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tome 1, Chapitre 6 « Effusions » tome 1, Chapitre 6

Cité de Gacara – royaume de Rumbur

La foule avait murmuré, chuchoté, parlé. Certains spectateurs avaient hurlé, réclamant la venue de l’hérétique et son installation sur le bûcher. Elle devait brûler. Elle devait périr. Elle devait être un énième exemple, une énième preuve que les profanes de tout rang, de toute origine et de tout sexe n’avaient pas leur place dans le royaume de Rumbur. Ils seraient pourchassés sans relâche. Aucun repos ne leur serait permis tant qu’ils ne se convertiraient pas au monothéisme ou ne s’enfuiraient pas loin de chez eux. Aucune miséricorde ne leur serait accordée. C’était la conversion, la fuite ou la mort. Si tous le clamaient haut et fort, certains ne le pensaient guère. L’ombre de l’Inquisition était immense, grondante. Menaçante. Toujours à l’affût du moindre murmure, du moindre doute, de la moindre faiblesse, d’un signe indiquant la présence d’un renégat dans une ville ou un village, d’une hérétique pratique au sein de leur communauté. Elle ne dormait que d’un œil, prête à bondir au moment propice et détruire sa proie, de la plus cruelle des façons. Instiller la peur parmi le peuple pour tuer dans l’œuf l’éventuel désir de se rallier à Belenos, Dagdà ou même Lug. Tous craignaient la puissance et, surtout, la colère de ces êtres plus que celle du miséricordieux Nar.

À présent, le peuple de Gacara retournait vaquer à ses occupations. Les enfants repartaient aider leurs parents ou jouer dans la rue. Les religieux s’enfermaient dans leur lieu saint dans le but certain de prier pour la miséricorde de leur Seigneur et pour le salut des pauvres pécheurs. Les militaires fouillaient chaque recoin de la cité à la recherche de voleurs trottant dans l’ombre des ruelles, la tête penchée de crainte de se faire surprendre. Cependant, tous n’avaient qu’une discussion, qu’une conversation à étaler jusqu’à plus soif : l’évasion ratée de la condamnée, la rébellion d’une dizaine de paysans dont l’époux de la prisonnière et le fait que ce dernier fût parvenu à s’échapper, galopant à vive allure vers Koad Calcidon, là où se réfugiaient les relaps, protégés par le puissant Cernunnos. Certes, il y avait eu justice, puisque la volonté de Nar avait guidé le carreau tiré par Sellod Sorser pour qu’il se fichât dans le corps de la paysanne. Ce tir avait pour but d’empêcher son âme impie de revenir les hanter, et aussi de contenter la foule impatiente et en colère. De plus, pour ajouter plus de poids à la droiture dont ils étaient pourvus, les deux représentants de la volonté de la Grande Inquisitrice avaient amené les deux insurgés capturés, blessés ou mourants sur l’estrade, à la vue de toute la foule. Des gardes tenaient les détenus d’une poigne ferme, les forçant à rester debout alors que l’un d’entre eux semblait prêt à s’effondrer. Cahal s’était avancé vers eux, ne cachant rien de sa colère.

— Ces hommes que vous voyez sont accusés de trahison envers la religion. Ils ont aidé un renégat à s’enfuir hors de la cité et tenté de secourir la condamnée.

La foule avait clamé son indignation et hurlé son désir de punition, de sang et de mort.

— Par chance, Nar tout-puissant a su guider le bras du noble inquisiteur Sorser, qui a tué la païenne alors qu’elle tentait de s’enfuir.

La clameur ne s’était pas calmée, mais avait gagné en puissance alors que l’on avait traîné le corps sans vie et sanguinolent d’Isobel sur la scène, jetée négligemment sur le bûcher. Un à un, les paysans blessés, épuisés et ayant compris le sort qui leur était réservé, avaient été amenés au tronc central, attachés les uns contre les autres, les uns sur les autres. L’homme de loi avait continué de parler, excitant les habitants, qui s’égosillaient.

— Ils doivent être punis par les flammes du bûcher. Ils doivent comprendre qu’on ne défie pas impunément la volonté de Nar. Mort aux traîtres !

Cette dernière phrase avait provoqué le paroxysme de la ferveur des spectateurs qui répétaient encore et encore « Mort aux traîtres ! », levant le poing, et les soldats avaient eu de plus en plus de mal à contenir la foule en colère. Cahal s’était retourné et avait hoché la tête en direction de Sellod, qui avait compris l’ordre silencieux. Il était temps de satisfaire le peuple. Il s’était rapidement emparé d’une torche enflammée et s’était dirigé vers le brasier en devenir, où se débattaient deux condamnés qui hurlaient, la peur au ventre, et bougeaient comme des asticots avec un vain espoir d’y échapper. De survivre. Mais cela n’avait guère dû être dans les plans ni des dieux païens ni de Nar d’épargner ces pauvres hommes. Le feu avait pris rapidement vie autour du corps inerte d’Isobel. Sellod avait tourné autour des hommes, la mine fermée par sa rage contenue, alimentant les flammes avec davantage de bois. Enfin, il s’était décalé ; le peuple devait voir. Il devait savoir ce qu’il en coûtait aux félons. Cela devait les dissuader de tenter leur chance. Les cris des repris de justice s’étaient mêlés à ceux de la foule. Toutefois, il n’y avait aucun courroux dans le fond de leurs hurlements. Non. Uniquement de la douleur et du désespoir. La fumée rendue noirâtre et nauséabonde par la chair brûlée de la défunte paysanne les avait empêchés de respirer, remplissant leurs poumons de fumée, les tuant doucement, mais sûrement. Cahal s’était tenu de l’autre côté de l’estrade, regardant les habitants de Gacara scander avec véhémence cette phrase qu’il avait lui-même prononcée avec rage. On avait osé lui tenir tête, le défier, lui et son ordre. Certes, il y avait eu tout de même une exécution, mais il savait que cet imprévu ternirait l’autorité de l’Inquisition. À présent, ils devaient être vigilants, ouvrir l’œil, et le bon.

Sorser, quant à lui, la mâchoire serrée, grinçait des dents et, avec hargne, fusillait les condamnés de ses yeux de glace. Ses poings étaient fermement serrés, ses jointures avaient blanchi et ses ongles s’étaient plantés dans sa peau. Son sang bouillonnait. Rien ne s’était déroulé comme prévu, et pis encore, un des hors-la-loi était parvenu à s’échapper dans cette forêt maudite, là où l’homme ne pouvait le pourchasser. Ces sept âmes condamnées à mourir par le feu ne pouvaient regagner l’Autre Monde, car détruites. Malgré tout, cela ne l’avait aucunement consolé. Il désirait ardemment la tête de ce renégat qui avait blessé quelques-uns de ses hommes avant de tenter de fuir avec ce qui restait de sa belle. Il aurait dû se munir de flèches et d’un arc au lieu de carreaux et d’une arbalète. Il aurait pu, il aurait dû. Il jura entre ses dents. Le dernier prisonnier laissait sa tête tomber mollement vers l’avant, évanoui. La mort était venue le cueillir à son tour alors que le feu léchait leurs pieds. Sellod ne pouvait se pardonner un tel manquement à son devoir. Il avait prêté allégeance, prêt à donner sa vie pour l’Inquisition, et voilà qu’il avait échoué. Certes, la peur et le soutien du peuple étaient toujours présents, mais cela allait immanquablement jaser. C’était la première fois dans Gacara que des petites gens se dressaient contre les représentants de Nar. Ils murmureraient à la nuit tombée lorsqu’il n’y aurait plus personne pour les surveiller. L’autorité de l’Inquisition avait été compromise par sa faute, et Sorser se retenait d’en éructer de colère en public.

Seulement, les habitants de la cité n’attendirent pas le crépuscule pour partager leurs impressions, leurs ressentis sur les événements de la matinée. Prudents, ils gardaient bouche close ou parlaient de la pluie et du beau temps dès qu’un militaire leur paraissait suspect ou trop attentif. Leur langue se déliait ensuite dès que l’occasion se présentait. Néanmoins, aucun d’entre eux ne se leurrait ; si le paysan était parvenu à s’échapper, nul doute que les interrogateurs mettraient tout en œuvre pour le retrouver. Aucune ville, aucun village n’ignorerait les faits, et les gardes seraient plus vigilants que jamais.

Ils eurent bien raison de penser cela, car c’était on ne peut plus juste. Si tout paraissait aussi calme et austère que d’ordinaire dans le palais de justice, c’était l’effervescence à l’intérieur des murs. Loin des regards et des oreilles des gens. Cahal marchait de-ci de-là, donnant des ordres aux soldats : nul village, nulle citadelle ne devrait héberger et protéger ce paria. La complicité mènerait à la torture, achevée par une décapitation publique. Il écrivait une missive à l’intention de la Grande Inquisitrice pour l’informer de la situation. Elle ne devait pas être ignorante des événements. L’homme terminait de déposer son sceau sur la cire encore chaude de sa lettre lorsqu’un individu pénétra dans la pièce.

— Vous m’avez demandé, inquisiteur Brezelour ?

— Trouve-moi, Sellod, Yaouank. Et rapidement.

— Il se trouve dans la salle d’entraînement, répondit le soldat.

Le représentant de la justice hocha la tête, contourna son bureau, lui tendit sa missive et lui donna l’ordre de l’envoyer à un émissaire qui devrait la remettre en mains propres à la Grande Inquisitrice, puis de le rejoindre.

Rhian hocha la tête et prit la lettre cachetée avant de faire demi-tour d’un pas vif. Il ne devait pas faire patienter son supérieur. Pendant ce temps, Cahal sortit également de son bureau et se dirigea vers la salle d’entraînement, où se trouvait son compère. Il s’attendait à le voir hurler sa haine et sa frustration, à frapper contre les pantins de bois de toutes ses forces. En effet, Sellod était échevelé, en sueur, le visage rouge de s’époumoner, autant en raison de la colère qui l’habitait que de l’effort qu’il exécutait. Mais rien ne semblait pouvoir le calmer, lui rendre sa raison. Il ignora l’interrogateur. Il n’entendit que le chuintement d’une épée que l’on dégainait. Il se retourna, curieux de connaître l’identité de l’importun qui osait le déranger. Son visage se ferma alors qu’il reconnaissait l’homme qui s’avançait calmement, le faciès impassible. Le plus jeune des deux hocha la tête, remerciement silencieux qu’eux seuls comprenaient, et ils se mirent en garde.

Ils commencèrent par se jauger du regard, se tournèrent autour de façon prudente en un cercle presque parfait. Ce ne fut que lorsqu’ils entendirent deux fois le bruit d’un loquet que le combat s’engagea enfin : Sellod attaqua en premier avec toute la fureur qu’il ne parvenait pas à contenir. Il avait le sang chaud, un fort sens du devoir et refusait l’échec avec force. Tout cela créait un grand manque de maîtrise de soi. Certes, il pouvait se contrôler, rester de marbre lorsqu’on le provoquait, mais une fois seul et certain qu’on n’irait pas le déranger par la suite, il explosait littéralement. L’homme devenait incontrôlable, avait une insatiable soif de sang, de mort et de vengeance. Il ne rêvait que de cela. Cahal ne le comprenait que trop bien. Plus jeune, il lui ressemblait beaucoup. Ignorant leur unique spectateur qui prenait soin de se mettre à l’écart, les deux combattants paraient, attaquaient, esquivaient, frappaient sans relâche. Tous deux grognaient, juraient… L’affrontement dura plusieurs heures. Personne ne voulait déclarer forfait. Soit on gagnait, soit on mourait. Mais la mort n’allait pas être au rendez-vous cet après-midi-là. Elle avait apparemment décidé qu’il y avait eu assez de défunts durant cette chaude journée. Le bras droit de la Grande Inquisitrice usa d’une botte qui lui permit de désarmer son adversaire et le menacer de planter la pointe de son épée entre ses deux yeux. Il n’en fallut pas plus à son compère pour lever les bras en signe de défaite. Il l’acceptait de bonne grâce, visiblement vidé de toute sa rage et un brin amusé par l’expression dure et sérieuse qu’arborait son vis-à-vis. Il coula un regard vers Rhian Yaouank, qui était adossé à un mur, dans un coin de la pièce, le visage neutre et le regard vague d’avoir patienté des heures durant.

— Tu ne t’en sépareras donc jamais, haleta-t-il à cause de l’exercice.

— Je ne peux le laisser sans surveillance, répondit Cahal dans le même état, parlant d’une voix basse afin d’être sûr de ne se faire entendre que de son collègue.

— Allons donc. C’est un homme, à présent.

— Il en est hors de question, trancha le quarantenaire avec force, plus dur qu’il ne l’aurait voulu.

Il rangea son arme dans son fourreau et ramassa celui de Sellod, geste silencieux d’excuse qu’eux deux comprenaient. Ils se connaissaient depuis maintes années, ils n’avaient plus besoin de l’usage de la parole pour se comprendre. Même si cela ne se voyait guère, même s’ils refusaient de le montrer en public – en dehors de Rhian, qui avait la confiance aveugle de Cahal –, ils étaient amis et les deux adultes avaient partagé bien des secrets, bien des déboires, des aveux. Sellod connaissait la raison qui poussait l’inquisiteur à garder précieusement le soldat sous son aile et il ne lui en tenait guère rigueur. Au contraire, cela ne faisait que l’amuser. Ils se sourirent avant de se tendre le bras et de s’offrir une accolade toute masculine. La colère était passée, le calme était revenu.

— Va te reposer, fit Cahal. Nous partons demain à l’aube.

— Où donc ?

— À la capitale, annonça-t-il, ses pas le dirigeant ensuite vers le militaire silencieux.

Sellod se retourna et regarda son ami donner des ordres à ce soldat qui n’avait jamais combattu de sa vie. Un fantôme de sourire se formait sur ses lèvres alors qu’il les voyait faire. Il était au courant de tout. Et demain, ils partiraient vers Aquido voir la Grande Inquisitrice.

Lavena.

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Koad Calcidon – forêt du royaume de Rumbur

Le cheval refusa fermement de suivre lorsque Gwendal voulut le forcer à pénétrer dans les bois. La bête finit par se cabrer, hennir avec insistance, jusqu’à ce que le cavalier lâchât les rênes, se protégeant le visage de crainte de recevoir un coup de sabot mortel. L’équidé en profita pour s’enfuir : ses pas le ramenaient dans la citadelle qui l’avait vu naître. Le fugitif soupira et frémit alors que son regard se portait sur les cadavres empalés sur des branches. Il déglutit. Les chairs étaient en décomposition. Il baissa les yeux et il prit une grande inspiration avant de s’enfoncer dans les bois étrangement silencieux. Nul bruit d’oiseaux ni d’animaux sauvages. Le vent ne soufflait pas, les branches ne bougeaient guère. C’était comme si la forêt entière surveillait le moindre de ses faits et gestes, se demandait s’il devait vivre ou mourir. Sa mâchoire se serra à cette idée. Non. Koad Calcidon ne pouvait être vivante. Cependant, la sensation d’être constamment épié se renforça dans son esprit. Le veuf se retourna plusieurs fois, s’arrêta parfois durant quelques longues minutes à la recherche d’une silhouette, d’une ombre qui trahissait la présence d’un suiveur. Mais rien. Il n’y avait pas âme qui vécût alors que Kleze grognait et jurait contre les racines traîtresses dans lesquelles il s’empêtrait et chutait, se cognait le menton, s’étalait de tout son long et se blessait. Le paysan finit par hurler, la voix cassée par la tristesse encore trop présente. Il en avait assez de revivre cette situation de traqué. Assez de ce silence. Assez de tout.

— Ça vous fait rire, pas vrai ? Qu’est-ce que vous attendez pour m’tuer, hein ? Il faut que j’arrache une branche, piétine encore vot’ sol si sacré ?

Seul le silence daigna lui répondre. Gwendal tourna sur lui-même, s’empoigna les cheveux, prêt à les arracher. Il croyait devenir fou. Sa respiration était difficile, une boule s’était formée dans sa gorge. Il voulait crier sa haine, sa rage, sa tristesse. Il voulait mourir et rejoindre Isobel et son enfant.

— Tout est d’vot’ faute ! craqua-t-il. Elle est morte par vot’ faute. Soyez maudits ! Soyez maudits, vous et tous vos profanes !

Gwendal voulut marcher, faire demi-tour et s’en aller de cet endroit trop silencieux pour ses nerfs à vif. Mais il ne le put. N’avait-il pas vu la racine qui sortait du sol, ou était-ce elle qui s’était surélevée pour lui faire un croche-pied ? Quoi qu’il en fût, Gwendal tomba à nouveau de tout son long : cette fois, son crâne heurta une pierre. Cela ne le tua pas : il sombra dans l’inconscience. Il n’entendit pas une respiration contrôlée se rapprocher de lui, il ne sentit pas une main se poser sur son front, pas plus qu’il ne se rendit compte qu’on le portait comme un sac de pommes de terre. Il ignora que le chant des oiseaux était de retour et qu’un chevreuil gambadait ici et là.

La forêt reprenait vie.

Les arbres conversaient entre eux.


Texte publié par Meeko, 1er juin 2025 à 20h34
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