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Un jour que je me promenais, j’ai rencontré un pauvre hère. Oh ! Pourtant il n’en avait ni la grâce, ni l’allure, il en avait juste l’air. Il était là, assis au pied d’un chêne, je me serai presque attendu à découvrir niché, dans quelques nœuds de racines, une bouteille de bibine. Mais non. Rien ! Il ne possédait même pas l’un de ces sachets de mauvais tabac, que prisent tant les vagabonds. Sur lui, juste de vieilles fripes usées et déguenillées. Bien sûr, elles étaient fort défraîchies et avaient sans doute connues de meilleurs jours. Cependant, incontestablement, elles étaient propres. Et lui, lui, il ne sentait pas mauvais, malgré ses cheveux hirsutes et sa barbe broussailleuse. Il était comme sa mise, défraîchi et avachi. Il n’avait ni le regard fou, ni le regard sage, pas plus qu’on ne pouvait y lire de la haine ou du plaisir. Non il regardait. Il regardait, mais ne contemplait pas.

En était-il incapable ou en avait-il peur ? Je n’aurai su dire en le voyant ainsi.

Il se contentait d’être là, sous le chêne, au milieu du parc, le visage mangé par la barbe. Ainsi je ne pouvais deviner ses traits, tout au plus laissait-elle entrevoir ce qu’il avait été autrefois. Un noble, non, plutôt quelqu’un de puissant ou qui l’a été. Étaient-ce ces yeux, était-ce sa physionomie un peu pincée de sa bouche, qui dénotait une assurance d’antan. Sans doute. Il y avait quelque chose qui le rendait unique, au travers de tous les gens de son espèce. Même ainsi appuyé contre ce vénérable centenaire, son port était encore altier. Au-dessus de lui, la ramure bruissait de la brise qui s’était levée. Elle faisait chanter les brindilles, qui craquaient et soupiraient d’aise. Parfois une feuille tombait, le laissant totalement indifférent. Devant lui, des enfants jouaient, se courant les uns après les autres, en poussant des cris joyeux et perçants. Un peu plus loin, sur un banc, un couple d’amoureux s’échangeaient de tendres promesses. Dans l’allée, de jeunes gens paradaient, courtisaient ou tout simplement flânaient, d’autres, plus rares, contemplaient et s’abîmaient alors. Pour ajouter à ce tumulte, des hirondelles pépiaient en chassant la pitance pour leurs progénitures, tandis que des geais se disputaient des brins de paille.

Poussé par la curiosité, je me suis assis à côté de lui et j’ai regardé dans la même direction. En face de nous, paresseusement s’étendait une pièce d’eau, un petit lac à en juger par sa surface. Il servait de déversoir à une rivière placide, dont le lit élargi trahissait les humeurs capricieuses et impétueuses. Quelques embarcations sillonnaient l’étendue d’eau. A leur bord, des dames avec leur chapeau de flanelle et de leur ombrelle, ces messieurs, quant à eux, ramaient la veste tombée au fond de la barque, les manches retroussées. Vers la gauche, un pont enjambe la rivière. Y devisent des groupes de jeunes gens insouciants. Est cela qu’il regarde ou son regard n’est-il que dans le vague, incertain et lointain ? J’entrouvre les lèvres afin d’en laisser s’échapper quelques sons, mais celui-ci m’interrompt.

– Je sais ce que vous pensez. Et puisque vous avez pris la peine de m’écouter du fond de mon silence, je vais vous narrer mon histoire. Elle est somme toute assez banale, même si le diable est dans les détails. En cela, elle ressemble à celle du Docteur Faust, telle que la rapporte Goethe, qui échange son âme contre la connaissance de la nature.

– Je ne sais si j’ai perdu ou non mon âme, mais mon temps oui. Quelle ironie n’est-ce pas.

Je l’ai contemplé, incrédule et sans me laisser le temps de réfléchir, il poursuivit :

– Je m’appelle Adelbert de Thyrénius et j’ai été un maître du temps. Faust voulait la connaissance des hommes, moi seul le temps m’intéressait et je l’ai obtenu. Seulement comment posséder une chose qui n’existe pas.

Il éclata d’un rire cinglant, avant de se reprendre :

– Pardon de cette digression et commençons.

Adelbert, puisque c’est ainsi qu’il se présenta, remisa un peu son allure, puis s’asseyant en tailleur, tel un bouddha sous un arbre, commença son histoire :

Il était une fois… Oui mon histoire commence comme un conte et comme tous, cette fable a sa morale. Donc, il était une fois un homme. Ma foi assez jeune pour ne pas avoir vu le siècle s’achever, mais assez vieux pour avoir fait le tour du monde. Et bien sûr assez riche et sûr de lui pour l’entreprendre, n’en doutez pas.

C’est au cours de ce voyage que j’ai rencontré Daemonos. Je ne doute pas que depuis que l’homme est homme et qu’il a observé les cycles, il n’a point voulu connaître cet être fascinant qu’est le temps. J’avais commencé mon périple d’ouest en est, à rebours de la course du soleil, comme pour remonter symboliquement le temps. Mon voyage débuta par le sud de l’Amérique avant de remonter vers le nord, partageant dès que je le pouvais les expériences du temps et du rêve, avec les tribus les plus primitives et les plus éloignées de notre propre civilisation. Bien entendu, ce n’est pas là que j’ai trouvé ce que j’étais venu chercher. Mais j’appréhendais déjà quelques-uns des secrets du temps et de ses divinités. J’ai poursuivi mon odyssée vers les vastes et sauvages steppes d’Asie, en direction de la corne de l’Arabie. En Chine, j’ai été fasciné par les empereurs, qui contrôlaient le temps pour mieux asseoir leur pouvoir, allant jusqu’à modifier d’un règne à l’autre ou même en cours de règne, les calendriers et donc la perception du temps qu’en avait ses sujets. Mais ce n’était là qu’un artifice et en aucun cas, les empereurs ne maîtrisaient véritablement le cours du temps. Ensuite, je suis descendu jusqu’au cap de Bonne Espérance, avant de remonter l’Afrique et de me fixer longuement en Égypte. C’est là dans ce pays que j’ai rencontre les Dintjaros ou Danseurs du Temps. Une fois accompli mon initiation, je suis reparti vers l’Arabie et ses cités oubliées, où je savais que dormaient les véritables maîtres du temps.

Auprès des danseurs, j’ai appris à plier et à courber le temps. Nous pouvions le toucher et en dévier les cours, mais sans jamais contraindre son rythme. J’ai passé des heures, des jours, des semaines à danser du matin au soir, jusqu’à l’épuisement. Parfois, ils nous arrivaient d’en ralentir le cours, mais nous n’usions qu’avec parcimonie de ce pouvoir. Mais j’en voulais plus, je souhaitais la maîtrise totale du temps, l’arrêter et vivre l’infinité du temps présent.

– Quel homme n’en a jamais caressé le rêve !

Je n’ai pu qu’acquiescer avant de l’encourager à la poursuite de son récit, tout en lui demandant de me décrire un peu plus ces mystérieuses danses du temps. Mais surtout, je brûlais de savoir comment il avait fait pour retrouver leurs traces.

– C’est en Égypte que le temps fut pour la première fois véritablement maîtrisé ou tout du moins appréhender. La nuit fut la première, découpées en 36 décans, chacun se voyant attribuer une divinité. Puis ce fut le jour. Comme des éclipses et des crues du Nil dépendaient les fondements royaume, les prêtres de l’Égypte ancienne apprirent à déceler le temps. Leurs descendants, aujourd’hui, dansent sur son cours rendant hommage aux Anciens Dieux, à toutes ces divinités oubliées. De nos jours, montres et horloges nous masquent la véritable nature du temps et la dérobent à nos yeux. Les Dintjaros, eux, plongés dans leur transe peuvent voir de leur œil intérieur la trame du temps. Mais pour jouer avec elle, il nous faut en passer par la petite mort. Elle est induite par l’utilisation de différentes substances, la plus puissante d’entre elles, pour y parvenir, est un miel associé à l’herbe des haschichins. Les danseurs se fournissent auprès de l’un de leurs émissaires, en échange de quelques menus services. Ainsi détaché de leur enveloppe mortelle et revêtant, le temps de la danse, celle d’un éternel. Ils leur étaient possible de se projeter dans le temps, faisant revivre des gloires ou des souffrances passées, ou dessiner le contour des possibles, jouissant ainsi d’un don de prescience. C’est pour cette raison, que jamais ils ne me dissuadèrent de me rendre dans le golfe persique pour m’en aller me perdre dans le désert d’Arabie. L’obsession qui m’habitait, me dévorait déjà et rien n’aurait pu l’arrêter, sauf peut être la mort. Vous vous demandez certainement comment j’ai découvert les Dintjaros. A cela je ne puis vous répondre, il est des souvenirs qui, a jamais, se sont consumés et ces derniers en font parti. Mon dernier souvenir est ce lui d’Alexandrie, ensuite je suis dans le désert, à quelques encablures du Nil, non loin d’une oasis perdue. Nous sommes dans les anciennes ruines d’un temple dédié à Amon. Les pierres gisent au sol, des statues sont brisées et des hiéroglyphes martelés. Mais à la nuit tombée, à la lueur des torches et des feux, les lieux revivent et le temple renaît grâce à la danse du temps. Dans ces mondes et pour un instant nous tutoyons les Dieux. Combien de temps suis-je resté ? Jusqu’à ce que le doyen me demande de partir, ce que j’ai fait bien vite et sans regrets. Il m’avait confié le secret pour me rendre chez les maîtres du temps, ceux-là même qui lui ont appris les secrets de la danse. Cependant il ne m’a jamais mis en garde contre ce que j’y découvrirai. Certainement savait-il déjà que ce serait inutile. N’avait-il déjà pas connaissance de mon ambition et de mon obsession dévorante.

J’ai rejoint une caravane de marchands arabes, qui s’en remontait de l’Éthiopie pour s’en retourner vers la Mecque. Il m’a fallu dépenser tout l’or qu’il me restait pour les convaincre de m’emmener avec eux. En effet, ces gens superstitieux craignaient tout particulièrement les Dintjaros, qu’ils pensaient sorciers. Au moins n’allais-je pas finir vendu comme esclave ou assassiné quelque part dans le désert. Ils avaient trop peur de ma possible vengeance ou d’une malédiction que je pourrais leur abattre dessus depuis ma tombe. Nous avons marché au rythme des dromadaires pendant un mois complet, faisant halte pour commercer ou nous reposer à l’ombre des palmiers des oasis. Arrivé dans le désert arabique, je devais me rendre dans son cœur le plus reculé et le plus mystérieux, non loin d’un lac d’huile de roche, dont les américains sont si friands. C’est en ces lieux que nos routes se sont séparées. Ils m’ont offert quelques vivres et de l’eau, juste de quoi tenir deux ou trois jours. Les jours qui me séparaient des grottes sacrées. Heureusement les nuits étaient fraîches et facilitaient mon périple au travers du désert. Je me suis orienté grâce aux étoiles, filant avec une facilité déconcertante et presque inquiétante vers ma destination, comme si cette dernière m’appelait. Le jour, je me suis caché du soleil implacable dans des affleurements rocheux, qui offrait un répit ombragé. J’attrapais à l’occasion quelques reptiles ou rongeurs, dont le sang offrait un répit à mes réserves d’eau. Bientôt je fus en vue de l’aplomb rocheux qui dérobe les grottes au regard. De nuit, le chemin aurait été bien trop dangereux et j’ai dû attendre les premiers rayons du levant pour m’y rendre.

Devant moi se dressait des orgues de pierre, qui s’enfonçaient dans une faille abrupte et escarpée. Au fond, le lac noir d’huile de roche et des tunnels creusés à même la pierre. Je suis descendu jusqu’à son pied, manquant à plusieurs reprises de me rompre le cou, à cause des roches rendues glissantes. Cependant que je rampais le long de la paroi, j’ai eu la constante impression d’être épié. Seulement, je n’apercevais que des ombres fugitives et éphémères, silhouettes floues qui se perdaient dans les contours des reflets du soleil. Sur les bords du lac, des rochers aux arêtes tranchantes et brillantes affleuraient, bordés de flaques noirs, qu’il me fallait enjamber pour ne point glisser. Cahin-caha, je suis parvenu devant les ouvertures béantes. Ils y exhalaient de certaines une haleine fétide aux relents de chairs en putrescence. Sans doute des malheureux qui se sont rompus le cou, au cours d’une chute malencontreuse en ces lieux. Au fond du ravin, la température était rendue nettement plus clémente par les vents qui s’y engouffraient et les ombres offertes par l’inclinaison des falaises. Le silence des lieux était seulement troublé par le clapotis des bulles de chaleur, qui crevaient paresseusement la surface du lac noir. En me penchant dessus, je pouvais y voir danser les nuances et les chatoyances, tandis que surgissent des visions étranges. Il ne s’agissait nullement des mirages, dus à l’optique contrariée des couches d’air, qui font surgir des oasis du désert. Non rien de tout cela.

Ce que j’y ai vu, comment vous dire, c’était des fragments de temps, temps passés, temps présents, temps futurs mêlés : Un océan où s’ébattait les plus fantastiques êtres de la terre, ou des sauropodes géants tels que les ont imaginés les naturalistes à partir de leurs restes fossiles, des singes qui semblaient marcher, des tours de métal miroitantes, d’où s’échappaient des flots d’huile noir, des dunes prises dans un substance ressemblant à s’y méprendre à du verre, un ciel rougeoyant baigné par un soleil, à la taille démesurée, et bien d’autres choses encore. En ces lieux tous les temps convergeaient et s’entremêlaient. Enivré par les vapeurs lourdes du lac et ses visions, je me suis laissé guider par une étrange mélopée, qui s’élevait des entrailles de la terre, entraîné dans l’un de ces grottes noires. A l’intérieure ma vision était devenue complètement inutile et gênante. Aussi, me suis-je bandé les yeux, avant de me plonger dans mes autres sens jusqu’à percevoir la trame du temps. Et j’ai dansé, dansé jusqu’à l’épuisement, jusqu’à l’effondrement. Lorsqu’enfin j’ai recouvert ma raison, j’ai senti la morsure cruelle et vive du soleil au zénith. A tâtons, j’ai cherché un recoin ombragé où m’abriter. Là j’ai retiré mon bandeau et j’ai découvert un temple monumental taillé à même le roc en contrebas de la corniche, où je m’étais réfugié. Il était plongé dans un canyon et son sommet semblait tutoyer les nuages. Il n’est pourtant nulle part fait mention d’un mont aussi haut dans cette région de l’Arabie, pas plus que je n’ai eu l’impression de m’enfoncer si profondément dans le sous-sol. Du temple, que j’aperçois en contrebas de mon poste d’observation, s’échappait plus que jamais cette entêtante et enivrante mélopée. Il était posé sur un python rocheux, à la manière des donjons moyenâgeux, que l’on asseyait sur une butte artificielle. Un unique pont de pierre en permettait l’accès. C’était un bâtiment à la structure pyramidale, élevé sur trois étages. En cela il ressemblait aux temples mayas que j’ai eu l’occasion de découvrir pendant mon passage au Mexique. Il était percé sur chaque façade, à chaque étage, de trois fenêtres. Bientôt j’ai aperçu une forme s’avancer vers le temple. Elle marchait le long du pont avant de disparaître à mi-hauteur, puis de réapparaître à son autre extrémité. Vous dire combien de temps cela dura ? Combien passèrent ainsi ? Impossible de vous dire, une multitude me semble-t-il. Quand ai-je pris à mon tour la décision d’enjamber le gouffre. Qui peut le dire ? J’ai souvenance d’un soleil très haut, sans doute son zénith, quand j’ai franchit l’arche ceignant l’amont du pont. Au dessus, sur le fronton, une vielle inscription latine avait survécu aux outrages du temps : Vous qui entrez ici, abandonnez l’esprit du temps.

Et je l’ai franchit, peu soucieux d’une vieille inscription poussiéreuse. A mi-hauteur, j’ai pris mon élan et j’ai sauté par-dessus le ravin du temps, qui coupait en deux le pont. Il était immense et seul un danseur ou un innocent aurait pu le franchir sans périr. Je me suis alors demandé, une fois franchi, si les cadavres aperçus ce tantôt dans les grottes n’étaient pas de pauvres hères, qui aurait eux aussi, en leur temps, tenté ce saut dans le temps. En effet, pendant le saut, condensé dans une fraction de temps, c’est notre vie emprisonné dans ce fragment qui défile. Alors selon qu’elle est riche ou pauvre, la peur nous dévore ou non. De l’autre côté, une étrange assemblée me faisait face, des hommes et des femmes, je pense, tous encapuchonnés. De ce groupe voilé s’envolait l’étrange mélopée qui envahissait le temple, une invitation aux mystères du temps. Le rythme du chant épousait celui du temps, celui du vent qui soufflait au-dessus de nous, celui de la course de la Terre autour du Soleil. Un chant universel, capable d’épouser en même temps tous les rythmes naturels. Je me suis approché avec la volonté de me joindre à leur chœur magique, mais cela me fut refusé. Je n’étais qu’un novice et eux les maîtres, les Chronovox, comme j’ai su plus tard qu’ils s’appelaient. Je suis resté un long moment à les observer moduler, transformer, métamorphoser, tordre leurs voix afin qu’elles épousent sans cesse les courbures des temps naturels. En fait, je suis resté ainsi jusqu’à ce qu’une forme noire m’invite à la suivre. Docilement, je suis allé vers elle, mais au moment où j’ai franchi le porche, qui nous séparait, elle avait disparu, me laissant seul dans une immense pièce. Cette pièce n’était non point immense par sa surface, mais par sa hauteur démesurée et surtout par ce qui lévitait quelques dizaines de centimètres au-dessus de ma tête : le Labyrinthe du Temps.

Imaginez-vous le dédale du Minotaure, auquel vous ajouteriez une dimension de temps, le rendant ainsi complètement incohérent et mouvant. Il est sans cesse en mouvement, toujours à se transformer, perdant à jamais celui qui osera s’y aventurer. Je savais que mes talents de Dintjaros seraient loin d’être suffisant pour triompher de cette épreuve, car il me faudrait agir sur l’écoulement du temps lui-même pour figer le labyrinthe. Derrière moi le porche avait disparu et il m’a semblé que la pièce s’était légèrement étrécie. Mais non ce n’était point une illusion, la chambre se rétrécissait bel et bien. Alors j’ai sauté. Oui, j’ai sauté dans le cœur du dédale.

Comment vous le décrire ? Tout y était en mouvement, lent ou subi. Vous tourniez la tête que déjà la pièce avait changé d’aspect. Vous fermiez les yeux et ce sont de nouveaux passages qui auront surgi. Un battement de paupières, un clignement de cils, un souffle, que sais-je encore, un rien suffit à tout métamorphoser. Puisant alors dans les ressources des Dintjaros, je me suis mis à écouter l’écoulement du temps, un flot impétueux et tempétueux ne cessant de se tordre et de se distordre. Parfois lent, parfois vif, imprévisible, je n’arrivais pas à en saisir les harmoniques, au risque de voir mon cœur se disloquer. Cependant, parmi tout ce chaos ambiant une chose émergeait, presque imperceptible, car noyer par le hasard régnant. C’était un temps, un temps sur lequel je me suis senti capable de me caler. Il s’agissait du temps d’un ressort, le ressort de l’horloge du labyrinthe, celle-là même qui ordonnait les accélérations et les décélérations. Si je ne pouvais plier ses dernières et les mouvements qu’elles engendraient, car les forces en jeu étaient par trop colossales, en revanche il m’était tout à fait possible de contraindre le temps de l’horloge, en en épousant le temps. Me coupant de tous mes sens, j’ai plongé encore plus profondément dans le maelstrom des temps. De loin c’était une immense toile d’araignée dont les rets étaient si enchevêtrés et entremêlés que l’on distinguait à grand peine les mailles. Mais au plus je m’approchais, au plus l’illusion se faisait jour. Les mailles n’étaient que la superposition des cours des temps, faussée par la perspective, qui lui donnait cet aspect si terrifiant. Suite à cette découverte, je me suis très rapidement enfoncé jusqu’au puits de lumière que j’ai aperçu. Là s’étalait paresseusement une spirale de temps, à la forme de double hélice qui se replie et se déplie en rythme. Il m’a alors été très facile d’en épouser les courbures et les motifs pour danser dessus. Je bondissais, agile, de nœud en nœud, m’imprégnant petit à petit de son cycle, jusqu’à le devenir.

Voilà j’étais devenu le temps de l’hélice, le mien avait cessé d’être. Et maintenant que son temps m’appartenait, il m’était aisé de lui octroyer le mien, faisant de l’hélice du temps ma créature. J’ai choisi l’instant, où elle allait se compacter et je l’ai dilaté, étiré, afin de figer le labyrinthe le temps nécessaire pour que je puisse en sortir. Ainsi gelé, ce dernier n’offrait plus la même prestance, mais il n’en demeurait pas moins impressionnant avec ses entrelacements, ses mariages du chaos et de l’absurde, sa logique poussive, ses arabesques frivoles et grotesques, ses enjambements défiant les lois universelles, ses renversements impatients. Un univers foisonnant et fascinant, dont j’avais suspendu la vie, la contraignant à mon caprice. Cependant, les labyrinthes, aussi complexes soient-ils, ont tous la même faiblesse : le temps. A chaque intersection, il a suffi que je tourne à chaque fois dans la même direction jusqu’à ce que la sortie s’offre à moi. C’est ainsi que je n’ai éprouvé aucune difficulté particulière à triompher de ce dernier. Une fois vaincu sa force en la retournant, il est redevenu ce qu’il avait toujours été, un objet inerte.

Arrivé au sommet, à moins que ce ne fut la base. Difficile de vous dire, tant les notions d’espace et de géométrie avait perdu de leur sens dans ces lieux. Enfin j’ai découvert une nouvelle pièce. Cependant je me demande encore si ce mot est le terme approprié pour l’appréhender tant elle était gigantesque. Je crois que le mot univers serait le plus juste. Au centre, palpitait un cœur jaune. Mais ce que j’avais pris pour un cœur était en fait une monumentale statue, sculptée dans une colossale pierre de temps. Je n’osais croire à ce que j’avais sous les yeux. Où avait-on pu découvrir pareil morceau d’ambre, car la statue était bel et bien taillée dans un bloc unique. En aucun cas, elle ne pouvait être née de l’assemblage d’une multitude de fragments. Je me suis alors avancé pour mieux l’examiner, mais c’était peine perdue. Plus je m’en approchais, plus elle semblait disparaître. Je m’interrogeais quant à la nature de ce prodige, quand une voix, surgie de l’au-delà, coupa net à mes réflexions :

– Intriguant n’est-ce pas ! Cette statue est un objet quantique macroscopique. Son existence est soumise aux lois de l’infiniment petit. Elle existe donc en plus temps et en plusieurs espaces. N’espérez pas la voir au-delà ce flou, car plus vous vous focaliserez sur elle, moins elle n’aura d’existence dans notre temps et notre plan.

Plusieurs mots m’interpellaient. Je les connaissais pour avoir survolé plusieurs ouvrages de sciences physiques. Mais dans la bouche de cet individu, ils semblaient revêtir un tout autre sens. De son visage, je ne voyais rien, si ce n’est sa bouche étirée en un sourire narquois.

– Je crois deviner les pensées qui vous agitent en ce moment même. Mais non les mots que j’emploie n’ont rien perdu de leur sens propre. C’est de leur ensemble que naît leurs nouveaux sens.

Je demeurai interdit, cet homme, s’il s’agissait bien d’un homme, lisait dans mes pensées comme dans un livre ouvert.

– Non ! Encore une fois je ne lis pas vos pensées. J’en suis bien incapable. Cependant je sais lire dans les mots, les visages, toutes ces petites choses, qui vous sont inconscientes et qui vous trahissent. Vous donnez dans le détail les mécanismes intimes de l’existence de cet objet seraient hors de portée de vos capacités mathématiques. En outre, elles seraient fort longues à vous exposer et le temps est un bien précieux, n’est-ce pas.

– Nous n’en avons jamais assez, ajouta-t-il dans un léger éclat de rire. Cependant je consens à éclairer quelque peu votre lanterne, tout d’abord concernant la taille extraordinaire de cet objet. Dans quelques dizaines d’années… hum… voyons. Pourriez-vous me rappeler en quelle année nous sommes, s’il vous plaît. Voyez-vous, à force de vivre dans les nœuds du temps, je finis par me perdre dans vos multiples expériences calendaires.

– Heu… nous somment en 1847

– 1847 dites-vous. Hum… donc dans… 58 ans. Oui cinquante-huit, l’un de vos plus géniales savants, si ce ne sera le plus génial, formulera ce que je vais vous exposer, d’une façon beaucoup plus élaborée. Sachez pour commencer que les concepts d’espace et de temps sont intimement liés. Ainsi si vous agissez sur la vitesse d’un objet, donc sur son temps, vous modifiez ses longueurs. De cette manière un labyrinthe, plus grand que la Terre elle-même, peut être contenu dans le volume d’une grande pièce, ou un fragment d’ambre, de la taille de la paume de ma main, peut-il devenir ceci, professa-t-il tout en caressant la statue d’une main distraite.

– J’entrevoyais déjà certaines des fabuleuses potentialités, que me procurerait la maîtrise totale du temps, et mes yeux brillaient certainement d’excitation.

Amusé mon interlocuteur a alors poursuivi sur le même ton :

– L’origine du flou incertain de cette statue est d’une nature totalement différente, des mécanismes dont je viens de vous parler. Le labyrinthe obéit aux lois de la mécanique « classique », elle obéit aux lois de la mécanique « quantique ».

Il y avait une telle accentuation dans sa voix, que je m’attendais presque à voir surgir du néant les guillemets.

– Ces lois dont je vous parle ne seront elles aussi élaborées que dans une soixantaine d’années. Pour vous expliquer les choses simplement, imaginez-vous une table de billard plongée dans l’obscurité. Dessus, n’importe où, je pose une boule et essayez de la trouver. Pour vous aider je vous donne les probabilités qu’elle a de se trouver en chaque point de la table.

– Je serai tout à fait capable de la retrouver, avec de pareilles indications.

– Bien entendu. Cependant qu’il me prenne l’envie de corser le jeu, en vous demandant d’identifier la boule, et vous serez bien incapable de m’en donner la réponse, vous en conviendrez.

Je ne pus qu’acquiescer :

– J’aurai besoin d’une source de lumière pour vous répondre.

– Tout à fait ! De lumière ! Lança-t-il triomphale. Mais sachez que la lumière, et pour trancher un vieux débat, est à la fois une onde et une particule. Pauvre Newton, il doit se retourner dans sa tombe en m’entendant dire cela. Donc je représenterais la lumière par des petites billes. Et maintenant Fiat Lux ! Que se passe-t-il lorsque les grains de lumière viennent frapper ma boule posée sur la table. Elles vont lui céder de l’énergie, vous n’avez pas oublié vos cours de physiques avec cette formule de l’énergie cinétique Ev= 1/2mV². Bien sûr, les équations sont ici un peu différentes, mais le principe reste le même. Donc ma boule recevant de l’énergie de ces multiples photons va se mettre en mouvement, selon le simple principe action, réaction, cher à Newton. Ainsi vous aurez tout le loisir d’identifier la boule, même si cela demandera un peu de concentration. Mais pourrez-vous me donner sa position exacte, à l’instant que j’aurai choisi ?

– Non, bien sûr que non.

– Très bien, je vois que vous avez saisi le sens de mes explications. Vous comprenez désormais pourquoi vous ne pouvez distinguer mieux cette statue.

– Mais il existe très certainement un moyen pour connaître les deux en même temps ! Protestais-je.

– Tutu-tut, mon ami. Êtes-vous vraiment venu dans ce but ?

J’ai dû convenir que non et je lui ai formulé ma demande. Il m’a examiné longuement, toujours avec ce sourire ironique. Puis il a étendu le bras dans le vide, il a disparu un court instant avant de réapparaître, un parchemin dans la main.

– Est-ce tout ? Il n’y a point d’épreuves, ni de cérémonial ? Me suis-je étonnée.

– Tss, les épreuves, tu les as déjà passées. Tu as résisté au charme vertueux des Chronovox, tu as brillamment et ingénieusement triomphé du Dédale du Temps et tu as su recueillir mon enseignement. Quant au cérémonial, je suis un être moderne, je le laisse aux autres comme Méphistophélès ou Lucifer. Mais ! Oh ! Suis-je sot ! Je ne me suis point présenté. Je suis Achronos.

– Et maintenant si tu veux bien signer en bas du parchemin, ajouta-t-il en me tendant une superbe plume d’orichalque.

Incrédule j’ai pris la plume et relu plusieurs fois le contrat.

– Mais… mais… pourquoi n’est-il jamais question de mon âme ?

– Je te l’ai dit, je suis moderne, moi. Les âmes c’est du passé, c’est le temps qui m’intéresse, et j’ai tout mon temps, moi, conclut-il d’une voix lourde de sens et d’ironie.

Mais cela je n’y ai guère prêté attention, trop heureux que j’étais, et j’ai signé le pacte. Il me l’a reprit, vérifié que tout était en ordre, puis s’est retourné vers moi :

– Bon avant de nous quitter, aurais-tu un dernier souhait à formuler ?

Comme je ne répondais pas, il m’a alors susurré :

– Retourner chez toi depuis le désert d’Arabie, sans provision, ni eau, voilà qui me paraît un peu présomptueux et dangereux. Mais va, je suis bon Prince.

Et avant que je n’ai pu comprendre ce qu’il m’était arrivé, j’étais chez moi, dans mes appartements parisiens à Montmartre. Vous imaginez sans peine que je n’ai guère attendu pour mettre en œuvre mes nouveaux talents, d’autant que ce quartier est propice aux expériences. Dans ce qu’il m’a paru être des années, des décennies, des siècles peut-être, j’ai étiré, contracté les instants, donnant corps aux fantasmes les plus extraordinaires. Hélas, comme tout, les bonnes choses ont toutes une fin.

– Pourquoi dites-vous cela. N’avez-vous point profité de toutes ces années et à vous voir, il me semble que vous en avez encore devant vous.

Il eut un sourire las et triste.

– Hélas, savez-vous que je ne suis de retour à Paris que depuis seulement cinq jours. J’ai trente-cinq ans et je suis déjà dans le corps d’un vieillard. Effectivement, ce démon ne m’a pas pris mon âme, mais mon temps. En fait, je crains de n’avoir compris que seulement aujourd’hui les termes exacts du marché.

– Oui Achronos m’a offert la maîtrise du temps, mais à aucun moment il n’a précisé lequel. Pour moi le temps se résume au temps des horloges qui dicte son temps au corps. Or que se passe-t-il si la chose que nous sommes censés maîtrisé n’est qu’une illusion ? Je vais vous le dire, rien, il ne se passe rien et la seule chose qui a été maltraité fut mon propre temps, celui de mon existence, le temps de mon esprit, seul ce dernier existe. Et parce que je pensais vivre contre mon temps et le devancer, je l’ai dévoré.

– N’avez vous jamais eu la moindre idée pour résoudre le paradoxe de la statue ?

– Pourquoi me demandez-vous cela ?

– Oh simple curiosité intellectuelle de ma part. Mais prenez donc votre temps. Je vous en prie.

– J’ai tout mon temps… moi.

Dans le ciel le soleil est à son zénith. Pourtant l’obscurité se fait jour et une ombre commence à grignoter lentement l’astre du jour.


Texte publié par Diogene, 10 mars 2015 à 09h07
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