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tome 1, Chapitre 2 « Haeleg Anorbos » tome 1, Chapitre 2

Cité de Staugard – royaume de Congme

Le juge sortit paresseusement de la grande église et se prépara déjà à détacher sa bourse pleine de sa ceinture, contrairement à ses comparses qui attendaient toujours le dernier moment et le faisaient de bien mauvaise grâce. Lui, il appréciait aider les nécessiteux d’une quelconque manière que ce soit. Autant que possible et sans créer de jalousie rivale. Les nobles n’y comprenaient goutte. Les aristocrates se moquaient de lui. Mais ils les ignoraient et les invitaient à se remettre en question. Prouver leur fidélité à Nar ne se résumait pas à uniquement prier au sein du lieu saint ainsi qu’à donner quelques piécettes pour l’aumône après chaque messe. Non. Cela signifiait aussi de leur venir en aide, de gérer et de régler les conflits, pour juger et punir les coupables et les hérétiques. C’était une vie en société qui ne se traduisait pas par les puissants écrasant les plus pauvres. Malheureusement, cette vision était devenue caduque, arriérée et très rares étaient les personnes qui adoptaient cette façon de réfléchir. Mais cela était sans importance. Il appréciait voir les visages se défroisser de soulagement à la vue de cette monnaie qu’il leur donnait sans broncher, sans les repousser. L’homme de loi aimait à penser que son argent était dépensé à bon escient. Et si sa bourse se vidait avant qu’il puisse se rendre entre les étals du marché, il avait prévu une seconde sacoche dissimulée entre les plis de son habit sombre. Cela faisait déjà bon nombre d’années qu’il vivait dans cette humble ville de Congme sous la régence d’un seigneur congmois.

La collaboration entre les deux hommes avait été très ardue à son arrivée et l’interrogateur avait fini par croire que jamais ils ne parviendraient à trouver un terrain d’entente. Il fallut finalement accepter de nombreux compromis ainsi qu’une tendre rencontre avec une habitante du royaume pour que les humeurs s’adoucissent entre eux deux. Le seigneur congmois n’approuvait toujours pas qu’un inquisiteur étale constamment sa foi en son dieu unique à chaque occasion, mais il était un noble patient et compréhensif. Il faisait de même avec les siens. Mais ce fut surtout grâce à la surprenante relation entre le juge et la polythéiste que les deux hommes purent converser civilement. Des années de défiance balayées par le simple battement de cils d’une femme. Par Nar, qu’elles étaient admirables, ces femmes, songea-t-il en déambulant dans le marché. À force de vivre parmi eux, il ne fut plus étonné de voir une congmoise vendre des produits, des animaux, tenir la forge ou tout autre métier que Rumbur attribuait uniquement à la gent masculine. Il avait compris ô combien cela était réducteur. Certaines avaient les mains calleuses, d’autres s’abstenaient de camoufler leur odeur corporelle avec du parfum ou encore d’utiliser un langage délicat. Dans ce royaume, les congmoises refusaient d’être ignorées, d’être considérées comme le sexe faible et c’était tout à l’heure honneur. Après tout, il n’avait pas manqué de croiser le fer avec l’une d’entre elles pour tester sa force, son art dans le combat et son expérience. S’il l’avait remporté, l’homme n’avait pourtant pas hésité à lui faire part de sa grande admiration.

— Tigernos Anorbos ! Tigernos Anorbos !

— Slana, les enfants !

— Anorbos, est-ce que tu peux nous acheter des pommes, s’il te plaît ? quémandèrent-ils en chœur.

— Par Nar ! Vous parlez mieux le ruëmb, magos, je suis fier de vous.

— Et genetas ! s’exclama une petite fille qui boudait d’être ignorée.

— Et genetas, répéta-t-il avec un sourire indulgent.

Le nommé Anorbos offrit donc des pommes rouges et juteuses à ces orphelins qui le remercièrent de leur joie enfantine qu’eux seuls savaient exprimer avant de courir ailleurs, dans leur cachette secrète peut-être. Leur cachette secrète… leur maison de fortune serait plus exacte. Ils étaient des rejetons, des magulipi5 comme les congmois les appelaient. Des enfants abandonnés. Personne ne les aidait, n’arrêtait leur route pour les assister d’une quelconque manière, pas même pour leur prodiguer des habits en meilleur état ou de quoi se chausser, se laver. Ils étaient livrés à eux-mêmes. Si être plus fort signifiait devoir se débrouiller seul dès le plus jeune âge, alors cela devait être fait. Mais l’inquisiteur n’était pas de cet avis. On ne devenait pas plus puissant à force de se nourrir de restes avariés ou d’eau croupis, en mourant d’une maladie ou d’une blessure infectée. Autrefois, il avait eu dans l’idée de construire une bâtisse qui servirait de lieu où ces jeunots pourraient se réfugier la nuit, s’alimenter, se laver et, pourquoi pas, s’instruire. Mais c’était un des nombreux sujets de discorde avec le seigneur de la ville et il n’avait eu d’autre choix que d’abdiquer. La société de Congme se basait sur le mérite et il n’y en avait aucun à dépendre de qui ou de quoi que ce soit. Une chose de plus qu’il ne parvenait point à comprendre malgré toutes ces années à vivre dans ces lieux, à côtoyer ces gens.

Pourtant, d’aucuns ne pourraient dire que l’enquêteur n’avait pas fait d’effort depuis son arrivée dans cette cité. Anorbos avait notamment appris à parler, lire et écrire leur langue païenne. Certes, il avait encore de nombreuses lacunes dont il ne parvenait guère à se débarrasser, mais il était plutôt fier de pouvoir placer quelques mots, de pouvoir comprendre dans les grandes lignes et de rédiger quelques phrases intelligibles. Il ne s’offusquait point qu’on le raille de ses erreurs. Au moins, arguait-il, il prouvait qu’il était humain et qu’il pouvait encore s’améliorer.

— Suauelos, tigernos Anorbos ! La messe était bonne ?

— Par Nar ! Bonne, non. Mais importante. Nous avons prié pour l’âme du roi Ofydd Genann.

— Uai ! Est-il mort de maladie ?!

— Pire ! Assassiné par un renégat. Il court toujours dans la nature. Qu’est-ce que tu nous prépares de délicieux, ma chère Beatriz ? questionna-t-il, attiré par l’odeur alléchante du sanglier qui chauffait, accompagné de ses pommes avec leur coulis de fruits rouges.

— Bas les pattes ! Allez donc à vos papiers avant que vous ne tâtiez de ma panna !

Le maître des lieux ria, recula et leva les mains en signe de reddition, piètrement vaincu avant de se rendre à son bureau. La maison – si on pouvait humblement l’appeler ainsi tant elle était grande et richement décorée – comprenait de nombreuses pièces et avait nécessité l’embauche de plusieurs servantes et serviteurs. Le seigneur de la ville lui avait bien conseillé d’acheter quelques assujettis pour que cela lui coûtât moins cher, mais Anorbos les avait affranchis très peu de temps après en avoir fait l’acquisition. Il avait bien compris que la notion d’esclavage n’était pas la même entre Rumbur et Congme. Dans son royaume natal, on le comprenait de façon à ce qu’on saisisse que la personne était dépourvue de la moindre liberté de sa naissance, ou de sa capture, jusqu’à son trépas. Mais sur ces terres, il existait une tout autre définition. Ces assujettis ne l’étaient guère par « nature » comme on le pensait à Rumbur, mais étaient des individus ayant une dette qu’il leur était impossible de régler financièrement. De ce fait, pour la payer, ils prenaient la décision d’accomplir des tâches de n’importe quelle nature, tant qu’elles ne les exposaient pas à des situations insultantes, humiliantes ou encore dégradantes. Ainsi, Anorbos apprit qu’il n’existait point de bordel d’esclave et il en fut soulagé.

Qu’en penserait son héritier ?

Le prochain représentant de Nar ?

Car, oui, Haeleg Anorbos, du haut de ses soixante-trois ans, était considéré comme un vieil homme qui avait fait son temps. Quelques semaines plus tôt, il avait d’ailleurs reçu une missive de la Grande Inquisitrice lui indiquant sa fierté de l’avoir eu à ses côtés toutes ces années durant. Il avait su éclairer le chemin des habitants et habitantes égarés de cette cité. C’était alors avec une grande tristesse, mais non moins grand honneur, qu’elle lui annonçait son droit au repos avec l’autorisation de s’installer où bon lui semblerait au royaume de Rumbur. Le juge s’en était esclaffé à gueule bec, incapable de rassurer ses gens inquiets de le voir perdre la tête. Ce fut les larmes aux yeux et la bouche au goulot qu’il leur expliqua sa prochaine situation. À cette annonce, son rire était devenu une mélopée à leurs ouailles. Et depuis ce mécompte, la douce Beatriz se plaisait à lui concocter de délicieux plats en plus de s’intéresser à ce royaume qui les détestait. Bien d’autres réagirent de cette manière et Haeleg en était resté coit, trop ému pour exprimer sa reconnaissance. Cela le consolait quelque peu de les voir à son petit soin, cela lui prouvait qu’il avait été un bon employeur. Mais avait-il été un bon inquisiteur ? Il ne pouvait y répondre. Certes, il avait vu le nombre de convertis croître au fil des années, mais il s’agissait surtout d’hommes et de femmes du bas peuple, et ils demeuraient bien trop minoritaires pour obtenir une quelconque influence. Mais tout ceci ne représentait rien face à la rancœur qu’il ressentait ces derniers temps. C’était la deuxième fois qu’il se retrouvait écarté, évincé, et la frustration n’en était que plus forte.

Et dire que, plusieurs d’années auparavant, il avait été un personnage notable, puissant. Il avait épaulé la Grande Inquisitrice, avait été son ombre, ses oreilles, sa bouche... Son bras armé. Son porteur de secrets. Parfois même de tendres souvenirs remontaient à la surface de sa mémoire avant d’être balayés d’un revers de cape par le célèbre Cahal Brezelour. Ce jeunot fraîchement promu inquisiteur avait fait des étincelles au sein de l’Ordre. Froid, impartial, cruel, autoritaire, méthodique, intelligent et têtu, il était l’archétype du représentant de Nar parfait. Haeleg ne s’était douté de rien à l’époque, trop confortablement installé dans ses habitudes et sa pédante persuasion de rester dans les petits papiers de Dinamm. Après tout, ils avaient dépassé de très loin la barrière professionnelle. La chute avait été très douloureuse lorsque Lavena l’avait convoqué à son bureau, et parlé comme s’il n’était qu’un banal parmi tant d’autres. Le jeune Brezelour l’avait d’ailleurs soutenu et félicité pour cette promotion malgré son âge avancé. Âge avancé… Anorbos avait trente-cinq ans à l’époque. Aujourd’hui, Cahal avait quarante-trois ans et était toujours à ses côtés. Haeleg avait bien tenté d’obtenir de plus amples explications, blessé dans son orgueil et son amour-propre. Malheureusement, Dinamm, au travers de sous-entendus et de menaces, lui avait fait comprendre qu’elle ne souhaitait plus le voir et qu’il valait mieux pour lui de ne dévoiler aucun de ses secrets.

Le juge regarda ses missives reçues d’un œil vide.

Les secrets de la Grande Inquisitrice. Ces secrets qui étaient maintenant les siens. Il y avait deux possibilités s’il les révélait au grand jour. Soit, il serait moqué, cru de personne et puni de mort par Lavena et ses pairs. Soit, on le prendrait au sérieux, des fidèles se retourneraient contre elle et un représentant de Nar serait envoyé pour l’occire. La finalité était la même. Il en avait longuement réfléchi, saoul comme sobre, et avait conclu qu’il valait mieux demeurer dans ce mensonge si précieusement gardé. Au bout du compte, il participait, lui aussi, à cette tromperie. Mais cela n’avait plus d’importance ; il était âgé, proche de la retraite, n’était plus une menace et n’avait plus qu’un seul désir : vivre à Madian. Ce lieu l’avait toujours attiré et il pourrait encore exercer la difficile langue congmoise qu’il avait appris à apprécier. Haeleg soupira et se renfonça dans son siège avant de prendre le premier parchemin de la pile. Il avait encore beaucoup de travail à réaliser, beaucoup de choses à régler et à préparer avant son grand départ.

Dans quelques semaines viendrait son remplaçant.

Dans quelques semaines, il devra dire adieu à tous ces gens qu’il a rencontrés.

Par Nar ! Et les enfants ? Il faudra qu’il demande conseil auprès de Beatriz. Il la soupçonnait de concocter des petits plats pour eux en secret.

Anorbos ignorait tout de ce qu’il se passait à l’étage et, plus particulièrement, dans sa chambre. La pièce était méticuleusement fouillée, l’inconnu glissait sur le sol tel une ombre serpentine, ouvrait et refermait placards et tiroirs avec lenteur afin d’éviter tout grincement. Le juron buta contre ses lèvres closes, il ne la trouva pas et la compréhension s’installa dans son esprit. Il la portait sur lui, c’était la seule explication. Le voleur repartit de la même manière qu’il était arrivé. Silencieux. Invisible. Le malandrin revint le soir. Il savait que, malgré la météo fraîche, que cet étranger se déplaisait à dormir la fenêtre fermée. Surtout les nuits pluvieuses comme celle-ci où l’odeur du pétrichor envahissait agréablement les narines. À pas de velours, il glissa jusqu’à la corbeille où il trouva la toilette portée durant la journée avant de la reposer doucement. Rien. Il n’y avait rien. Où avait-il bien pu la poser ? Il l’avait pourtant longuement étudié pour le savoir routinier. À quatre pattes, il avança vers la commode. Rien. C’en était rageant ! Désespéré, pressé, il s’approcha de tous les meubles avant que son regard ne capte enfin un objet qu’il n’avait guère vu ce matin. Du bout des doigts, il le prit, le détailla, et se hâta de le mettre dans sa poche. Ses yeux s’accrochèrent aussi à un sextant curieusement positionné sur une étagère. Il s’en empara également et le glissa dans sa besace. Il saurait quoi en faire. Soudain, il sentit une main sur son cou et une probable pointe de lame dans son dos.

— Je te conseille de reposer ça, mon ami, et je t’épargnerai peut-être.

Le voleur resta immobile.

Il jaugeait sa situation.

— Ponne iectin ruëmb labaras ?

Silence.

— Labaras !

Mais l’inconnu garda bouche close, décidé à ne pas lui obéir. À la place, il se dégagea telle une anguille et lui porta plusieurs coups bien placé et assez fort pour déséquilibrer Haeleg et retirer le poignard de ses mains. Cependant, le juge refusa de le laisser s’enfuir et tenta de lui agripper le poignet. Mais l’agile cambrioleur fut plus rapide et parvint à s’échapper par la fenêtre par laquelle il était arrivé avant de disparaître dans la nuit, sous la pluie. L’inquisiteur hurla de nombreux jurons à faire pâlir les religieux, ce qui réveilla nombre de ses gens de maison qui déboulèrent, bougie en main, pour s'enquérir de cet éclat. L’homme, furibond, eut bien du mal à leur expliquer la situation. Dans sa colère, il ne trouvait plus les mots congmoises. Par chance, il put au moins faire comprendre son ordre d’aller quérir des soldats à sa solde. Ils avaient un voleur à rattraper et lui, il avait un seigneur à réveiller.

Âge avancé…

Par Nar, il allait leur montrer de quoi il était encore capable malgré son âge avancé !


Texte publié par Meeko, 12 mai 2025 à 16h39
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