Capitale d’Aquido – royaume de Rumbur
Ses doigts tremblants s’accrochèrent au poignet tendu vers elle. Elle regardait cette pierre posée dans le creux de la main, source de sa si grande longévité. Bénédiction et malédiction. Elle était épuisée. Elle avala l’hématite à l’aide d’un verre d’eau et toussa. Elle grogna un juron indigne de son statut. Llyr avait parfaitement raison. Ce détesté et tant aimé fils avait rarement tort et cela lui lacérait le cœur de l’admettre. Nar s’affaiblissait de jour en jour, d’heure en heure. Elle et Wilam avaient cherché dans de vieux grimoires, dans d’antiques archives qui avaient survécu à l’humidité et au temps.
Rien.
Il n’y avait rien pour la sauver.
Rien. Lavena abhorrait ce mot. Il voulait tout dire, cracher au visage cette impuissance qu’elle se refusait de le reconnaître. Rumbur avait encore besoin de Nar. Ses fidèles avaient besoin de leur dieu, de leur guide, de leur phare. Elle ne pouvait se permettre de s’affaiblir et de disparaître tandis qu’une nouvelle guerre s’annonçait. Un autre Gwrac’h Bretzel. Cette fois, Lavena savait qu’elle ne serait pas victorieuse de ce long et funeste combat. Llyr s’était bien chargé de le lui faire comprendre après lui avoir rendu visite dans sa tente. Il avait appuyé ses propos lorsqu’il avait repris chaque ville et village portuaires, ses vagues destructrices d’un rouge sang qui emportaient tout sur leur passage, ses fidèles se révélant au grand jour.
Allongée dans son bain refroidi, les yeux plongés dans le vide, Lavena ne parvenait pas à trouver la force d’en sortir, d’affronter le monde extérieur avec la guerre qu’elle avait elle-même créée. La sorcière en voulait atrocement à son compagnon de lui avoir arraché sa fille la plus précieuse, de ne pas avoir refusé de lui retirer son âme, son essence, de lui laisser une dernière chance. Personnification de la Mort ou non, Maro n’avait pas le droit de la faire autour autant souffrir. Elle, la personnification de la Vie. Son épouse. Son âme sœur. L’autre face de la pièce. Tout était parti de là. D’une perte de trop de l’un de ses enfants, de ce poignard planté dans son cœur qui saignait encore aujourd’hui de cette trahison.
Lavena s’en souvenait toujours.
De ce bonheur qui n’existait plus.
Elle et Maro vivaient, bienheureux, dans le Temple des Deux qui avait été érigé en leur honneur. À cette époque, tout le monde la connaissait sous le nom de Nar avant qu’elle se cache sous une autre identité. Une autre histoire. Ce temple était leur maison, leur cocon où leurs enfants allaient et venaient au fil de leurs pérégrinations. Certains revenaient plus souvent que d’autres, mais cela n’était pas bien grave. Lavena les aimait sans frontière. Certes, son affection était moindre concernant les humains, mais elle appréciait les voir évoluer, avancer. C’était un monde en paix.
C’était un monde parfait.
Et elle, elle était naïve.
Nar s’était tellement complu dans cette perfection qu’elle ne s’était absolument pas doutée qu’une noirceur avait commencé à grandir dans certains cœurs. Elle avait été sourde à des murmures qui auraient pu l’alarmer. Maro, lui savait. Il avait gardé le silence et n’avait rien fait pour empêcher cela. Certains humains s’étaient engagés dans le fanatisme pour déterminer quel sorcier était le meilleur, celui qui devrait gouverner tous les autres. Bien souvent, la comparaison tournait entre Nar et Maro.
Et l’horreur arriva.
C’était un simple jour hivernal. Le quatre Frouez. Il neigeait et l’une de leurs filles était en chemin. Mais jamais Modron ne rompit le pain avec eux cette nuit. Nar s’en était préoccupé, mais Maro n’avait pas réagi. Ou alors… était-il plus silencieux qu’à l’accoutumée. Ce sont des cris alarmés qui l’ont inquiété et l’ont poussé à quitter les murs du temple. Jamais pareille angoisse n’avait transpercé les environs de leur maison. Et les ténèbres se peignirent devant le regard de Nar. Modron était là, étendue dans la neige, les yeux grands ouverts et envahis par la peur. Du rouge l’entourant comme si on avait cherché à faire ressortir ses habits anciennement immaculés, sa peau diaphane, ses iris si bleus et ses longs cheveux noirs. Si belle et si douce, même dans la mort. Mais Nar ne saisissait toujours pas, agenouillée à ses côtés, la mère la secouait délicatement, peut-être persuadée que tout ceci n’était qu’une blague perpétrée par son enfant. Mais aucune réaction ne lui répondit.
Rien.
Nar s’était alors tournée vers Maro qui était resté debout, droit, silencieux. Trop silencieux. Elle lui avait supplié de l’aider à comprendre tandis que l’angoisse l’envahissait. La sorcière-procréatrice ne trouvait plus aucune trace de vie dans le corps de sa fille. Pourquoi ? Cela était impossible. Certes, Modron n’était guère puissante, mais rien n’expliquait… rien ne pouvait…
Et Nar comprit.
Elle hurla. Ses cris transpercèrent la nuit et la pluie floconneuse. Sa tristesse submergea chaque personne à des lieues à la ronde. C’était la première fois qu’un sorcier mourrait. Il n’était pas anodin d’en voir un revenir au Temple des Deux blessé, un œil perdu, un bras tranché ou recouvert de cicatrices, mais ils étaient tous là. Bien vivant. Et puis, Elcmar accroupi à ses côtés, avait remarqué un parchemin se débattre entre le tissu et le vent. Précautionneux, il s’en était emparé et le tenait assez éloigné de son visage pour que ses larmes n’effacent pas l’écriture déjà mise à mal par l’humidité. Le fils étouffa un hoquet choqué lorsqu’il comprit que l’encre n’était autre que du sang. Du sang de sa sœur.
Elcmar lut.
La bile dans la bouche et le teint pâle.
Ce massacre à cause d’un stérile débat. Quel sorcier devait être érigé au rang de dieu et gouverner tous les autres ?
« Vient maintenant le temps de la vérité et la fin du mensonge.
Prenez garde, naïfs mortels et sorciers usurpateurs. Les visages tombent et nous venons mettre un terme à la manipulation et à l’illusion. Détournez-vous de la sorcière Nar. Voyez ses coulisses : nous, simples humains, devons mourir lorsque notre temps est arrivé. Ses enfants, ses favoris, eux, ont droit à la vie éternelle. Elle prône la perfection.
Mensonge !
Nous venons mettre un terme à l’injustice.
La mort pour tout le monde ou la vie pour personne.
Gloire à Maro ! »
Et Maro qui était resté immobile, qui avait gardé bouche close. Aucune parole de réconfort, aucune condamnation quant à ce meurtre ignominieux. Et Modron qui ne se réveillait pas, ses cicatrices qui ne guérissaient pas, sa vie qui ne revenait pas. Son corps devenait de plus en plus froid et ses jolies lèvres roses bleuissaient. Nar désespérait, se berçait dans ses propres bras en quête d’une protection qui ne venait pas. La voix de son fils, Elcmar, transperça son cœur lorsqu’il mit des mots sur ce qu’elle refusait encore un peu d’admettre.
— Tu es en accord avec ce geste. N’est-ce pas, père ? Tu as absorbé son âme, c’est pour cette raison que Modron ne se réveille pas. Tu avais tout prévu ?!
— Toujours prompt à diffamer, mais pas à réfléchir, accusa Maro en tapant le sol de son bâton.
— Toujours à me prendre pour un nodocéphale, mais incapable d’assumer ses fautes, rétorqua le premier fils né avec hargne. Modron a lâchement été assassiné et toi, tu t’empares de son âme sans l’avouer à qui que ce soit, sans le confesser à mère. Et maintenant que nous sommes devant ce corps, tu ne réagis pas, tu ne dis rien. Tu ne la pleures pas ! Sa mort ne te fait rien et tu oses nous reprocher d’avoir quelques soupçons à ton égard.
Les narines de Maro frémirent sous une colère visiblement contenue.
— Je suis le sorcier-fauch…
— Te cacher derrière ton statut ne te sortira pas de cette situation, cher époux. Pas cette fois, tança Nar d’une voix éteinte et pourtant dangereuse. Savais-tu que c’était l’âme de notre fille que tu accueillais ?
— Oui…
La gifle fut violente, soudaine et coupa la lèvre inférieure de Maro qui resta immobile, insensible à toute douleur.
— Ma douce…, commença-t-il. Le geste de ces humains est impardonnable, mais nous ne pouvons leur donner tort. Il est injuste que nos enfants sorciers puissent vivre éternellement quand eux ne le peuvent pas. Ils sont aussi notre progéniture. Nous ne pouvons faire de favoritisme.
— Tu les encourages !
— Je n’ai pas le droit de refuser le trépas à nos enfants sous prétexte qu’ils sont tes préférés parce qu’ils ont des pouvoirs. J’étais contre ! Mais toi, mon aimée, tu n’écoutes que ta propre voix et tu n’en as fait qu’à ta tête avec Elcmar. Il y a plus de sorciers qu’il n’en faut. Des sorciers immortels qui exigent des offrandes, des prières, une vie de dieu. Nous avons oublié que c’est nous qui devions être au service de l’humanité et non l’inverse ! J’ai fermé les yeux et toléré ton caprice durant trop longuement. Il est temps que cette mascarade cesse. Toi et moi devons rester neutres et accepter que la vie se fasse et s’éteigne.
— Monstre…
L'appellation fit sursauter et pâlir Maro qui perdit de sa superbe. Avant de se reprendre presque aussitôt. Il argua qu’au contraire, il n’y avait rien de monstrueux à vouloir rétablir l’ordre des choses. Et ce n’était certainement pas la guerre, la magie ou encore le beau verbe qui allait régler cela. Il lança un regard chargé d’accusation envers Elcmar qui tressaillit à son tour. Maro n’était pas dupe. Il savait qui était derrière tous ces débats stériles, tous les soudains désirs d’égalité chez les mortels. Il connaissait trop bien les dons de son fils aîné pour se laisser berner comme sa compagne. Mais Nar venait déjà de perdre une fille et se sentait trahie par son époux. Maro ne pouvait rajouter la perfidie d’un fils. Cela serait trop dur à supporter. Aussi, il préféra endosser toute la faute. Une dernière fois.
Une toute dernière fois.
Parce que Nar hurla sa rage, sa haine, sa peine, sa promesse de vengeance. Le lendemain, elle avait quitté le Temple des Deux, leur maison, leur cocon pour rejoindre la capitale religieuse du continent. Quelques mois plus tard, la guerre entre les pro-Maro et les pro-Nar s’engagea. C’était le début de Gwrac’h Bretzel. Nar y mit toute sa force contre ses ennemis, ses humains qui osaient la défier, ses enfants qui se rangeaient du côté de leur père et prendre les armes contre elle. Elle fut particulièrement choquée lorsqu’elle découvrit que Taranis, le veuf de feu Modron, lui tenait tête et la combattait. Tout était de la faute de Maro, et malgré cela…
Des guerriers tombés et des animaux sacrifiés, Nar donna la vie à des créatures qu’elle baptisa pinijenn. Êtres indescriptibles qui remplissaient d’effroi tout opposant qui avait la malchance de devoir les affronter. Ses fils et ses filles qui la soutenaient n’étaient pas en reste durant cette guerre. Tous ces pouvoirs utilisés les uns contre les autres provoquèrent un événement dont personne n’aurait soupçonné la possibilité.
Un considérable tremblement de terre se déclencha dans tout le continent Voxong, créant des effondrements et, le plus important, d’immenses fissures qui sépara le sud de Voxong et le divisa en trois. Et Llyr, le traître, jugea le moment plus qu’opportun pour aider l’un de ses frères – ou était-ce l’une de ses sœurs – à la rupture manifeste, totale et définitive de ces trois îles avant d’être occis par Elcmar. Cet événement avait été baptisé le Flott Arr. Ce ne fut que quelques très longues années plus tard, loin des véritables historiens, loin des archives, que Nar eut l’idée d’une genèse racontant la création d’un monde où la perfection régnait en maître jusqu’à l'arrivée de ces humains devenus sorciers avides de pouvoir. Du dieu unique portant son nom et de la pieuse fidèle au doux nom de Lavena Dinamm devenue sorcière puis Grande Inquisitrice sous la seule et unique autorité de Nar.
Et les humains, perdus, affaiblis, oublieux, survivant de la Grande Maladie, que les anciens désignaient comme le Bradre Kleñved, avaient accepté ce mensonge, avalé ce serpent sans se méfier de quoi que ce soit. Peu de temps après cela fut créée l’inquisition, ses bâtisses sombres toujours en opposition avec la royauté – des nobles opportunistes qui en ont profité pour asseoir et imposer leur pouvoir grâce à leur richesse. Les cadavres furent brûlés ou dévorés par les monstrueux pinijenn abandonnés par leur maîtresse.
Et maintenant, il ne subsistait plus rien de ce monde parfait dans lequel Nar avait vécu. Tous ses si bons souvenirs n’étaient plus. Elle avait été trahie et trahie à son tour. Cependant, un seul fils était resté à ses côtés. Il en était ressorti plus que traumatisé et sérieusement blessé par tout ce carnage et avait juré de ne plus jamais utiliser ses pouvoirs, de renier sa véritable identité. Il avait décidé de porter un autre nom.
Sellod Sorser.
Mais Sellod était mort par la main de Maro alors que son heure n’était pas venue ! Ce n’était pas le moment pour lui de périr et Nar en avait hurlé de peine et de rage. Toujours allongée dans son bain froid, la désormais Lavena Dinamm contemplait ses doigts presque vides de toute magie. Il ne lui restait que très peu de temps. Certains diraient qu’elle avait gâché ses pouvoirs pour des frivolités, mais, quand la porte s’ouvrit sans son autorisation, elle fut aussitôt convaincue que sa cause n’avait rien de futile.
Le physique jeune, les traits doux, Rhian Yaouank posa un genou à terre et ne cilla pas lorsque Nar, d’une main mouillée sous son menton, encouragea son enfant à la regarder. L’affectueuse mère lui offrit un sourire fatigué.
— Vous m’avez ramené du voile, mère… Comment est-ce possible ?
— Je te raconterai tout, mon fils. Mais pour l’heure, j’ai besoin de ton aide. Utiliseras-tu tes dons pour moi, cette fois ?
— Plus que jamais !
Nar sourit un peu plus sereinement.
Elcmar était revenu.
LeConteur.fr | Qui sommes-nous ? | Nous contacter | Statistiques |
Découvrir Romans & nouvelles Fanfictions & oneshot Poèmes |
Foire aux questions Présentation & Mentions légales Conditions Générales d'Utilisation Partenaires |
Nous contacter Espace professionnels Un bug à signaler ? |
3141 histoires publiées 1386 membres inscrits Notre membre le plus récent est Venus Books |