Cité de Tatosbrigo – royaume de Congme
La Citadelle du Voleur méritait bien son nom, selon Haeleg Anorbos. Fourmilière grouillante où il valait mieux vider ses poches et surveiller sa besace, se frayer un chemin entre les mains curieuses et les brigands des ruelles s’avérait étonnamment ardu pour l’ancien inquisiteur. Il parvint néanmoins à atteindre la taverne la plus célèbre de la ville et à entrer entre ses murs. Originaire du village, le tenancier avait su s’adapter au changement et, depuis lors, sa famille reprenait le flambeau et les fourneaux de génération en génération. C’était aussi devenu l’endroit incontournable pour les individus à la recherche de renseignements. Et en ce qui concernait Haeleg, c’était une personne en particulier qu’il souhaitait en retrouver les traces. Ce fut pour cette raison qu’il retint la serveuse par le poignet et lui glissa deux pièces d’argent contre informations. De la langue congmoise, il demanda où trouver celle qui était surnommée La Petite Souris et comment entrer en contact avec elle.
La Petite Souris portait cet étrange surnom, car elle avait le don de se faufiler n’importe où, de glaner n’importe quelle information et d’absolument tout savoir dans la Citadelle du Voleur. Si Anorbos voulait retrouver sa friponne, c’était par elle qu’il devait passer en premier. La serveuse accepta la commande et l’argent avant de s’en aller vers le comptoir, persuadant Haeleg de s’être fait berner. Idiot novice qu’il était de croire que la richesse pouvait acheter tout le monde. Il se flagella ainsi de nombreuses minutes, réfléchissant en vain à un moyen de trouver la trace de la Petite Souris. L’adolescente revint, plateau-repas à l’odeur agréable dans une main et une pinte de cervoise dans l’autre. Il n’eut que le temps de la bénir qu’elle se jeta à ses genoux et glissa quelques mots congmoises à son oreille. Haeleg retint son souffle, mais ne parvint pas à contenir son sourire à la jeune fille qu’il remercia d’une pièce d’argent. C’était aussi une manière d’acheter son silence. Par son comportement incertain, méfiant et surtout pataud, il se doutait bien qu’il était un étranger bien trop voyant. Quant à son accent déplorable, il avait parfaitement conscience que cela lui serait impossible de le dissimuler et de se faire passer pour un natif de Congme. La panse pleine et la pinte vide, il quitta les rires gras et les gloussements des prostituées, le banc dur et la table rugueuse, presque râpeuse. Il se glissa entre les cris des marchands et des rejetons apprenti voleur. La besace plaquée contre son torse, Haeleg se fraya un chemin vers une veine étroite de la cité. De son arrivée jusqu’à maintenant, il ne parvenait guère à déterminer si la ville était trop petite, trop insalubre ou si c’était la population qui était trop importante et trop sale. Ou alors était-ce les murs qui contenaient une pierre foncée, tirée directement des eaux. Au fil des années, la Citadelle du Voleur s’était certes agrandie, mais était devenue plus fouilli, donnant lieu à un dédale de rues, de venelles, de boulevards sans queue ni tête. Seuls les habitants et les habitués pouvaient s’y retrouver.
— Ne quittez pas des yeux le tissu smaragdin, avait soufflé la serveuse dans son oreille.
S’il avait été tout heureux de cet indice pour dénicher la Petite Souris, Anorbos avait ensuite été perdu. De quel tissu smaragdin voulait-elle bien parler ? L’ancien enquêteur avait tourné un peu partout en rond jusqu’à ce qu’il trouve enfin. Cette guirlande en fibre grossière qui traçait son parcours en hauteur des murs afin d’habiller ces derniers. Alors, Anorbos pria Nar d’être sur la bonne route et se lança à la poursuite de la banderole, usant des coudes et des épaules pour se frayer un chemin. Pendant un temps, il crut l’avoir perdu de vue, mais le vent joueur l’avait mêlé au vermillon avant de le laisser en paix.
Rapidement, Haeleg reprit son jeu du chat et de la souris avec le smaragdin jusqu’au moment où il tomba dans une impasse. Il était seul avec sa frustration et avec une vieille femme qui se tenait assise, adossée contre le mur et à vouloir lui vendre un de ses bibelots sans importance.
— Je ne puis accepter, gente dame, je suis à la recherche de quelqu’un, rejeta-t-il.
La vieillarde insista et argua que son achat lui permettrait de payer à son tour de la nourriture pour ses petits enfants. Haeleg tenta bien de l’ignorer, de retrouver le smaragdin. Sans succès. Il jura. Il devait tout recommencer depuis le début. L’échine fatiguée, le visage penché, ses poings crispés, son regard se porta sur les bibelots et se figea en la reconnaissant. Cette pierre. Il l’avait soulevé tant et tant de fois près de ses yeux qu’il n’en avait aucun doute. C’était la sienne. La gemme qu’il devait récupérer ! Il lui fallut quelques secondes pour réagir, s’approcher de la pauvre vendeuse, poser un genou au sol et pointer l’améthyste hybride. Peu lui importait son odeur entêtante de crasse, ce qu’il avait devant lui valait tous les supplices olfactifs.
— Oh, un bel objet à n’en pas douter. Deux pièces d’argent.
— Gente dame, je peux vous en donner le double si vous répondez en plus à quelques questions.
La marchande gloussa de l’appellation « gente dame » qui la faisait se sentir comme une aristocrate. Évidemment, elle accepta son paiement et Haeleg se hâta de récupérer la pierre et de la ranger dans une de ses nombreuses poches. Anorbos l’interrogea alors sur la personne qui lui avait vendu cette pierre. Si elle connaissait son identité et si elle savait où et comment la retrouver.
— Que de questions, jeune homme ! Je m’amuse d’entendre que Taliesin vous aurait causé quelques ennuis. Cela ne m’étonne guère d’elle. Que vous a-t-elle dérobé d'autre ?
— Un sextant.
Il nota dans un coin de sa tête le nom de sa voleuse.
Une main fripée vers l’ancien juge, paume vers le ciel, et il comprend qu’il doit payer pour obtenir plus d’informations. Deux pièces d’argent tombent sur la peau ridée et abîmée. La vieille femme lui apprend que cette Taliesin compte prendre le large pour rejoindre le royaume ennemi, Rumbur. Les marins congmois, ayant toujours eu la bénédiction des divinités, ne doutaient pas un seul instant que Llyr les laisserait réaliser leur traversée. Anorbos demanda le nom de ce bateau et il dut s’alléger encore un peu.
— Il n’en a pas. Nous ne sommes pas comme ces pédants de Rumbur. Nous n’en avons pas besoin, se moqua-t-elle. Mais vous le reconnaîtrez avec son voile rouge brodé de son Lauburu.
Haeleg se confondit en remerciement et se retint à grande peine de courir en direction du port. C’était à cet endroit que la vie grouillait à s’en étouffer. Les coudes et les épaules ne lui suffit plus pour écarter les badauds de son chemin et il crut à de multiples reprises qu’on tenta de lui dérober ses effets. Il avait d’ailleurs attrapé le poignet d’un petit garçon qui avait essayé de lui soutirer son bracelet. Il avait senti la colère enfler en lui, mais il décida de le laisser s’enfuir afin de ne pas perdre de temps et de rater son objectif. Il ne tarda guère à trouver le navire et chercha aussitôt à dénicher quiconque capable de le renseigner à son sujet. C’est ainsi qu’il fut confronté à un marin à l’apparence aussi aimable que ses tatouages. Des étranges créatures montrant crocs et griffes, des couteaux plantés dans des cœurs, des oiseaux semblables à des hirondelles. Son lobe était transpercé d’un os qu’Haeleg jurerait être humain. L’individu leva son menton en avant et mâcha à moitié ses mots.
— Qu’est c’ tu veux ?
— J’ai entendu dire que votre bateau partait pour Rumbur et il me faut m’y rendre.
— T’as cru qu’on était ‘ton s’vice ?
— J’ai de quoi payer si c’est dont vous voulez parler.
— Yago ! Va donc plutôt t’occuper d’ la marchandise.
— Oui, capt’ain.
Un individu s’approcha d’Anorbos, plus vêtu que Yago, plus souriant, plus parfumé, mais tout aussi tatoué et l’œillade autant vive qu’opportuniste. L’ancien inquisiteur comprit que c’était l’aspect financier qui l’avait attiré comme une mouche. Cela ne manqua pas lorsque le capitaine lui demanda aussitôt quelles étaient ses raisons pour vouloir entreprendre cette traversée et combien il pensait que cela allait lui coûter. Haeleg fit mine de réfléchir. Il devait trouver les bons moments pour n’éveiller aucun soupçon. Il lui expliqua que sa fille avait quitté le royaume après s’être amourachée d’un homme de Rumbur. Cependant, tout allait de mal en pire et son enfant lui avait écrit pour la sauver de son mari abusif. Il était donc important pour lui d’aller la chercher et il acceptait de marchander avec le capitaine pour acheter sa place sur ce navire. Le marin fit mine de compatir, mais Haeleg n’était pas dupe. Il le fut encore moins lorsqu’il entendit :
— Combien seriez-vous prêt à payer pour la survie de votre fille ?
Le salezart !
— Ce n’est pas mon premier voyage, jeune homme. Je connais le coût pour une traversée entre Congme et Rumbur et je sais qu’elle ne vaut pas plus d’une pièce d’or.
— Les temps sont durs… commença à arguer le capitaine.
— Et vous avez un équipage à nourrir et un bateau à entretenir. Oui, j’ai aussi vent de ces arguments d’attrape-nigaud, bluffa Haeleg. Si vous escomptez vider ma bourse, vous êtes mal tombé. Cependant, je suis prêt à fermer les yeux sur cette tentative d’escroquerie si nous pouvons conclure notre accord sur trois pièces d’or.
Deux mains se serrèrent aussitôt, trois pièces d’or quittèrent des doigts rugueux pour atterrir dans ceux d’un autre. Haeleg monta sur le navire sous le regard suspicieux de l’équipage. Personne ne lui indiqua où il pourrait poser ses effets ni où il dormirait et il jugea qu’il devrait se dénicher lui-même un coin où trouver le repos et où ne gêner personne. Ne perdant aucun temps, il s’installa dans un lieu reculé du bateau, la capuche enfoncée sur sa tête et fouilla avec précaution toutes ses poches. À la fin de son inventaire, il fut rassuré de constater que rien ne lui avait été dérobé. La pierre, brillante de violet et de noir, était revenue se coller contre son poitrail. Ses armes n’avaient pas quitté ni leur fourreau ni leur cachette, son bracelet était de retour autour de son poignet et sa sacoche contenait encore bourse pleine, nourriture et eau préparée par Beatriz. Silencieusement, il remercia Nar de l’avoir gardé en vie pour le créer méfiant et rompu par l’expérience. Sa précieuse besace, en plus d’être plaquée contre lui, avait été passée par-dessous son long manteau, la rendant invisible à ceux qui ne se doutaient pas de son existence.
Anorbos ferma les yeux, souhaitant s’octroyer un instant de repos avant le départ. Il ne voulait pas manquer le moment où l'on pouvait apercevoir la ville s’éloigner jusqu’à disparaître derrière l’horizon. Tant d’années le séparaient de la dernière fois où il a vu la pointe des toitures s’effacer de son champ de vision. C’était un spectacle magnifique… et effrayant en même temps. Cependant, l’homme savait que ce long voyage serait totalement différent du précédent. Plus dangereux. Ses ennemis ne se trouvaient plus seulement à Congme ou à Koad Calcidon. Ils se cachaient maintenant dans les eaux divisant les trois royaumes et Haeleg était sur leur territoire, à la merci de leur courroux.
Faible enfant face à un monstre millénaire.
Et cette sensation ne s’amoindrit pas quand, appuyé contre le bastingage, il se retrouva à devoir admirer l’immense étendue de bleu présentée par Mor Harzoù. Cette frontière naturelle, apparue lors de Flott Arr à la fin de Gwrac’h Brezel, était l’actuelle inquiétude dans toutes ses pensées et lui fit presque oublier la raison de sa présence sur ce navire. Haeleg se sentait de trop parmi tous ces marins. Insecte envahissant dans cette fourmilière. Il avait fini par se trouver un endroit dans les ombres où il n’eut guère de mal à disparaître. Des jours où il se contentait de ses maigres rations, ne se déplaçait presque que la nuit et continuait son enquête des passagers aussi discrètement que possible. Ces derniers n’étaient guère nombreux sur le vaisseau ; pas plus d’une dizaine. Et sa mémoire ne lui faisait pas encore défaut. L’ancien inquisiteur avait éliminé de sa liste tout voyageur ne sachant pas manier une épée. Cela se voyait sur la paume des mains trop lisse, trop propre, sur le manque évident de souplesse. Cela était flagrant sur la manière dont était traité l’arme et comment cela semblait les gêner au moindre mouvement, au moindre tournant. Dans cette liste, Haeleg y avait déjà inscrit six personnes. Il était d’ailleurs étonné que le capitaine et même le sorcier-marin Llyr laissassent des fidèles de Nar voguer paisiblement. Ce ne fut qu’au huitième jour de la traversée qu’il les surprit tous et toutes en pleine prière. Le nom de Llyr revenait plus souvent et un second dont il ignorait tout : Bormona. Il était vraisemblablement le seul croyant de Nar. Quatre autres jours passèrent et Anorbos pataugeait dans son enquête. Il devait admettre qu’il n’était guère un fin limier, plus autant que dans sa prime jeunesse.
Le soleil et la lune continuèrent leur course-poursuite dans le ciel. L’ancien inquisiteur n'avait pas prié son dieu depuis son arrivée à la Citadelle du Voleur et se gardait bien de le faire dans cet environnement qu’il jugeait à présent hostile. Il en était là de ses craintes lorsque, ombre parmi les ombres, il entendit plus qu’il ne vit passer devant lui deux femmes qui ne s’arrêtèrent qu’une fois sûre d’être seules. La curiosité d’Haeleg lui fit tendre ses ouailles et se concentrer sur les mots congmois chuchotés.
— Je ne saisis toujours pas pourquoi tu refuses de l’occire. Llyr, lui, comprendrait et nous assisterait. Et tu as entendu le capitaine. Il ne l’aime pas et compte bien le délester de sa bourse avant d’amarrer au port de Madian.
— Ce vieillard n’est pas dangereux et il est si maladroit dans sa quête qu’il découvrira qui est le véritable voleur alors que nous serons déjà loin dans les terres. Si je ne me révèle pas avant devant lui.
Les joues d’Haeleg se gonflèrent sous l’effet de l’humiliation, mais il s’obligea au silence le plus total.
Il se doutait bien que le capitaine n’était guère une personne digne de confiance, mais peut-être avait-il été trop aveugle ou trop naïf durant tous les jours de voyage. Dorénavant, il allait devoir faire attention.
— Que veut-il de toi ? S’il alerte ta présence à Rumbur à d’autres des siens…
— Je lui ai volé un objet sans importance et un autre précieux à ses yeux. Il a compris que je me suis débarrassé du second à la Citadelle du Voleur et n’ai conservé sur moi que la babiole, ricana la friponne. Et je suis sûre qu’il ne va pas seulement s’en accomoder.
— Je ne… Tu as un plan. Tal’... raconte-moi.
Mais ladite Tal’ garda bouche close – ou parla bien trop bas pour qu’Haeleg puisse l’entendre – et se contenta de hausser les épaules et de s’en retourner à l’intérieur du bateau. L’autre jeune femme, laissée seule, grogna, jura et rejoignit son amie avec un « Taliesin ! Attends-moi ! ». Taliesin… Par Nar ! Pourquoi ne s’en était-il pas souvenu plus tôt ?! Dans certains corps de métiers de Congme, il pouvait s’y trouver des sommités. Des personnalités qui pouvaient valoir leur pesant d’or. Et lors des rares événements où Anorbos avait été convié dans la cour du château de Talbor, il s’était une ou deux fois permis d’engager la mercenaire la plus compétente de tout le royaume.
Taliesin Galba.
Référence parmi les références.
Ce que l’ancien inquisiteur ne comprenait goutte, c’était la raison de son larcin. Pourquoi l’avoir poussé à la suivre ? Avait-elle été complice avec le seigneur de la cité où il avait vécu des années durant ? Dans quel genre de piège le menait-elle ? Ne ferait-il pas mieux de se détourner de cette enquête grotesque ? Par Nar, il était perdu et il estimait avoir trop peu de temps pour y réfléchir. La nourriture commençait à lui manquer dans sa besace et il se refusait de s’humilier devant le capitaine et ses hommes.
Il avait besoin de respirer.
Haeleg sortit de sa cachette pour s’appuyer lourdement contre le bastingage. L’air marin, le sol grinçant et le bois rugueux lui étaient de plus insupportables au même titre que l’équilibre continuellement instable. Il lui tardait de retrouver la terre ferme. La terre de ses ancêtres. Rumbur.
— C’est qu’y dort mal, l’ géniteur ?
— Bonsoir Yago.
Yago. Sale type. De la mauvaise écume. Il évoluait autour d’Anorbos pour le pousser à bout, à la faute. À sa perte. Il se complaisait dans les provocations dès que le capitaine avait le dos tourné. Quand ce dernier ne faisait semblant de rien voir ni entendre. Habituellement, Yago se contentait d’agir uniquement le jour, et ce, tout en effectuant sa tâche. Mais ce soir, le ruëmbois se doutait que cela irait plus loin et pourrait peut-être lui coûter la vie. Un chuintement d’une lame qui sortait de son fourreau, un ricanement aussi mauvais que malsain. Une courte prière à Morrigan. Haeleg se retourna et n’eut que le temps d’esquiver l’attaque.
Son destin était en jeu.
Et même Nar ne pourrait le sauver.
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