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La Vieille.

Au-dessus du pré de "Marceau", une vieille va et vient en maugréant, à la recherche de brindilles qu’elle noue en fagot. Pour elle la terre est basse, et les ronces à qui elle dérobe une mûre, se prennent dans sa blouse et s’agrippent à ses bas.

Non loin de là, un gamin un peu espiègle, la mèche au vent et les lacets qui traînent, se tient hardi, au bord de la rivière, matant la vieille en sifflotant. Soudain, narquois, il rit aux éclats de la vieille empêtrée, et chantonne d’une voix aigrelette : "Y-a d’la mûre, y-a d’la ronce, y-a d’la vieille, douces les mûres, mais c’est pas pour la vieille, etc…"

-- File voyou ! Et d’abord qu’as-tu à me dévisager ainsi ?

-- T’es folle la vieille ! C’est pas toi que je regarde.

-- Ah ! Tiens, et quoi d’autre ?

-- L’autre justement, celle que tu aurais pu être…

-- Parce que toi tu sais cela, "La Penaille" ?

-- Oui j’sais, et ça me regarde !

-- Dis-voir, toi, tu serais pas en train de te payer ma fiole ?

-- Mais non "grand-mère", t’affoles pas, j’en veux ni à ta bobine ni à tes sous ! Et puis ta fiole m’fait pas bidonner du tout, elle est bien trop moche !

-- "Bourraille" va ! Tu risques de goûter bientôt au bois de ma canne !

-- Laisse tomber "mémé", tu vas te foutre par terre !

-- Vache de "Bourraille", sacrée vacherie de talus !

-- Fais gaffe à ton cœur "Fantasia", tu vas te prendre un gadin !

-- Marres-toi, j’arrive… Et fous la paix à mon cœur !

--- Bon, alors prends ton temps, moi je pose mon cul… Autant qu'y en ait un qui se repose ! Hé ! Glisses pas !

-- Rigole "criquet" j’vais t’écrabouiller ! J’y suis presque.

-- Mais non ! Pas par là, tu vas te foutre la fiole dans les ronces !

-- J’fais ce que je veux, et ma canne est impatiente de te corriger ! Oh ! Ah… Non !

-- Et voila ! La Vieille, elle y est dans les broussailles… J’te l’avais bien dit !

-- Ah ! Toi fermes-la !

-- Et toi vieillerie, sors-toi de là !

-- Oh ! Ma cheville… Foutu talus et foutu môme !

-- Alors "Fantasia" ! Tu rêvais qu’t’avais vingt ans, et te v'là le cul par terre… C’est qui, maintenant qui s’frotte à la réalité ?

-- Je préfère me taire, tu verras un jour, comme la vie elle se venge !

-- Bon ! Aller la Vieille, j’vais t’aider t’es trop tordue…

Vas-y quoi ! Prends ma main et debout… Dis donc, c’que t’es lourde pour un débris !

-- Doucement, eh ! J’suis pas un fagot !

-- Ça va, ça va ! Accroches-toi, j’vais te l’faire grimper moi c’talus !

-- C’est ça… Et là haut je te rosserai !

-- Du calme la Vieille, ou j’te r’balance dans les ronces ! Sers-toi plutôt de ta canne pour t’aider, on y est presque…

Et hop ! Quelle affaire, te v'là en haut !

T’as d’la terre sur le nez et des trous à tes bas ! Qu’est-ce qui t’a pris de t’exciter comme ça, la Vieille ?

-- Ben y m’faut bien du bois pour allumer mon feu, et qui que tu crois ferait çà pour moi… hein !

-- Et pourquoi pas moi ? Si bien sûr t’arrêtes de me menacer de ta foutue canne ! Aller en avant, frottes ton nez, tu ressemble à une sorcière… Moi j’te ramène chez toi, et laisses ton fagot, je vais le porter !

-- C’est où qu’t’habites ?

-- Ben pour mes pauvres jambes, c’est bien trop loin !

A trois maisons plus haut dans le virage, et on y sera.

-- J’peux monter sur tes épaules, pour mieux voir où-ce qu’on va ?

-- Tentes çà, et je te rosse, pti morpion !

-- Aller, la Vieille, je rigole ! J’te fais marcher, et tu coures comme un lapin…

-- Et puis arrêtes de m’appeler la Vieille, je le sais bien moi, que la vie m’a enlevé mes forces et ma beauté… J’suis pas nouille à ce point ! Je m’appelle « Mira », pour Mirabelle, et çà j’le dois à mon père qui étais bouilleur de cru… Et toi, pti crapaud, t’as-ti un nom ?

-- Voui m’dame, mon pti surnom c’est "Mulot", pars qu'on dit que je fouine partout !

-- Bon Mulot, nous v’là arrivés… Si sacrebleu cette porte n’était pas si dure à ouvrir, vacherie de ferraille !

-- Laisse, je vais la pousser, et dis-moi plutôt, où c'que tu veux que j’pose ton fagot ?

-- Tu peux le poser près du hangar, à côté du tas de bûches.

-- Bien m’dame, dis-donc y en a d’la belle bûche, mais si t’appelles çà un tas, ben t’as pas vraiment un compas dans l’œil…

-- Moques-toi, car à mon âge feras tu mieux, et si tu es si bon fouineur, fais moi donc un meilleur tas qu’le mien !

-- Et j’aurais quoi en échange moi, le Mulot ?

-- Un pti chocolat chaud, et des biscuits à tremper dedans !

-- Marché conclu, j’my colle tout de suite !

-- C’est gentil, mon garçon, merci !

La Vieille rentre vite, pour préparer ce goûter imprévu, et assez rapidement Mulot la rejoint, les mains toutes écorchées par les bûches qu’il vient d’entasser soigneusement…

-- Te v’là déjà, ben t’es un rapide toi !

-- Vouai, à onze ans, j’suis déjà le roi de la fouine, et le plus rapide pour plein de choses…

-- Je vois çà, mais viens là, que je te désinfecte tes mains et avant-bras.

La Vieille, avec un coton et un reste de vieux marc de mirabelle, lui nettoie les légères plaies laissées sur les bras et les mains du gamin. Il y a presque un sentiment de tendresse qui se dégage de cette situation…

-- Ça pique, je sais, mais pas autant que si j’te rossais avec ma canne !

-- Ben tout de même ! Et tu bois çà… Berk !

-- Vouai, et c’est de la bonne, vingt ans d’âge !

-- Vachement plus jeune que toi alors… T’as quel âge au juste ?

-- On demande pas çà à une dame, çà c’fait pas, mais à toi, pti morveux, j’peux bien t’le dire, j’ai soixante seize ans, et malheureusement, plus toutes mes dents !

-- Haha ! Ça t’empêche pas de mordre, à ce que j’ai vu !

-- Tu sais mon pti Mulot, j’ai pas été toute ma vie celle que tu vois là… A une époque, y-a bien longtemps, j’étais jeune et assez jolie, pour que certaines filles me jalousent…

-- Ben là, le temps y t’a bien tabassé !

-- C’est vrai, le temps, mais surtout la vie et la méchanceté des gens, ont fait que tu me vois telle que je suis devenue…

-- Et pourquoi t’es toute seule, ici dans cette vielle baraque ? A ton âge c’est pas prudent !

-- Oh j’m’embarrasse pas de cette solitude, bien au contraire… Les gens m’ont oubliée, et c’est bien mieux comme çà !

-- Mais tu as bien de ta famille qui pourrait t’aider ?

-- Non, personne, tous m’ont tourné le dos, jusqu’à nier mon existence…

-- T’as bien rencontré et ptet aimé un garçon un jour, non ?

-- Ha pour çà voui… Mais çà a gâché ma vie, même si je l’ai aimé plus que tout au monde…

-- Alors t’as connu le bonheur tout de même !

-- Tu pourrais pas comprendre, c’était une autre époque.

-- Aller, racontes-moi, car je vois dans tes yeux du chagrin !

-- Bon si tu y tiens, voila ce qui m’est arrivé… C’était pendant la dernière guerre, entre la France et l’Allemagne. Les temps étaient très durs pour tout le monde, et chacun ici se méfiait de chacun… Pour moi, un jour, la porte du jardin s’est ouverte, et un soldat Allemand est entré chez moi, fusil à l’épaule. J’ai eu très peur, car on était dans une période où les dénonciations étaient communes…

-- Et y s’est passé quoi ?

-- Le soldat s’est approché de moi, et dans un français approximatif, m’a demandé si je pouvais lui donner des pommes de terre, pour lui et sa patrouille. J’avais des patates plein la cave de ma dernière récolte, alors je lui ai dit de se servir, avant quelles se mettent à germer… Il en a pris un bon sac, et m’a remercié avec un sourire éclatant, et surtout un regard avec des yeux d’un bleu si profond, que j’en suis encore bouleversée !

-- Il était pas méchant pour un ennemi… Moi la fouine, j’aurais été me planquer !

-- Tu sais lui aussi était engagé dans cette guerre malgré lui, alors quant il est revenu quelques jours plus tard, pour la même demande, je lui ai donné aussi quelques œufs et du lait de ma chèvre… C’est à ce moment là que nous avons fait un peu plus connaissance. Il s’appelait Franz, Il avait vingt deux ans, et moi vingt quatre, très beau garçon et courtois, avec en plus toujours ses yeux, qui quand je les croisais me faisaient fondre...

-- Ho ho, v'là Mira qui va se brûler les doigts !

-- Tu crois pas si bien dire… Nous sommes tombés fous amoureux l’un de l’autre, il venait même m’aider parfois pour mon bois, ou m'aider à biner mes pommes de terre, comme excuse pour sa brigade.

-- C’est tout de même beau l’amour, pour moi, avec mon père qui tabasse ma mère !

-- Voui, et je te plains mon pti Mulot de vivre çà ! Mais à cette époque les gens ne voyaient pas cela comme de l’amour mais comme de la trahison… Tous m’ont alors tourné le dos. Puis est arrivé le triste jour, où toute sa brigade et Franz, on été fusillés par des maquisards, qui p’tet à cause de moi les surveillaient…

-- T’y étais sûrement pour rien tu sais ! Mais je comprends ta tristesse…

-- Ça, c’est tout ce que l’on ne pourra jamais me prendre, car l’on m’a pris bien plus… On m’a arrêtée, battue si douloureusement, que j’ai perdu l’enfant que j’attendais de Franz, et toute ma dignité a disparu, au moment où l’on m’a tondue sur la place du marché, sous les huées de tous…

-- Excuse-moi de t’avoir appelée la "Vieille", foi de Mulot, tu resteras pour moi, Mira pour toujours ! Mais là faut qu’je rentre vite fait à la maison, sinon je vais encore me prendre une volée...

-- T’es bien mimi finalement pti Mulot, n’hésites pas à venir me voir si le cœur t’en dit, et que tu as envie de partager avec moi un chocolat bien chaud et des biscuits !

-- Avant de partir, Mira, j’peux t’embrasser, chez moi on l’fait pas ?

-- Pour sûr que tu peux, et je prendrais plaisir à faire de même… Aller file vite, sacré Mulot, ou je te fais goûter au bois de ma cane !

-- Voui, Mira, alors mets tes patins à roulettes, si tu veux me rattraper ! A bientôt…

-- Avec grand plaisir pti Mulot !

FIN.


Texte publié par Ecirtap Namdot, 24 avril 2025 à 23h45
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