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tome 1, Chapitre 3 « Ordalie » tome 1, Chapitre 3

Cité de Staugard – royaume de Congme

Le lendemain fut exécrable et difficile pour tout le monde. Les soldats devaient suivre laborieusement des traces de pas dans la boue alors que ces dernières s’étaient mêlées à celles des sabots. Ils avaient dû quadriller toute la ville du milieu de la nuit jusqu’à tôt le matin sans aucun résultat probant. Leur grise mine devant les deux seigneurs était assez révélatrice de leur échec. L’inquisiteur eut bien du mal à rester calme malgré les injonctions de son comparse. Après tout, ce n’était qu’une pierre et qu’un sextant. Cette améthyste hybride n’était qu’un souvenir d’une femme qui l’avait délaissé et chassé de Rumbur pour qu’il s’y accroche encore et, quant au sextant, il lui était aisé de s’en procurer un nouveau. Paltoquet, songea le juge. Certes, ces pauvres larcins ne méritaient probablement guère une enquête approfondie, mais Haeleg Anorbos ne s’était pas limité à assister chaque jour à la messe et d’effectuer son rôle premier d’inquisiteur. Il avait aussi profité du laxisme apparent du protecteur de la ville pour prétendre l’envie de s’instruire auprès de la bibliothèque. Et toutes ces années passées à apprendre cette langue païenne avaient fini par payer. Bien des lunes auparavant, tandis qu’il déchiffrait avec difficulté les pattes de mouches, la pierre – améthyste mélangée à de l’amphibole – roulait avec paresse dans sa main. L’ouvrage l’assommait, mais il souhaitait vraiment appréhender le lien entre les sorciers et ces minéraux pourtant si anodins. Et puis, la compréhension se fit et il parvint à décrypter un chapitre dont le sujet était cette gemme violet et gris métallique, presque bleutée. Son nez s’était alors collé au parchemin et il avait relu le passage tant et tant de fois qu’il le connaissait à présent par cœur. Cette information corroborait avec ces secrets dont il était le gardien. Cela l’effrayait encore et il s’était juré de conserver cette pierre au-delà de son trépas.

Malheureusement, un voleur la lui avait dérobée et Haeleg Anorbos restait persuadé que ce n’était pas par appât du gain. Une améthyste classique, même pure, ne valait pas grand chose. Elle permettait à peine de s’acheter un poisson – denrée la moins coûteuse à Congme. Non, il y avait forcément autre chose de bien plus grave et le presque retraité n’avait point de temps à perdre à tenter de raisonner un aristocrate païen. De ce fait, Haeleg prit la décision de le laisser donner l’ordre honteux : cesser les investigations. Comme si voler un inquisiteur n’était que de piètre importance. Le seigneur ne le retint pas, ne chercha pas l’empêcher à s’en retourner dans sa demeure bafouée. L’hérétique avait bien compris ce qu’il mijotait, avait bien saisi son intention radicale et ne souhaitait en aucun cas le faire changer d’avis. Bien au contraire, cela l’accommodait. Il n’avait jamais bien apprécié l’imposition d’un juge dans sa cité. À croire que ces représentants de Nar se pensaient maîtres des trois royaumes.

De son côté, Anorbos lançait ordres et directives aux soldats à sa botte ainsi qu’à ses fidèles venus à sa rencontre pour le soutenir dans cet affront et cette épreuve. L’homme les remercia pour leur geste et leur révéla que leur seigneur avait pris la bien honteuse décision de fermer les yeux sur cet acte odieux. Les convertis s’exclamèrent, crièrent à l’outrage. Fort de cette réaction espérée, Haeleg les rassura et leur promit qu’il n’en resterait pas là, qu’il profiterait de ses quelques semaines avant sa retraite pour mener sa propre enquête, rattraper et appréhender ce voleur. Les croyants de Nar l’applaudirent et l’encouragèrent une nouvelle fois. Alors, il se dirigea à grandes enjambées vers sa demeure et appela ses gens tandis qu’il monta les marches jusqu’à son bureau. Haeleg ordonna qu’on lui préparât son cheval, de l’eau, des vivres pour un très long trajet ainsi qu’une couverture pour supporter les nuits fraîches. Il n’avait aucun temps à perdre.

— Uai, tigernos Anorbos ! Que se passe-t-il ? Avez-vous pu attraper le tatos1 ?

— Par Nar, votre seigneur refuse d’enquêter, Beatriz. Il ne comprend point l’importance qu’a cette pierre.

— Mais, elle ne vaut rien dans notre royaume.

— Mais il en est tout autre pour nous. Si je ne le rattrape pas, cela pourrait marquer la fin de la grandeur de Rumbur et de l’Inquisition. Je vais donc avoir besoin de vous, ma chère Beatriz.

Il finit de cacheter une missive rédigée à la hâte.

— Moi ? Mais je…

— Juste que vous gardiez cette lettre avec vous jusqu’à l’arrivée de mon successeur. Vous avez toute ma confiance depuis toutes ces années. Je sais qu’il n’y a que vous sur qui je peux compter. De grâce, acceptez-vous de m’aider ?

— J’accepte, tigernos Anorbos. Mais pourquoi ai-je l’impression que nous ne nous reverrons pas ?

Le seigneur Anorbos ne répondit pas et se contenta de lui sourire avec tristesse. Il lui baisa le front et lui tendit le parchemin cacheté que Beatriz dissimula sous son sein. Le juge lui exprima sa reconnaissance et se hâta de se diriger vers sa chambre afin de préparer son maigre sac de voyage avant de joindre sa monture normalement prête. Un à un, il remercia toutes les personnes qui l’avaient entretenu, leur souhaita le meilleur dans leur vie et dans leur religion. Pour une fois, il ne parla pas de Nar, de l’Inquisition, de Rumbur. Haeleg Anorbos enfourna sa jument et ne tarda plus à prendre la route dans l’indifférence la plus totale des habitants de cette ville. S’il garda la tête haute, il ressentait une petite blessure au fond de lui. Il avait l’impression que, finalement, il n’était rien ni personne. Il n’était pas important. Néanmoins, Haeleg Anorbos s’obligea à ravaler sa fierté à rester digne jusqu’à ce qu’il ne puisse plus être visible par les citoyens de la cité. À présent, il pouvait se mettre au galop et crier sa colère et sa frustration.

Humilié ! Bafoué ! Insulté !

Haeleg l’avait été de très nombreuses fois au cours de son existence, mais la plus marquante n’était pas le rejet soudain de la Grande Inquisitrice, même si sa rancœur demeurait tenace. Non. Il avait connu deux événements qui l'auraient bien fait plonger dans une bouteille d’une excellente liqueur si l’Inquisition n’avait pas été dans sa vie. Mais il retenait avec un rire jaune que, dans chacune de ses déceptions, il y avait eu une femme. La première fut quand sa tendree fiancée, tandis qu’il officiait encore à Rumbur, l’avait finalement repoussé pour rejoindre les bras d’un inquisiteur promu ambassadeur dans le Fangrah. Il eut sa vengeance, plus tard, en apprenant que son adversaire avait été refoulé à l’entrée du royaume. Fangrah n’acceptait aucun représentant de Nar et gare à celui qui essayait de s’y introduire par la force ou la ruse. Puis, lorsqu’Haeleg se fut installé dans la cité de Staugard à Congme, qu’il se remit de l'humiliation provoquée par Lavena, et qu’il rencontra une douce congmoise. Cette dernière se moquait bien de ses origines et de sa mission, qu’il crut enfin avoir droit au bonheur familial. Leur romance lui semblait idyllique… jusqu’au jour où sa bien aimée disparut du jour au lendemain, sans une missive, sans un indice. Jamais Anorbos n’avait su la raison de son départ ni ce qu’elle était devenue. Depuis lors, il n’avait plus cherché à laisser entrer une femme dans sa vie.

Il avait bien assez souffert.

Si Haeleg Anorbos était estimé trop âgé pour continuer son rôle, écarté de la sphère de confiance de la Grande Inquisitrice, cela n’émiettait en rien son allégeance pour Nar, pour elle, pour les siens. Il avait longuement réfléchi, étudié la carte de Congme tant de fois qu’il savait d’avance où se rendre en premier lieu. Si son voleur connaissait déjà le point le plus faible de l’inquisition et de leur leader, alors il va devoir se diriger à la prochaine cité. Elle avait à peine plus d’influence que la sienne où il avait vécu toutes ces années. Néanmoins, elle était la plaque tournante obligatoire afin d’obtenir illégalement une autorisation pour monter un bateau si on trouvait où et à qui s’adresser. Nul doute que les laps et relaps fuiront ou le tueront dès qu’ils auront vent de sa venue. Aussi s’était-il muni d’habits locaux d’assez bonne qualité pour jouer le rôle d’un riche bourgeois, mais malhonnête. L’idée était bancale. Il en était conscient, mais Haeleg Arnobos n’avait que peu de temps devant lui et, depuis la résurrection du monstrueux sorcier Llyr, lui et les autres hommes de loi devaient limiter leurs interactions.

Oh certes, les vagues ne pouvaient atteindre les pigeons voyageurs, mais une horrible rumeur avait commencé à lécher les rives de Congme : Taranis s’était réveillé et rêvait plus que jamais de vengeance meurtrière.

Taranis.

Le sorcier du ciel et de l’orage.

Durant d’innombrables siècles, il avait terrorisé l’est de Rumbur depuis son tombeau. Nar, seul, savait comment et pourquoi, mais son âme, au lieu d’avoir été annihilée, était restée prisonnière de cet endroit devenu maudit. Depuis lors, une légende s’était créée autour de ce tombeau qui racontait que l’édifice, bâti par ses derniers fidèles, était hanté par son âme. Âme qui cherchait d’occire quiconque tentait d’investir ses lieux. Il était même prétendu que le bruit du tonnerre était celui d’un cri de colère, similaire à celui poussé lors de son trépas. Haeleg Anorbos était de ceux qui croyaient fortement à cette histoire, que ce n’était point une fable. Tout ceci s’était véritablement passé. La Grande Inquisitrice le lui avait confirmé, un rare soir de tendresse. Il en était resté ébaubi des heures entières avant de reprendre contenance. Juste avant l’exécution d’une païenne.

Et en ce jour, cette légende avait arboré des allures d'authenticité que le commun des mortels ne réalisait pas. Les plus craintifs étaient, bien évidemment, les inquisiteurs qui n’avaient aucune idée de comment le combattre et le vaincre. Serait-il aussi dangereux que Cernunnos, Esus ou Llyr ? Est-ce que Nar aurait à nouveau assez de puissance pour l’occire une seconde fois et, cette fois-ci, de manière définitive comme il l’a fait pour d’autres sorciers ? Haeleg Anorbos était, malgré lui, pessimiste. Lavena Dinamm lui avait confié tous ses secrets, toutes ses faiblesses.

Seule, elle n’y arrivera pas.

Elle a désespérément besoin de soutien.

Et ce fut pour cette raison, malgré cette annonce de retraite digne d’un poignard lancé en plein cœur, que Haeleg Anorbos refusa de la délaisser, elle et les siens. Haeleg Anorbos s’interdit ce repos soi-disant bien mérité. Il poussa son destrier au galop une fois qu’il se fût changé et abandonné son accoutrement inquisitorial dans le creux d’un arbre mort perdu au milieu d’une plaine. Si un hérétique découvrait son lien étroit avec Rumbur, nul doute, qu’il passerait cette maudite retraite à l’état de cadavre.

Ce fut au bout de six jours de trajet que Haeleg Anorbos, fourbu et fatigué, arriva dans la Citadelle du Voleur, aussi appelé Tatosbrigo dans la langue congmoise. Le représentant de Nar restait époustouflé par la différence entre ce qu’il avait entendu et ce qu’il constatait de ses propres yeux. Sa cuisinière, Beatriz, n’avait pas manqué de lui narrer l’histoire d’une voleuse qui, après moult friponneries, avait dû se réfugier dans un village sans prétention situé en bord de mer. Les habitants y vivaient majoritairement de la pêche et de la chasse. Ils n’avaient guère apprécié qu’une laps se dissimule dans leurs granges et, au bout de quelques semaines, statuèrent qu’elle s’était bien reposée et devait maintenant quitter leur hameau. Malheureusement pour les honnêtes gens, la bandit portait une grande réputation dans tout Congme ainsi que de nombreux alliés. Il ne leur fallut donc pas longtemps à ces derniers pour la rejoindre et l’appuyer.

Les villageois avaient, par conséquent, dû décider de déserter leur maison ou de les accepter parmi eux. Les plus réfractaires à leurs présences avaient pourtant sollicité l’aide du monarque de l’époque, mais celui-ci était bien trop pris dans les jeux de pouvoir avec ses frères. Le soutien du roi ne fut jamais envoyé et les habitants originels durent s’adapter à cette nouvelle vie. Celle où ils croiseraient un individu sans foi ni loi manger et rire à gueule bec à la table d’un simple pêcheur. Les années passèrent et le village s’étendit. Les parias y avaient élu domicile et utilisaient tous leurs larcins pour en offrir une partie dans le bien commun. Ce bien commun qui permit de construire des bateaux plus efficaces, des édifices plus grands… Le hameau devint cité et plus aucune personne étrangère à Tatosbrigo ne put plus distinguer les honnêtes gens des détrousseurs.

Quand une reine monta au pouvoir et décida de les chasser, il était bien trop tard. Bien des années s’étaient écoulées et les habitants originels n’étaient plus. Ils avaient la place à leur progéniture qui ne voyait pas d’un mauvais œil cette cohabitation, l’ayant connu depuis leur plus jeune âge. Un accord avait alors été conclu entre la royauté et l’héritière de la voleuse : en aucune manière les parias ne devaient s’unir avec l’inquisition. Toute alliance, quelle qu’elle soit, serait immédiatement considérée contre une très grande trahison et la sentence serait la destruction pleine et entière de Tatosbrigo. Personne ne serait épargné de ce massacre et toute trace de cette ville et de son histoire serait annihilée. En contrepartie, la couronne, peu importait qui serait sur le trône, s’engageait à n’envoyer aucune troupe contre la cité et la laisserait à ses forfaitures. Ce pacte de non-agression déplut à beaucoup de congmois et Haeleg Anorbos les avait fort soutenus, mais la douce et patiente Beatriz le contredit. Selon elle, il s’agissait d’un mal nécessaire. Congme était un merveilleux royaume pour qui savait le regarder correctement. Malheureusement, l’île était gangrénée par la corruption et les perpétuels coups d’État n’aidaient en aucune manière Congme à trouver un éclat magnifique. Cet accord, aussi lâche soit-il pour les réfractaires à cette décision, permettait ainsi de centraliser les laps et relaps à un endroit précis plutôt que de les éparpiller dans tout le royaume.

— Songez-y, tigernos Anorbos. S’ils trahissent le pacte, ce ne serait pas plus facile de faire la guerre tous en même temps ?

— Par Nar, je n’y avais guère réfléchi. Cette reine devait y avoir pensé.

— Cette reine a fait beaucoup de choses pour Congme. C’est notamment grâce à elle que l’amitié entre notre royaume et celui de Fangrah s’est renforcée. Il n’a jamais été aussi fort depuis le mariage entre les deux îles.

— Mariage qui a eu lieu avant la création de Tatosbrigo, c’est ça ?

— Oui, tigernos Anorbos. Vous commencez à bien connaître notre histoire, ria Beatriz. Il ne manque plus que vous trouviez épouse.

— Par Nar, je suis bien trop vieux pour prendre femme, Beatriz ! s’esclaffa-t-il à son tour.

Son cœur ne supporterait pas de se briser une nouvelle fois.


Texte publié par Meeko, 17 mai 2025 à 23h14
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