choix, j’hésite, hélas réfléchir davantage ne m’aide pas. Un pressentiment me guide subitement vers elle sans que je puisse détourner mon regard de ses pétales parme. Ainsi, avec précaution ultime, je les effleure délicatement, sentant le duvet mince qui les recouvre et leur attribue un toucher soyeux. En un éclair, à ce geste, dans une bourrasque de vent éphémère, toutes les fleurs au sol disparaissent. Seule celle que je caresse reste solidement agrippée à sa branche.

— Tu as réussi ! s’exclame Cercis en observant sa propre peau qui prend tout à coup une couleur mordorée.

Inquiète devant ce phénomène inexpliqué, je cours vers lui. Il me sourit, sans s’arrêter. À mon air déboussolé, il tend sa main vers ma joue et me rassure :

— Tu m’as libéré.

Je voudrais l’interroger, en savoir plus sur cette malédiction dont je l’ai extrait, cependant son visage serein et apaisé stoppe toutes mes tentatives. Il me fixe avec une douceur inconditionnelle. J’y perçois une affection profonde, un sentiment intense qui frappe mon cœur au moment où il me dévoile :

— Nous nous connaissons depuis de nombreuses années, tu sais. Je t’ai vue grandir, je t’ai observée, toi si généreuse avec autrui, si bienveillante

Je le contemple différemment. Désormais, je ressens une connivence entre nous, je sais au plus profond de mon être que nous sommes proches, d’une façon ou d’une autre.

— Ça ne pouvait être que toi, assure Cercis en frôlant mon visage de ses doigts longilignes et rugueux. Tu es la créature humaine la plus importante à mes yeux malgré tes pommettes si roses et ton corps si fragile.

Bientôt, sa silhouette devient floue. Tandis que je le craignais à notre rencontre, le voir disparaître maintenant m’affole. Nous allons être séparés. Ses bras m’englobent calmement et sa voix chaude raisonne :

— Tout va bien. Merci du fond du cœur, Adrya.

Il connait mon prénom. Je ferme les paupières, baignée par une douce chaleur.

— Adrya !

Brusquement, une main saisit mon poignet. Mes yeux se rouvrent. Plus de Cercis. À la place, Mamie, mielleuse et tendre, répète mon prénom :

— Tu as dormi tout l’après-midi, ça va être l’heure de manger.

J’observe autour de moi, me rappelant les vacances que je passe ici, chez ma grand-mère dans sa maison natale, en pleine campagne. Fatiguée, j’avais décidé de lire un peu au pied de l’arbre principal du jardin, celui que j’aime tant depuis toujours, car planté par mon père, aujourd’hui disparu. Visiblement, profitant de l’ombre salvatrice, le sommeil m’a gagnée sans que je puisse y résister. Alors, tout ceci n’était qu’un rêve ? Un songe que mon imagination a créé à mes dépens, plus vrai que nature ? Je baisse la tête, déçue et triste. Cercis n’existe pas, il n’est juste qu’une pensée, une chimère inventée par mon esprit vagabond. Lugubre, prise d’une mélancolie sinistre, je suis Mamie en avançant d’un pas. Je ne peux retenir ma déception. Soudain mon aïeule s’extasie :

— Regarde ma chérie, l’arbre !

Étonnée par sa joie subite, je pose mon regard sur le branchage dense et écarquille les yeux devant une fleur magnifique, qui se tient juste au-dessus de l’endroit où je me suis assoupie. Ravie et émerveillée, j’écoute mamie s’enflammer :

— Il fleurit pour la première fois. C’est un miracle !

Mon cœur retrouve un rythme normal. Je souris et, dans un léger souffle, je murmure :

— Non, Mamie… c’est un cadeau.


Texte publié par Junimarionh, 4 mai 2025 à 13h03
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