Cité de Ruspe – royaume de Rumbur
Ungus Feal ne culpabilisait plus à l’idée d’avoir attiré son supérieur hiérarchique dans son lit et dans ses bras. Cela fait à présent des mois qu’Ungus vivait cette relation comme une idylle et il priait Nar pour que cela n’ait pas de fin. Certes, beaucoup pourraient lui reprocher de l’avoir entraîné dans la déviance et la perversion. Mais il ne fallait pas sous-estimer ce soldat. Parmi ses rares temps libres durant sa prime jeunesse, il avait lu de nombreux parchemins religieux dans la bibliothèque du palais de justice d’Aquido et tous les textes étaient formels. Il ne se trouvait aucune trace d’interdiction à ce type de romance. Aussi, Ungus n’avait pas manqué de rassurer encore et avec bienveillance Abram Trec’h qui, malgré ses sentiments, doutait du bien-fondé de leur union. Ungus le servait depuis tant d’années qu’il ne prenait pas ombrage de ces remises en question. Il connaissait les angoisses de son aimé, d’à quel point cela pouvait le tétaniser. Alors, le militaire restait patient, même quand leur amour avait été dévoilé au grand jour.
La peur paralysante du regard des autres avait fait paniquer son juge Abram et Feal avait effectué ses devoirs de soldat à la perfection. Il avait retrouvé les personnes qui avaient voulu attenter à la vie de son inquisiteur, les avait punis en place publique. Abram était, entre-temps, parvenu à reprendre son calme et son contrôle et avait banni ces intolérants hors de sa cité. Les plus virulents avaient été expédiés en travaux forcés au nord de Rumbur. Les habitants de cette humble ville portuaire n’ignoraient pas qu’ils ne les reverraient jamais. Il n’était pas rare que certains forçats soient sélectionnés pour être envoyés à Congme ou à Fangrah comme esclaves. Antique tradition barbare datant d’avant Gwrac’h Brezel et Flott Arr. Les lois avaient pourtant interdit cette activité. Ungus Feal le savait très bien, mais n’en faisait pas grand cas. Son amour lui dictait de veiller sur Abram Trec’h. Son devoir l’obligeait à protéger son inquisiteur.
Il y eut d’autres tentatives, d’autres punitions, mais elles finirent par se tarirent, s’arrêter aussi rapidement qu’elles avaient débuté. Ungus et Abram restaient discrets dans leur relation et savaient parfaitement passer leur travail avant toute autre chose. De plus, il était difficile de les maudire en constatant avec quel acharnement ils avaient préservé la cité et ses habitants du froid saisonnier. Le marché était revenu à la vie, le port nettoyé, les bateaux restaurés, les maisons réparées... L’artère principale était même pavée ! Les plus âgés en étaient ébaubis de tout ce travail accompli, et ce, en si peu de temps. Les commères qui sortaient à nouveau de leur tanière, gloussaient encore de voir des soldats et aussi Abram mettre la main à la patte, soutenu par les hommes de la ville. Le printemps revenait dans Ruspe et dans les cœurs. Mais l’ambiance de la cité s’était quelque peu assombrie lorsqu’ils eurent vent du réveil de Llyr et de sa prise de pouvoir fulgurante sur Madian. Des murmures inquiets n’avaient de cesse de se répandre dans les rues jusque dans la demeure inquisitoriale parmi les serviteurs et servantes. Tous craignaient l’ire du sorcier marin et de son courroux. Pourtant, aucun ne songeait à quitter leur résidence. Ils étaient chez eux. Ungus et Abram en étaient tous deux venus à en penser de même.
Jusqu’à un matin.
Trec’h s’était réveillé de bonne heure et, lâchement vêtu, travaillait sur des rapports qui lui avaient été rendus la veille sur lesquels il n’avait pas eu le temps d’y jeter un coup d’œil. Il sourit doucement à cette pensée. Ungus savait se comporter comme un soldat à la fois obéissant et persuasif. Mais maintenant, il lui fallait rattraper son retard et, par conséquent, quitter sa couche et ses bras plus tôt que d’ordinaire. Il en était là de sa concentration, un plateau de fruits à sa gauche et un verre de vin à portée de ses lèvres que la porte de son bureau s’ouvrit en grand. Trec’h alla pour vertement rabrouer l’importun malpoli quand il croisa le regard penaud et inquiet d’Ungus qui lui annonça qu’un individu désirait s’entretenir immédiatement avec lui. La main portée au pommeau du soldat ne rassura pas le juge qui acquiesça pourtant, se retenant de soupirer à ses rapports à peine entamés. Cependant, il ravala bien vite son regret lorsqu’il aperçut une jeunette marcher d’un pas tranquille vers lui. Abram arqua un sourcil dubitatif et se contint d’exiger des explications à un Ungus Feal qui avait déjà disparu derrière la porte fermée. Tendu, inquiet à son tour, Abram reposa son verre et patienta que la jeune fille prenne la parole. Il avait noté les traces de pieds mouillés tandis que l’inconnue était sèche.
Abram Trec’h avait un mauvais pressentiment.
— Vous traitez bien mon peuple, débuta-t-elle au bout d’un temps.
— Plaît-il ? Qui êtes-vous ?
— Vous ne l’avez pas encore compris ? Pourtant, votre amant l’a tout de suite saisi. Il faut dire que me voir apparaître soudainement depuis la mer lui a donné un sacré choc, s’amusa la jeunette.
— Vous… vous êtes…
— Oui. Je le suis.
L’inquisiteur Abram Trec’h se recula au fond de son siège et se demanda s’il serait assez rapide pour s’emparer de sa dague dissimulée dans son tiroir et si cela serait efficace contre un tel sorcier. Llyr, qui avait lu sa peur et sa détermination à se défendre jusqu’à sa mort, ne manqua pas de le rassurer. Le sorcier-marin ne désirait point l’occire. Dans le cas contraire, tous deux devaient bien se douter que jamais que le soldat Ungus Feal ne l’aurait jamais laissé approcher. Llyr avait donné sa parole qu’il était venu en paix et souhaitait seulement converser avec le protecteur de cette cité. Abram ne cachait plus sa surprise et son incompréhension. Pourquoi un être tel que lui voudrait-il échanger quelques mots avec l’un de ses ennemis ?
— Vous avez raison, nous sommes ennemis. Tout comme vous êtes ennemis avec la plupart des habitants de cette ville. Vous avez toujours su qu’une grande majorité n’était pas fidèle à Nar, mais vous n’avez jamais tenté de les traquer et de les assassiner, approuva Llyr avec reconnaissance.
— Je sers Nar, mais je ne suis point Friard Bouch’al. Beaucoup de ces gens ont souffert de mon prédécesseur et il m’était intolérable de répéter ce cycle nauséabond. Aussi, ai-je décidé que, tant qu’il n’y aurait aucun esclandre, la cohabitation pourrait s’avérer tout à fait possible, se sentit-il obligé de justifier.
— Et grâce à votre raisonnement juste et indulgent, vous avez permis à cette cité de prospérer comme des dizaines d’années auparavant. Et pour cette raison, je souhaiterais vous récompenser.
Abram retint tant bien que mal un gloussement. Qu’on lui pardonne, mais il ne parvenait pas à concevoir qu’un ennemi de Nar veuille le laurer ! De plus, si jamais cela s’apprenait au sein de l’Inquisition, nul doute que cela serait vu comme un grave acte de trahison. Llyr lui donna raison et, pourtant, il ne pouvait ni changer d’avis ni se rétracter.
— Vous le savez sans doute, je suis actuellement en guerre contre vous, l’Inquisition, mais aussi contre Lavena Dinamm et Nar. Votre… Grande Inquisitrice espère encore pouvoir m’arrêter et m’occire pour de bon et, pour le bien de mes fidèles, il me faut lui faire comprendre qu’il s’agit là d’un rêve révolu. Pour cela, je me dois d’appliquer mon courroux sur toutes les villes et tous les villages portuaires que je vais reprendre et rendre à mon peuple.
— Si vous faites cela… tous les autres périront. Des enfants ! Des femmes ! Des innocents !
— Des adeptes de mon assassin ! Elle a tué nombreux de mes frères et sœurs, nombreux des vôtres, mortel !
Llyr soupira et reprit doucement son calme. Il contesta d’une voix attristée.
— Non, inquisiteur Trec’h. Je ne puis épargner tous ces gens. Il est de mon devoir de punir votre Ordre pour son orgueil et sa cruauté.
— Et pourtant, vous venez me prévenir de votre assaut…
— Oui. Je vous l’ai annoncé au début de notre entretien, mais les prières de mes fidèles m’ont rapporté de votre bienveillance envers eux. Par mon père, vous avez même gracié la jeune servante victime de votre prédécesseur.
Abram renifla.
Quoi de plus normal. Elle était innocente.
Il était un inquisiteur.
Pas un monstre.
Llyr opina du chef.
— Voici ma première récompense. Votre ville sera prise d’assaut par mes eaux et mes fidèles quand la lune tombera sous l’horizon. Vous avez jusqu’à ce moment pour permettre à vos gens de quitter leur demeure et de s’enfuir loin dans les terres ou de rejoindre une autre cité. À un bon rythme de marche, Gacara leur est accessible au bout d’une semaine de trajet.
— Cela ne nous laisse que trop peu de temps pour les aider à fuir ! s’alarma Abram. Sans compter ceux qui refuseront de se séparer de la maison qui les a vus naître ! Une exception n’est-elle point possible ?
— Lavena Dinamm comprendrait trop bien la bienveillance que je porte à votre égard et ne manquera pas de vous torturer, vous et votre soldat. Pour l’exemple.
— Vous parliez de première récompense. Quelle est la seconde ? questionna suspicieusement Trec’h.
— La voici, acquiesça Llyr de sa voix fluette. Les sorciers Esus et Cernunnos ont tous deux accepté de vous dissimuler dans le cas où vous et votre amant décideriez de quitter l’Inquisition et de vous soustraire à la guerre sanglante à venir. J’en ai d’ailleurs déjà parlé à votre soldat.
— Vous avez osé…
— Jusqu’à l’aube, inquisiteur Trec’h. Hâtez-vous. Il n’y a plus un instant à perdre. Et gardez foi et amour envers votre Feal. Il sera votre seul et unique soutien dans les prochains jours sombres.
Le juge ne sut quoi répliquer, l’esprit trop embrouillé par toutes ces informations alarmantes. À la place, il observa le sorcier – où devait-il maintenant dire sorcière ? – se diriger vers la fenêtre, l’ouvrir et… sauter. Abram s’y rua, son regard braqué vers le sol, mais aucune trace de chute, de sang et de corps. Juste une inquiétante et grande vague qui se retirait paresseusement comme un dernier avertissement de Llyr, alors que l’odeur salée de la mer venait lui agresser les narines. Et, en face de lui, de l’eau à perte de vue. L’enquêteur se recula quelque peu, se pencha, tête enfoncée dans ses épaules et chercha à garder le contrôle de son souffle et de son esprit. Il ignorait s’il devait prêter attention à ces mises en garde ou s’il préférait les renier. Le bruit d’une porte qui s’ouvrait et se refermait, une main posée sur son bras. Trec’h savait de qui il s’agissait et ne le repoussa pas, pas plus qu’il ne réagissait lorsqu’Ungus le conjurait de sonner l’alarme et d’ordonner aux soldats d’évacuer rapidement la ville. À la place, l’inquisiteur le questionna sur la possibilité de s’enfuir chez Esus ou Cernunnos ; ce qu’il en pensait. Abram craignait la trahison.
Ungus le surprit en clamant que ce n’était pas le moment de réfléchir à ce sujet. La priorité n’était pas à ce choix cornélien, mais aux civils qui couraient un danger mortel. Son objection n’était pas suffisante aux yeux d’Abram, mais elle le convainquit néanmoins et lui permit de se reprendre bien vite. Il était l’inquisiteur et le protecteur de cette ville. Il n’avait aucun droit de faire passer ses sentiments avant les habitants. Trec’h se redressa et opina du chef. Ungus lui répondit en miroir et, tandis que l’enquêteur se hâtait de se revêtir plus convenablement, ils discutèrent de la meilleure stratégie à adopter afin de faciliter l’évacuation. D’un commun accord, ils décidèrent de prévenir en premier lieu tout le monde dans une annonce officielle. Les soldats devraient cesser toutes investigations pour uniquement aider les habitants. Ils quittèrent la pièce, le repas oublié.
Après tous ces mois passés en tant que représentant de cette ville, sa terreur envers le regard des autres était toujours aussi forte. Sueur, vertige, gorge sèche, tremblement… Rien ne s’était arrangé avec le temps, même s’il avait au moins appris à contrôler sa respiration afin d’éviter tout chevrotement. Ungus, placé en retrait, ne suffisait qu’à peine pour le soulager. Ce jour d’hui ne faisait pas exception, d’autant plus que toute l’attention des habitants était soit inquiète, soit suspicieuse. Il n’était pas dans les habitudes de leur inquisiteur d’effectuer une annonce officielle sans que des rumeurs aient déjà fait tout le tour de la cité. La menace de Llyr glaça d’effroi toute la populace. Des gens geignirent des « nous allons mourir ! » et des « que Nar ait pitié de nous ! » qui auraient gagné plus d’ampleur si le soldat Feal n’était pas rapidement intervenu pour ramener un semblant de silence. Avant qu’une autre vague de panique ne les submerge, Abram les enjoignit de ne prendre que le strict nécessaire pour leur voyage jusqu’à Gacara. L’attaque du sorcier et de ses fidèles aurait lieu dès les premières lueurs de l’aube et qu’ils ne feraient aucune exception. À ces derniers mots, la cité portuaire se transforma en fourmilière bruyante. Les soldats prêtèrent main forte à qui en avaient besoin et il en était de même pour Abram et Ungus qui ne souciaient guère de leur statut. Ils n’hésitaient pas à se salir ou à porter des objets lourds. Certains militaires se demandaient s’il ne valait pas mieux se préparer à affronter Llyr et ses sbires. Mais alors que Feal allait les rabrouer, l’inquisiteur fut étonnamment le plus rapide et asséna que sauver la vie de ces innocents était bien plus importants que de défendre une cité qui sera bientôt réduite à néant ! Il ne fut pas aisé de convaincre certains individus d’accepter de quitter cette maison qui les avait vus naître.
— Je suis né dans c’ trou ! Je mourrais dans c’ trou !
D’autres, notamment des marins, désiraient remercier le juge pour tous ses efforts envers Ruspe et ses habitants. Cela faisait tant d’années que la pêche n’avait pu être aussi florissante. Son prédécesseur avait été un désastre monstrueux. Sans laisser à Trec’h le temps de répondre, une vingtaine d’entre eux lui avouèrent leur décision de ne pas fuir la ville. Oui, ils avaient tous et toutes conscience du danger, mais ils devaient se confesser. Eux et leur famille étaient des fidèles de Llyr et comptaient l’assister dans sa croisade contre Nar. Ils savaient que cela pourrait causer du tort à Abram, mais ce dernier avait été si bon et si juste qu’ils se refusaient d’être malhonnête envers lui. C’était un adieu, ni plus ni moins.
Ces aveux avaient retourné Abram plus que cela n’aurait dû. Ces marins, le juge avait longtemps conversé avec eux afin de pouvoir les aider dans leur métier. Il se souvenait du nom de certains et en avait félicité d’autres pour la naissance de leur enfant. L’enquêteur avait été si piètre qu’il n’avait rien vu venir ? Avait-il été si naïf, si incompétent dans son rôle ? Ces questions le hantaient tandis qu’ils poussaient les gens à s’en aller avant que le soleil n’apparaisse avec ses premiers rayons. Les aliments, les affaires de premières nécessitées ainsi que les tissus devaient seulement être emportés. Les meubles n’avaient guère d’importance, même s’ils étaient des héritages. Une semaine, au minimum, de marche les attendait.
Ungus et Abram acceptèrent de quitter la cité uniquement lorsqu’ils furent sûrs que les derniers habitants voulant les suivre furent hors des murs et déjà sur la route de Gacara. L’inquisiteur et son bras droit avaient arrêté leur destrier à plusieurs mètres de Ruspe, loin de la colère de Llyr. Seuls, ils restèrent et entendirent les cris des victimes qui avaient refusé de partir. Ils restèrent et virent d’immenses vagues, plus hautes que l’ancienne demeure d’Abram, emporter tout sur leurs passages. Ils restèrent et leur sang se glaça d’effroi lorsque des hurlements guerriers et vengeurs retentirent. Ils restèrent jusqu’à ce que le silence revienne. Le jeune juge était dévasté et se retenait tant bien que mal de verser des larmes. Il savait qu’il ne risquait aucune moquerie de la part de son amant, mais il était un homme. Un homme se devait d’être de marbre. Foutaise que cela ! La main d’Ungus trouva la sienne et il la serra à lui en faire mal, mais il ne le repoussa pas, bien au contraire. Cette douleur, cette souffrance que tous deux partageaient, était la bienvenue.
Bien plus tard, le soldat encouragea l’interrogateur à le suivre. Une longue route les attendait et elle ne serait pas de tout repos. Trec’h accepta avec un simple hochement de tête. Plongé dans son malheur, Abram ne remarqua pas qu’ils ne se dirigeaient pas vers Gacara.
Il ignorait que la décision de Feal était déjà prise.
Qu’il avait fait son choix !
LeConteur.fr | Qui sommes-nous ? | Nous contacter | Statistiques |
Découvrir Romans & nouvelles Fanfictions & oneshot Poèmes |
Foire aux questions Présentation & Mentions légales Conditions Générales d'Utilisation Partenaires |
Nous contacter Espace professionnels Un bug à signaler ? |
3119 histoires publiées 1368 membres inscrits Notre membre le plus récent est Colline H. |