Élyria, dans sa combinaison orange, est allongée sur le dos. Les mains croisées sous la tête, posée sur un oreiller blanc, elle regarde le plafond beige. Les petites taches de rousseur sont harmonieusement disséminées sur son visage sans pommettes. Des yeux marron clair, dont le contour noir contraste avec la blancheur de sa peau et le cuivré de ses cheveux mi-longs. Ce maquillage permanent renforce le côté froid et énigmatique de son regard.
Situé au fond de la cellule, le lit fait toute la largeur de la pièce. Deux mètres. À une cinquantaine de centimètres, un parallélépipède lisse, mince et blanc soutient un matelas épais. Il n'y a pas de drap. Juste une housse blanche, étanche et ignifugée. Par terre, rangés l'un à côté de l'autre, des sabots oranges en matière synthétique.
Élyria est là, allongée, immobile, sereine. Elle respire calmement. Elle attend.
Elle attend son procès, ici, dans l'une des huit cellules du quartier haute sécurité. Elle devra attendre quelques jours, une semaine tout au plus. Après, elle attendra son exécution. Pour elle ça ne fait aucun doute, elle sera exécutée. Une injection… et ce sera fini. Il lui reste un mois à vivre… peut-être moins.
Le buste d'un droïde apparaît sur la face intérieure de la porte. Il a la chemise bleu clair des gardiens. Les inscriptions « Niota Service Pénitentiaire » sur une bande bleu foncé au niveau du plexus solaire. Le logo circulaire sur chaque épaule.
– Madame Stone. Vous avez de la visite. Restez au fond de la cellule. Je vais actionner les lasers de sécurité.
Grâce à la puce implantée dans le bras gauche d'Élyria, le droïde sait en temps réel où se trouve la prisonnière. Le visage humanoïde disparaît de l'écran de communication.
Élyria reste immobile. Une alarme et une voix féminine métallique, encore moins humaine que celle du droïde, se font entendre. « Danger. Lasers de sécurité activés. Danger. Lasers de sécurité activés… » Les raies verticales de lumière rouge séparent la pièce de huit mètres carrés en deux. D'un côté le lit et de l'autre les toilettes, le lavabo, le bac à douche. L'alarme s'est tu. Élyria, toujours allongée, n'a pas bougé. Elle entend le léger déclic de la serrure, puis le bruit à peine audible de la lourde porte qui s'ouvre. Un homme d'une trentaine d'années entre. Le droïde referme la porte. L'homme est vêtu d'un costume gris. Une cravate noire à rayures blanches obliques. Svelte, les cheveux courts, les yeux bleu-vert, le visage émacié, il arbore une barbe élégante. Il a un grain de beauté sur la pommette gauche.
– Bonjour Madame Stone. Je suis l'agent Suarez.
Il y a un instant de silence. Le visiteur non invité attend, se demandant si la prisonnière va daigner lui répondre.
– Bonjour Monsieur Suarez. Je dois avouer que je n'attendais pas d'visite, lance-t-elle en ponctuant sa phrase d'un petit rire.
L'homme s'avance. De sa main gauche il fait basculer le strapontin blanc fixé au mur, en face des sanitaires. Il fait de même avec la petite table amovible, blanche elle aussi. Il regarde sur le lit, la jeune femme mince, allongée, immobile.
– Madame Stone, je suis relativement pressé. Je vous expose la situation de manière concise. Je travaille pour le CENTER, le Centre National de Prévention du Terrorisme, section enquêtes et statistiques. L'objectif de ma visite d'aujourd'hui est de vous convaincre de m'accorder un entretien d'une durée indéterminée. Lors de cette rencontre, vous me parlerez de vous, de votre passé, de tout ce qui pourrait nous aider à mieux comprendre pourquoi vous avez commis cet attentat.
Dans le même temps, Élyria se lève et vient lentement vers lui, pieds nus, avec grâce. Puis, de sa main droite couverte d'éphélides, elle fait basculer l'autre strapontin, mais pas la tablette. Elle s’assoit, les jambes tendues, les pieds croisés, les orteils à quelques centimètres des lasers. À aucun moment elle n'a baissé les yeux. L'agent Suarez, en finissant sa dernière phrase, a jeté un bref regard vers ses pieds. Élyria, les bras croisés, le regarde droit dans les yeux, semblant déjà vouloir sonder son âme.
– Il me reste relativement peu de temps à vivre, dit-elle l'air détaché. Qu'est-ce qui vous fait croire que je désire passer une partie de ce temps précieux à… bavarder avec vous ?
– Vous serez peut-être condamnée à la prison à vie. L'espoir est mince, mais il existe.
– L'espoir… Il n'y a plus d'espoir. Et vous le savez très bien. Que cela soit bien clair agent Suarez… vous m'êtes antipathique.
– Ma présence n'a rien d'agréable pour vous. Je l'entends parfaitement. Pour vous inciter à accepter l'entretien, la loi nous autorise à vous proposer une contrepartie.
– Qui va décider de c'que j'peux obtenir ?, demande-t-elle avant de sourire. Ce n'est certainement pas vous… Monsieur Suarez.
– Non. En effet, je n'ai aucun pouvoir de décision en la matière. Je vais transmettre votre demande à mon supérieur. Demande qui passera du CENTER à Niota Sécurité Pénitentiaire. Et au final, dans quelques jours, peut-être une semaine, quelqu'un dans un bureau décidera. Vous le savez sûrement, en général on accepte une ou deux demandes permettant d'améliorer le quotidien.
– Vous m'faîtes perdre mon temps. Comme contrepartie… je demande d'abord du temps. J'estime qu'il me reste environ un mois à vivre. Savez-vous quelque chose à ce sujet ?
– Votre affaire est très médiatisée Madame Stone. L'opinion publique ne comprendrait pas qu'on attende trop longtemps. Si vous êtes condamnée à mort, vous serez sûrement exécutée avant la fin du mois. Dans ce cas il vous reste… environ trois semaines.
Élyria hoche la tête en souriant.
– Trois semaines de plus… c'est une demande raisonnable d'après vous ?
– Certains ont réussi à en obtenir deux. Mais trois, franchement… je n'sais pas. Autre chose ?
– Il est hors de question que cet entretien ait lieu avant le 15 du mois prochain. Je n'ai aucune confiance en vous, ni en cette machine dont vous n'êtes qu'un rouage.
Un instant de silence.
– Je suppose qu'il est inutile de négocier, finit par dire l'agent Suarez.
– Vous supposez bien. Deuxième condition. Il doit bien y avoir un restaurant digne de ce nom dans c'patelin. Non ? Je veux manger aut' chose que la bouffe dégueulasse qu'on sert ici. De la nourriture correcte tous les samedis soir. Ça aussi c'est pas négociable.
– Très bien, dit l'agent Suarez. Trois semaines et un repas spécial le samedi soir. Je transmets. Vous serez informée de la suite qui sera donnée à votre demande par l'un des gardiens. Au plaisir de vous revoir Madame Stone.
L'agent du CENTER se lève, se retourne pour se trouver face à la porte. Il met sa main droite, les doigts ouverts, sur l'écran de communication. Le droïde ne tarde pas à venir ouvrir la porte. L'homme au costume gris disparaît.
«Lasers de sécurité désactivés».
Dans le rideau de lumière rouge, deux raies sont désactivées, permettant au droïde d'injecter à la prisonnière une dose de pentox dans l'épaule gauche. C'est ainsi que l'on s'assure de sa docilité et de sa sincérité. Cette injection est l'un des termes du contrat qu'Élyria a signé un mois auparavant.
Le rideau laser est de nouveau complet. Le droïde lui tourne le dos pour sortir de la cellule. La prisonnière, pieds nus, fait deux pas pour arriver devant son lit. C'est alors qu'une voix métallique familière se fait entendre.
« Numéro 817, veuillez rester où vous êtes et mettre vos mains sur vos yeux. Le nettoyage de la cellule va se faire dans cinq secondes. » L'analyse des images des caméras, installées en hauteur dans les murs, corroborent les données de la puce d'identification. L'ordinateur qui gère les cellules en déduit que la prisonnière a obtempéré.
La porte s'est refermée. Le rideau de la mort a disparu. Jaillissant des murs, du plafond et du sol, une intense lumière blanche inonde toute la pièce pendant quinze secondes. Les surfaces, les sanitaires, le lit, le tissu autonettoyant de la housse blanche et celui de la combinaison orange sont maintenant d'une propreté impeccable.
« Nettoyage de la cellule terminé. »
Moins d'un quart d'heure plus tard l'agent Suarez fait son apparition. Il porte un costume bleu nuit. Élyria est allongée. Elle regarde le plafond beige.
– Bonjour Madame Stone. J'espère que vous allez bien.
Élyria se lève, s'avance vers lui, pieds nus. Elle fait basculer le strapontin. Elle remarque les caméras installées sur la monture de ses lunettes. Elle s'assoit dans la même position que la dernière fois. Les regards se croisent brièvement. Elle semble être ailleurs. L'agent Suarez a posé ses mains à plat sur la petite table amovible.
– Je vais bien, dit-elle d'une voix douce, les yeux baissés.
– Vos repas vous ont-ils été livrés Madame Stone ?
– Tous les samedis soir… comme convenu.
– J'ai appris que vous avez été condamnée à mort. Je suis sincèrement désolé, ajoute Rohan en attendant une réaction… qui ne vient pas. Dîtes-moi Madame Stone, lors des visio-entretiens avec votre avocat vous êtes restée muette. Idem avec la psychologue. Vous n'avez rien dit lors de votre procès. Pourquoi vous êtes-vous enfermée dans ce mutisme ?
– Avec une dose de pentox… j'aurais tout dit.
– Tout ce que déclare un accusé sous Pentox est irrecevable devant un tribunal. Vous le savez très bien. Pourquoi vous n'avez rien dit Madame Stone ?
– J'en avais l'droit. Et puis… parler… ça n'aurait rien changé.
En recoupant les informations sur ses communications, ses déplacements, les transferts d'argent sur son compte et les moindres aspects de sa vie, les autorités chargés de l’enquête savent qu'Élyria Stone n'a aucun contact avec une quelconque organisation terroriste. Cependant, le protocole oblige l'agent du CENTER à lui poser la question.
– Madame Stone, êtes-vous en lien avec une ou plusieurs personnes susceptibles de commettre des attentats sur le territoire ou à l'étranger ?
– Non.
– Très bien. Avant de parler des éléments qui peuvent éclairer le pourquoi, j’aimerais qu'on revienne sur ce qui s'est passé le jour de l'attentat. Combien de personnes ont été tuées ce jeudi-là ?
– Quinze… plus deux. Dix-sept.
– Vous souvenez-vous du nombre de blessés ?
– Trente-huit… deux personnes sont mortes à l'hôpital.
– Oui. Dix-sept personnes sont mortes, dont trois jeunes enfants et deux adolescents. Est-ce vous qui avez tué tous ces gens Madame Stone ?
– Je n'ai tué personne.
– Avez-vous oui ou non tiré sur ces personnes dans la rue ?
– Non.
– Madame Stone… Vous souvenez-vous avoir visionné les images des caméras de surveillance ?
– Oui. Je m'en souviens.
– Sur ces images, qui tenait l'arme ?
– C'est moi. Mais… ce jour là… je n'étais pas moi-même.
– Qu'est-ce que vous entendez par « je n'étais pas moi-même » ?
– C'est elle qui les a tuées. Pas moi.
Rohan hésite. Il ne s'attendait pas du tout à cette réponse.
– Qui a tué ces dix-sept personnes Madame Stone ?
– L'entité… l'entité qui a pris possession de mon corps.
Un instant de silence, pendant lequel deux idées traversent l'esprit de Rohan. Un léger doute sur l'efficacité absolue du pentox. Un sérieux doute sur la bonne santé mentale de la prisonnière.
– Que savez-vous de cette entité ?, demande l'agent Suarez.
– Elle n'appartient pas à notre monde, répond Élyria.
Un autre instant de silence.
– Combien de temps cette entité a-t-elle contrôlé votre corps ?
– Depuis le jour de l'attentat jusqu'à dimanche.
En touchant délicatement son grain de beauté de son index gauche, en regardant la prisonnière qui a toujours les yeux baissés, l'agent du CENTER prend le temps de réfléchir, comparant ce qu'elle vient de lui dire et ce qu'il sait de cette affaire. Pendant son séjour à l'hôpital, elle avait été disciplinée et très calme. Et elle n'avait rien dit à personne. Idem en prison.
– Savez pourquoi cette entité a tué toutes ces personnes ?
– Elle voulait que je sois arrêtée… et condamnée à mort.
– Comment le savez-vous ?
– C'est Kalief qui me l'a dit.
– Qui est Kalief ?
– Kalief est celui qui m'a fait voir le monde tel qu'il est.
– Est-ce que Kalief est l'entité qui a pris possession de votre corps ?
– Non.
– Que savez-vous de cette entité ? Est-ce qu'elle a un nom ?
– Je n'sais pas.
– Vous avez dit qu'elle voulait que vous soyez condamnée à mort. Savez-vous dans quel but ?
– Ma mort est nécessaire. D'après Kalief… ça a un lien avec la révélation.
– Qu'est-ce que vous entendez par « la révélation ».
– La révélation… c'est lever certains des voiles de l'illusion.
– Dîtes-moi ce que vous entendez par « la révélation » et soyez… plus explicite.
– C'est voir le monde tel qu'il est vraiment.
– Décrivez-moi notre monde… en quelques phrases.
– Ce monde est clos. C'est une grande prison. Nos esprits sont prisonniers. Nos sens… nos sens nous trompent.
– Continuez.
– Nous sommes conditionnés. Nous sommes dans les ténèbres. Nous ne pouvons pas voir la lumière… la vérité.
– Et tout cela, c'est Kalief qui vous l'a expliqué. C'est bien ça ?
– Oui.
– Quand avez-vous rencontré ce Kalief pour la première fois ?
– Une nuit… dans un rêve. L'avant-veille de l'attentat.
– Avez-vous rencontré ce dénommé Kalief dans le monde réel ?
– Non.
– L'avez-vous rencontré dans d'autres rêves ?
– Oui.
– Dans combien de rêves?
– Il y en a eu trois. Le deuxième dans la nuit de mercredi à jeudi.
– Est-ce que Kalief est un être humain ?
– Kalief est un jeune homme.
– Pouvez-vous me le décrire ?
– Non. Je sentais sa présence. J'entendais sa voix.
– Continuez.
– Mais je ne sais pas à quoi il ressemble, ajoute Élyria en balançant la tête de droite à gauche.
– Est-ce que Kalief a dit quelque chose qui pourrait nous aider à l'identifier ?
– Il n'est pas de notre monde.
– Pouvez-vous nous donner d'autres éléments le concernant?
– Non, répond simplement Élyria.
– Madame Stone, avez-vous des souvenirs du jour de l'attentat ?
– Non. Je n'en ai aucun.
– Est-ce que vous vous souvenez avoir tiré sur tous ces gens ?
– Je n'ai tiré sur personne, répond Élyria en haussant un peu le ton. Kalief est venu me parler dans la nuit de dimanche à lundi, pendant que je dormais. Il m'a expliqué ce qui s'était passé. Il m'a dit ce que je devais faire. Et après… je me suis réveillée.
Pendant un bref instant l'agent Suarez fronce les sourcils, un peu étonné par la longueur de la réponse.
– Depuis… est-ce que Kalief est revenu vous parler ?
– Non.
– Vous dîtes que dans ces rêves, il vous a aidé à voir le monde tel qu'il est vraiment. Est-ce que vous avez parlé de ces rêves à quelqu'un ? À un psychologue… ou à un ami.
Élyria se redresse brusquement. D'un geste violent elle fait basculer la tablette amovible devant elle. Elle y pose ses mains, jointes par le bout des doigts. Dans le même temps elle lève les yeux. Elle regarde fixement l'agent Suarez. Un regard à vous glacer le sang.
Il est dans un état de stupeur. Il retire immédiatement ses mains de sa tablette, croise les bras pendant que son corps a un petit mouvement de recul. Élyria répond à sa question avec un débit de parole très rapide. Ses yeux, les traits de son visage et le ton de sa voix sont congruents. Elle est à la limite de l'énervement.
– Non ! Bien sûr que non ! Je n'voulais pas qu'on m'prenne pour une folle. Pensez-vous que je suis folle agent Suarez ? Le fait que je vous pose une question vous étonne. En ce moment vous pensez à cette foutue dose pentox… n'est-ce pas ?
– Avec une dose de pentox…, arrive-t-il à bredouiller.
– Fermez-la !, et écoutez moi. Le strapontin sur lequel vous êtes assis n'existe pas, pas plus que votre costume ou vos lunettes. Ces lasers, ce quartier haute sécurité, cette prison… tout ça n'existe pas. Ici, si ce mot a vraiment un sens… ici il n'y a que vous et moi. Que vous me preniez pour une folle, je m'en fous ! De toute façon… vous ne ferez rien de bon de mon délire. J'ai fait ce que j'avais à faire. Il est temps pour moi de vous quitter.
Contrairement au reste, les trois dernières phrases ont été dites très calmement, sur un rythme lent. Élyria se lève brusquement. Tournant le dos à l'agent du CENTER, elle avance d'un pas.
– Madame Stone, attendez ! Vous ne pouvez pas…
Elle s'immobilise.
– Au revoir Monsieur Suarez, lui lance-t-elle en lui coupant la parole. Ça a été un véritable plaisir… de clore cette discussion.
Elle fait un autre pas. Et la jeune femme rousse s'effondre dans un bruit sourd devant son lit.
Deux droïdes, ainsi qu'un gardien en chair et en os, arrivent quelques instants plus tard. L'une des deux machines constate le décès de la prisonnière. L'agent Niland touche de l'index le téléphone de service installé sur son oreille droite. Devant ses yeux un hologramme rectangulaire apparaît. En haut sur fond noir, à côté du logo « Niota Service Pénitentiaire, Prison de Menjo », l'horloge numérique indique « 9 :24 ». En dessous une quinzaine d'applis colorées. Il désigne le triangle rouge en haut à droite.
– Agent Niland, NSP, Prison de Menjo, matricule 13-27-612. Protocole 18. Code 122. Décès de la prisonnière n° 817, Élyria Stone constaté à…
En cette fin d'après-midi, l'agent Suarez est dans son bureau, au sein des locaux du CENTER. À l'étage au dessus, dans la salle de réunion, une musique à la mode, des plaisanteries, des rires. Une douzaine de collègues ont organisé un pot de départ en l'honneur de Line-Sey. Lui, au bout d'une dizaines de minutes, il s'est éclipsé en s'excusant, un verre whisky à la main.
Les yeux rivés sur l'écran de son ordinateur, Rohan Suarez visionne les images de l'entretien. Obnubilé par le caractère étrange de qu'il vient de vivre dans la matinée, il regarde les mêmes images… encore et encore.
Situé à l'angle de l'Avenue de la Victoire et de la rue de l'Hôtel-de-Ville, l'immeuble flambant neuf abritant les bureaux de l'ORP, l'Organisation pour le Rapprochement des Peuples, est imposant. Un prisme de verre, de pierre et d'acier. Un chef d’œuvre d'architecture moderne. L'un des plus beaux immeubles de la ville.
Vingt-trois étages, une myriade de bureaux, des couloirs anonymes. Celui-ci est éclairé par une rangée de spots lumineux intégrés au faux plafond blanc. Le sol est gris, propre et brillant. Cinq employés habillés sobrement, deux femmes et trois hommes, attendent l'ascenseur… qui s'ouvre dans un bruit sourd. En cette fin d'après-midi, l'un des trois bureaux encore éclairés se trouve au fond du couloir, à gauche.
Assis dans un fauteuil de bureau noir, un sexagénaire au visage émacié, aux yeux bleu-vert, aux cheveux courts et aux tempes grisonnantes a sur les oreilles un casque téléphonique bleu. Il porte une chemise blanche à manches longues. La veste de son costume marron clair est suspendue au crochet porte manteau à l'entrée de son bureau. De l'index, il frotte légèrement le grain de beauté situé sur sa pommette gauche.
Sur le bureau, trônent deux cadres argentés identiques. Dans cet espace standard de travail, ce sont les seuls objets qui appartiennent vraiment à Rohan Suarez. Une photo de son fils, Dany. Un jeune homme barbu d'un trentaine d'années, l'air sérieux. Une photo sa femme, Laurine. Elle sourit. Malgré l'outrage des années, à ses yeux elle est toujours aussi belle.
Rohan parle en articulant bien, les lèvres à deux ou trois centimètres du micro. « Puisque madame Livarne vient avec son garde du corps, permettez-moi au moins de vous proposer que sa voiture soit escortée par la police routière… Je m'occuperai personnellement de les appeler Monsieur Livarne… Oui… bien sûr… »
Après quelques instants, pendant lesquelles il masse de sa main gauche les muscles de son cou, un « merci », suivi quelques secondes plus tard de « Je vous souhaite de passer une bonne soirée Monsieur Livarne », Rohan effleure une touche du clavier téléphonique pour raccrocher. Il ferme les yeux, tout en continuant à se masser le cou. Puis il passe sa main droite sur son visage avant d'expirer bruyamment. Il regarde l'heure sur l'écran de son ordinateur. 17:07. La sonnerie non agressive du téléphone retentit pour la énième fois de la journée. En regardant le clavier, Rohan voit que c'est Lize. Son bureau est près de l'ascenseur. L'une de ses missions est de filtrer les appels pour ses collègues. Elle aussi elle doit être fatiguée. Il décroche sans attendre. Il se dit qu'il appellera Niota Sécurité Routière juste après.
– Oui.
– Rohan, j'ai en ligne une certaine mademoiselle Sonia Salvino.
– Salvino… du consortium Salvino ?, demande Rohan.
– C'est ce qu'elle prétend. Elle a refusé de me dire de quoi il s'agit. Elle a juste dit que c'est vraiment très important.
– Très bien. Je prends. Bonne soirée Lize. À demain.
– Bonne soirée.
Rohan Suarez ferme à nouveau les yeux et étire les muscles de son cou. À gauche… puis à droite.
– Allo, dit une voix féminine au bout du fil.
– Bonsoir Mad'moiselle Salvino.
– Bonsoir. Vous êtes Rohan Jaber Suarez ?
– Oui. C'est bien moi.
– Je m'appelle Sonia Saniati. Il faut absolument…
– Je n'apprécie pas du tout ce genre de stratagème, dit Rohan sur un ton moins avenant en lui coupant la parole. Mes journées sont longues et là… là je suis fatigué. Au revoir Mad'moiselle Sania…
– Non ! S'il vous plaît ne raccrochez pas !
– Vous avez une minute pour me convaincre de continuer cette conversation.
– Très bien, dit la jeune femme. Je vais raccrocher… et quand vous vous réveillerez, c'est vous qui viendrez vers moi. Vous devez venir vers moi Monsieur Suarez. Je suis Sonia Saniati… Sonia Saniati… Sonia Saniati…
« Sonia Saniati… Sonia Saniati… » chuchote Rohan , la tête dépassant de la couette, dans un lit double, le dos tourné à celle qu'il vient de réveiller. Il ouvre les yeux. La chambre est éclairée par une veilleuse. Il sent une main se poser sur son épaule droite. « Rohan… Rohan, ça va ? », lui demande sa femme.
Laurine tend la main vers la lampe de chevet. Rohan se retourne sur le lit. La lumière. La stupeur. Rohan, les yeux écarquillés, regarde sa femme d'un air hébété. Il lit de l'incompréhension dans ses yeux plein d'empathie. « Chéri… tu es sûr que ça va ? »
Avant qu'il ne puisse répondre, les pleurs d'un nourrisson se font entendre dans la chambre d'à côté. Dany s'est réveillé lui aussi. Laurine, poussant la couette à rayures noires et bleues, se lève pour aller le voir. Le tissu fin et léger de sa chemise de nuit couleur crème laisse deviner ses formes généreuses. Rohan inspecte ses mains, touche son visage. Il lui faut plus de lumière. Il se lève d'un bond et appuie sur l'interrupteur. Habillé d'un caleçon gris, il regarde autour de lui, se demandant ce qui lui arrive. Il regarde à nouveau ses mains. Les rides, les taches de vieillesse… elles ont disparu.
Quand Laurine rentre dans le salon quelques instants plus tard, Rohan est assis dans le canapé en cuir marron, la tête baissée. Elle ne le sait pas, mais il regarde ce qu'il vient d'écrire au stylo noir dans sa main gauche. Sonia Saniati. Sur la table basse, une bouteille d'alcool fort et un verre à moitié plein. Rohan le prend, boit le whisky cul sec… et repose le verre. Il tourne la tête vers Laurine, la regarde s'avancer vers lui. Il semble la découvrir, lui qui la connaît pourtant sur le bout des doigts. Son visage légèrement joufflu, ses lèvres naturellement pulpeuses, ses cheveux mi-longs noirs, lisses et soyeux. Ses yeux noirs. Elle a les sourcils froncés. L'honnêteté. Toujours se dire la vérité. C'est ce qu'ils s'étaient promis depuis le début. Rohan ferme la main gauche. Il vient de choisir de lui mentir.
Rohan regarde par la fenêtre. Le ciel, les nuages gris, les petits flocons de neige qui descendent lentement, qui peu à peu blanchissent la rue, les voitures, les manteaux. Ces gens qui vont et viennent dans la rue des Limites… ils sont tous vivants. Ce qu'il voit là… c'est le présent. Il doit s'en persuader, car régulièrement le doute vient le hanter.
Revenir des années en arrière, est-ce vraiment possible ? Ce « futur », il l'a vraiment vécu ou n'était-ce qu'un rêve ? Un rêve peut-il durer des années, avec autant de détails ?
Laurine est dans la cuisine. Elle lave les biberons. Là, il tient son fils dans ses bras. Il le berce tendrement. Dany vient de s'endormir. Ça c'est la réalité. Là, c'est le présent.
La veille encore Rohan avait soixante-trois ans, son fils était un grand gaillard… et là… « Là, c'est le présent », se répète-t-il encore. Et dans un futur proche, il va les revoir. Il se prépare psychologiquement à entendre leurs voix, à les avoir en face de lui, à les serrer dans ses bras. Car même dans l'hypothèse où c'est ce « passé » qui est un rêve, il est là… et eux aussi. Deux êtres chers, qui à cette époque de sa vie sont encore vivants. Ses parents. « Tout va bien se passer » se dit Rohan dans son fort intérieur. Et s'il lui vient une larme, il n'aura qu'à dire qu'il a une poussière dans l’œil. Oui, une poussière.
Et lundi, il faudra aller travailler… en tant qu'agent du CENTER. Ça allait lui faire tout drôle de retrouver ses « anciens » collègues. L'idée que ce « retour en arrière » puisse servir à déjouer des attentats lui a bien sûr traversé l'esprit. Rohan se souvient du futur. Il a en mémoire des dates, des lieux, des noms. Mais comment être sûr que les choses vont se passer comme « la première fois » ? En tout cas, s'il se décide à le faire, ça sera de manière anonyme. Il se voit mal expliquer aux agents de Niota Sécurité Intérieure ses dons de précognition.
Au cours de ce week-end Rohan Suarez a un comportement insolite. Parfois, quand il est seul, il touche les meubles, les objets, ne sachant plus très bien ce qu'il peut considérer comme réel. Il n'a jamais autant réfléchi… sur le sens de sa vie, sur ce qui est vraiment important.
Les recherches qu'il fait concernant les rêves l'amènent à s'intéresser aux rêves lucides. Mais il ne trouve aucun exemple d'une personne qui a rêvé de vivre « le » futur, « son » futur sur plusieurs dizaines d'années.
Et personne ne s'appelle Élyria Stone. Personne. Nulle part. Par contre, Sonia Saniati existe bel et bien. Elle habite à Djilong, dans le nord du pays. Il doit la rencontrer. C'est la seule piste qu'il a pour essayer de comprendre ce qui se passe. La seule.
Pour le CENTER, l'agent Suarez est en arrêt maladie. Pour Laurine, son mari est en déplacement professionnel à l'autre bout du pays. Une formation censée durer trois jours.
Les conditions météo sont exécrables sur l'aéroport de Maperine. Une pluie fine et glacée tombe des cieux. Le vrombissement des propulseurs verticaux du Tupolev-377 ne dure que quelques instants. Soufflant les flaques toutes fines sur l'asphalte noir, l'avion se pose en douceur.
Ce n'était qu'une bruine quand l'avion s'est posé. Maintenant c'est une pluie battante. S'agissant d'un vol intérieur, les contrôles des agents de Niota Sécurité Aéroportuaire sont réduits au strict minimum. La vérification d'identité et le passage des valises aux rayons X. Vêtu d'un pantalon marron et d'une parka noire, tirant une petite valise bleu nuit, Rohan avance rapidement en zigzaguant entre les usagers de l'aéroport. La première chose qu'il doit faire c'est louer une voiture.
Une deux fois trois voies en rase campagne. Il ne pleut plus, mais le ciel reste menaçant. La circulation est fluide. Rohan est au volant d'une petite citadine blanche sur la voie la plus à droite. Une sortie, un rond-point, une voie à double sens traversant une futaie. Avec l'informatique embarquée, il n'a aucun mal à trouver.
La rue du Soleil Levant est large et bordée d'arbres. Le temps s'est éclairci en cette fin d'après-midi. La brise glacée joue avec les feuilles mortes qui jonchent le sol. Le quartier résidentiel baigne dans le calme. Le gazon est vert. Les haies sont bien taillées. Les jolies petites villas ont toutes des jardins bien entretenus.
Rohan se gare sur le large espace entre la rue et le trottoir. Du toit de tuiles rouges au crépi beige des murs, tout respire la maison standard de bonne facture. En tirant vers le haut la fermeture éclair de sa parka, Rohan avance vers le numéro 237. Même en trouvant les mots justes, le plus probable c'est qu'elle le prenne pour un fou se dit Rohan. D'après ses recherches Sonia Saniati est célibataire… mais elle fréquente peut-être quelqu'un. Si c'est un homme ou une autre femme qui lui ouvre, qu'est-ce qu'il va bien pouvoir lui dire ? S'excuser, bredouiller qu'il s'est trompé d'adresse.
Il se trouve maintenant devant cette porte d'entrée en bois vernis. Au sol le paillasson lui souhaite « bienvenue ». Il pourrait reprendre la route, aller dans un motel et revenir dans la matinée. Le bouton de la sonnette se trouve à gauche de la porte. Il réfléchit un instant en regardant ce petit disque noir au centre de ce rectangle blanc. Il n'a pas fait tout ce chemin pour flancher maintenant, se dit-il en touchant son grain de beauté de son index gauche. Il sonne. Il attend… de longues secondes. Il sonne de nouveau.
La porte s'ouvre. Une femme aux cheveux longs, châtain clair, aux yeux verts, habillée d'un sweat-shirt blanc et d'un pantalon vert foncé le regarde en souriant. Ce sourire est de bonne augure mais Rohan, se rendant compte que la distance entre cette inconnue et lui est peut être trop courte, gênante pour elle, recule d'un pas tout en disant : « Bonjour Madame ».
– Bonsoir. Je vais enfin mettre un nom sur votre visage. Savoir comment vous vous appelez.
– Je m'appelle Rohan Suarez. Mais…
– Sonia Saniati, dit-elle en lui tendant la main. Si vous voyiez la tête que vous faîtes, ajoute-t-elle avec un grand sourire. Tout va bien. En fait… votre visite ne m'étonne pas vraiment. Je vous en prie, entrez Monsieur Suarez. Nous serons mieux à l'intérieur pour parler. Je crois que nous avons beaucoup de choses à nous dire.
Rohan s'essuie consciencieusement les pieds sur le paillasson. Il entre et referme la porte. Une voix synthétique féminine monocorde se fait alors entendre. « Monsieur Rohan Jaber Suarez, ceci est une mise en garde officielle. Cette maison est équipée du système domotique Niota Sécurité. Si vous commettez un acte susceptible de porter atteinte à l'intégrité physique des personnes vivant dans cette maison, vous serez immédiatement neutralisé. Cette neutralisation pourrait vous causer de graves dommages corporels ou même provoquer votre mort. Monsieur Suarez, vous devez impérativement répondre « j'ai compris la mise en garde » ou sortir immédiatement de cette maison. »
– J'ai compris la mise en garde, répond naturellement Rohan en prenant soin de bien articuler tout en accrochant sa parka au portemanteau.
En s'avançant, il arrange le col de sa chemise à carreaux. Le salon est relativement spacieux. L'espace est ouvert sur la salle à manger et la cuisine. Longeant le mur en pierres apparentes, un escalier droit en bois mène à l'étage. Des fauteuils noirs en cuir, une table basse ovale, quelques plantes vertes. Aux murs, un grand miroir rectangulaire, de nombreux tableaux et une horloge circulaire noire. Le feu crépite dans la cheminée en briques rouges au dessus de laquelle trône une poutre de belle taille. Sur le bois vernis, à gauche un bouquet multicolore dans un petit vase marron, à droite la photo d'un homme d'une quarantaine d'années.
– Asseyez-vous, je vous en prie. Vous voulez boire quelque chose ? Un café peut-être ?
– Avec plaisir, répond Rohan toujours debout.
Il envisage de s'asseoir dans l'un des deux canapés, se ravise et continue de la suivre. Il s'arrête dans la salle à manger près de la table ronde à pied central. Sonia continue et tourne la tête vers lui une fois arrivée dans la cuisine.
– Ne faîtes pas attention au désordre. Notre robot domestique est tombé en panne il y a trois ou quatre jours.
Rohan tire l'une des quatre chaises en bois, en la soulevant légèrement. Il s'assoit et regarde plus attentivement autour de lui. Il constate que la cuisine est un mariage réussi entre le rustique et le moderne, le bois et l'électroménager dernier cri. Il se rend compte maintenant que la plupart des tableaux sont des copies d’œuvres de maîtres. À part ce torchon de cuisine rouge à carreaux laissé négligemment sur le passe-plat, Rohan ne voit pas très bien de quel désordre parle madame Saniati. En écoutant bien, on entend de la musique classique. Elle vient de là-haut, de l'étage. Une symphonie connue, mais Rohan ne saurait dire laquelle.
– Vous aviez déjà vu mon visage avant aujourd'hui, n'est-ce pas ?
– Quelle perspicacité, dit-elle en rigolant tout en mettant les dosettes dans la machine à café. Excusez-moi, je suis d'humeur taquine. Oui Monsieur Suarez, votre visage m'est familier.
– Mais comment est-ce possible ? Vous n'me connaissez pas… et je tiens à ce qu'on ne publie aucune photo de moi sur les réseaux sociaux.
– Je vous ferai voir les portraits un peu plus tard.
– Les portraits ? Quels portraits ?
– Des portraits de vous. Évidemment. C'est ma fille qui les a peints. Elle s'appelle Samantha. C'est très ressemblant, vous verrez. Elle est vraiment douée. Nous verrons ça tout à l'heure. Rien ne presse. Pour l'instant, si vous l'voulez bien, parlez-moi un peu de vous Monsieur Suarez. Que faites-vous dans la vie ?
– Vous pouvez m'appeler Rohan…
En buvant le café, Sonia et Rohan font plus ample connaissance. Il lui parle de son travail, de Laurine, de Dany. Et un peu de ses loisirs. Les randonnées, la self-défense, la lecture. Il apprend qu'elle est programmatrice pour une grosse société commercialisant des logiciels, qu'elle est divorcée et qu'elle élève seule sa fille de neuf ans. Le télétravail lui permet de concilier au mieux vie professionnelle et vie familiale. Sonia et sa fille ont une passion commune. La peinture.
– La photo que tu vois sur la cheminée, c'est Pako, le père de Samantha. Il n'a plus donné signe de vie depuis trois ans. Nous n'avions pas la même vision de ce qui était le mieux pour notre fille. Il voulait la placer dans une institution.
– Comment ça dans une institution ?, demande Rohan en posant la tasse vide sur la table.
– Samantha est une personne en situation de handicap. Elle présente une forme particulière d'autisme. Venez, ajoute-t-elle en se levant, il est temps que je vous présente ma fille.
Rohan, en laissant un distance raisonnable entre elle et lui, suit Sonia dans l'escalier qui mène à l'étage.
– Ma chambre… sa chambre, dit-elle en désignant successivement les deux portes de part et d'autre du couloir. Et là, c'est l'atelier. Sam… Sam, tu est là ?
Au fond du couloir, la porte de l'atelier est entr'ouverte. Sonia pousse la porte de la main droite. Ils entrent. La pièce est beaucoup plus grande que Rohan ne l'avait imaginée. La lumière est omniprésente. De nombreux chevalets, de grands tabourets, plusieurs tables, des toiles enroulées, des étagères en métal, des pinceaux, des éponges, des chiffons, des tubes de peinture, des paysages à couper le souffle, des peintures animalières, de véritables odes à la vie, quelques natures mortes, quelques vanités, des toiles inachevées, des taches aux sol… Un capharnaüm apparent qui baigne dans cette symphonie à laquelle Rohan n'arrive toujours pas à donner un nom.
Et au fond, tout au fond… Samantha est assise. Ses cheveux châtains dorés tombent sur ses épaules. Sous son tablier vert elle porte un pantalon bleu ciel et un tee-shirt gris. Sur la voie du geste parfait, elle est complètement absorbée par ce qu'elle accomplit. Tranquille, silencieuse, confiante, ajoutant de la couleur à la couleur, elle laisse simplement glisser le pinceau sur la toile. Un splendide coucher de soleil sur une savane arborée.
– Samantha…
La fillette regarde vers sa mère. Et elle sourit. Pendant un instant la lumière de son sourire ne fait qu'un avec celle de ses yeux émeraude. Déjà le sourire s'éteint. La fillette fluette tourne la tête. Sonia pose délicatement sa main droite sur l'épaule droite de sa fille.
– Sam… Sam, je ne suis pas venue seule, lui dit-elle avec une voix pleine de douceur. Quelqu'un voudrait faire ta connaissance… si tu veux bien. C'est l'homme des portraits que tu as peints.
Sonia attend quelques secondes. Rohan, ne sachant pas très bien quoi dire, se tait. Sonia retire sa main. Elle se retourne, regarde Rohan en souriant, puis elle balance la tête de droite à gauche.
– J'avais espéré qu'elle vous regarde… et qu'elle ait une réaction en vous voyant. Elle peut rester des jours… des semaines sans dire un mot, ajoute Sonia avant de soupirer.
– Elle est dans son monde.
L'air gêné qui ternit aussitôt le visage de Rohan semble être des excuses silencieuses. Sonia a l'habitude de ces idées toutes faites, ces grilles de lecture qui enferment les êtres. Elle ne lui en tient pas rigueur.
– Vous y êtes aussi, dans « son monde » comme vous dîtes, rétorque-t-elle toujours souriante. Venez… venez voir par vous même.
Ils reviennent sur leurs pas, laissant Samantha chercher le parfait équilibre entre les rayons de lumière et les ombres subtils. Sonia s'arrête devant une étagère métallique blanche. Elle tend le bras pour prendre un carton à dessin se trouvant tout en haut. Elle se retourne, pose l'étui vert sur la table, fait de la place autour. Elle défait le nœud de tissu noir et elle ouvre.
– Waouh !, s'exclame Rohan. C'est plus que ressemblant… c'est moi, y'a pas d'doute. C'est hyperréaliste. On dirait une photo.
– Il y en a onze au total. Onze portraits de vous. Regardez, dit-elle en lui montrant les autres toiles. Les traits restent les mêmes mais la couleur dominante change. Ici c'est du bleu… là du rouge.
– Je suis bluffé. C'est… c'est incroyable. Mais comment elle a pu faire ça sans m'avoir jamais vu ?
– En général, dit Sonia, elle préfère peindre des paysages, des animaux ou reproduire des tableaux de maîtres.
– Vous voulez dire que les tableaux qui sont dans votre salon c'est elle…
– Bien sûr que c'est elle, répond Sonia en rigolant. Elle a aussi quelques œuvres fantastiques. Je vous les montrerai plus tard si vous voulez.
– Et elle, vous savez qui c'est ?, lui demande Sonia en lui montrant le portrait d'une jeune femme rousse.
Ce visage mince sans pommettes, cette peau blanche avec ces taches de rousseur, ces cheveux mi-longs cuivré, ces yeux marron clair au contour noir. Ce regard.
– C'est Élyria, répond Rohan.
– Et c'est qui Élyria ?
– J'aimerais bien l'savoir, dit Rohan l'air absent.
Sonia fronce les sourcils.
– Vous savez qui c'est ou vous n'savez pas ? Il faudrait savoir.
– C'est compliqué. J'ai vécu… une expérience bizarre. C'est tellement étrange. Vous voyez… c'est le genre d'histoire qui peut vous valoir un internement dans un hôpital psychiatrique…
Rohan et Sonia descendent les escaliers. Il commence à lui raconter ses souvenirs du « futur ». Assis dans le salon, il en est au flashback, à son fils adulte « redevenu » enfant. Il raconte maintenant en détail l'épisode de la prison. La rencontre avec Élyria. L'entretien concernant l'attentat, ses élucubrations concernant la réalité, Kalief, et la mort de la jeune femme aussi soudaine que mystérieuse.
– Si je comprends bien, dit Sonia, l'hypothèse la plus probable c'est qu'Élyria est en réalité le personnage d'un de tes rêves.
– D'accord, dit Rohan, mais dans ce cas comment Samantha a pu savoir à quoi elle ressemble ?
L'un et l'autre font des hypothèses concernant ce « rêve », mais la réalité les rattrape. Sonia regarde l'horloge. Il est temps qu'elle remonte demander à Sam d'aller se doucher, avant le dîner. Samantha mange à heures fixes.
Quand Sam revient au salon, elle porte une pyjama bleu. Le haut est uni, le bas parsemé d'étoiles. La visite impromptue de Rohan a fait que Sonia n'a pas eu le temps de cuisiner. Elle a réchauffé des plats surgelés et elle a sorti du réfrigérateur le reste d'une tarte aux mirabelles qu'elle a préparée la veille. Le repas est consistant. La tarte est excellente.
Quand Sonia verse dans le verre de Rohan ce qu'il reste de vin blanc, Samantha est déjà assise dans le plus petit des deux canapés, regardant la télé. Elle balance le haut de son corps d'avant en arrière. Elle regarde un reportage sur les découvertes du Commandant Foguel au pôle Sud. Les adultes se décident à quitter la table pour venir la rejoindre. Assis dans l'autre sofa, ils parlent du monde tel que l'a décrit Élyria.
– Elle a dit que notre monde est une prison, dit Rohan. Une prison dans les ténèbres. Elle a parlé de voiles d'illusions… que nous ne pouvions pas voir la vérité.
– Et c'est Kalief qui lui a expliqué tout ça… dans ses rêves.
– C'est ça, dit-il en opinant du chef.
– Élyria rêve de Kalief dit Sonia. Mais si l'on considère qu'Élyria n'est que le personnage d'un rêve, alors en réalité c'est Kalief qui influence tes rêves.
– Ok, dit Rohan. Élyria n'existe pas. Et Kalief, lui, il existe. Elle a dit que tout c'qu'il y avait autour n'existait pas. Qu'il n'y avait qu'elle et moi. En fait… Kalief et moi.
– Et je pense, continue Sonia, que l'on a communiqué à Samantha les traits de ton visage et ceux d'Élyria de la même façon. En rêve. Par télépathie. Peut-être Kalief lui-même.
– C'est c'qui paraît le plus logique, acquiesce Rohan.
– Dans ce « futur », est-ce qu'il y a eu d'autres faits étranges ?, demande Sonia.
– Non. Tout paraissait parfaitement normal.
– Excepté cet entretien avec Élyria, remarque Sonia.
– Et aussi la fin du rêve, dit Rohan. Où tu me dis au téléphone que je dois venir te voir.
– Là encore, c'est sûrement Kalief qui parle. Ça c'est fait. Tu es là. Je pense que l'on doit se concentrer sur l'épisode de la prison si l'on veut comprendre ce qui se passe.
Rohan se remémore l'entretien. Sonia lui pose des questions. Est-ce qu'Élyria a fait des signes qu'il n'aurait pas remarqué sur le moment ? Avec ses mains ? Un clin d'œil à un moment précis. Ça peut être n'importe quoi. Ils réfléchissent ensemble pendant un long moment, mais les différentes hypothèses ne mènent nulle part.
– Comment s'est passé la fin de l'entretien ?, demande Sonia.
– Elle était un peu énervée, répond Rohan. Elle parlait vite. Pas comme quelqu'un qui est sous pentox. Ça je m'en souviens très bien.
– Tu te souviens de ses derniers mots ?
– Quand elle s'est levée, elle m'a dit au revoir et elle a ajouté… que c'était avec plaisir qu'elle mettait un terme à notre entretien. Oui, elle a dit « avec plaisir ».
– Et juste avant, qu'est-ce qu'elle a dit ?, demande la mère de famille.
– Je te l'ai déjà dit. Qu'elle avait fait ce qu'elle avait à faire.
– Rien d'autre ?
– Si… elle a ajouté quelque chose comme « vous ne ferez rien de bon de tout ça. »
– Ce sont ses mots ? « Vous ne ferez rien de bon de tout ça. » C'est ce qu'elle a dit ?
– Oui, en gros. Peut-être pas avec ces mots là… ça s'est passé il y a tellement longtemps. Comment veux-tu qu'je m'en souvienne ?
– Si c'est réellement un rêve… c'était la semaine dernière. « J'ai fait ce que j'avais à faire »… ça peut signifier « j'ai dit ce que j'avais à dire », j'ai transmis le message. « Tout ça », « tout ça »…
« Tout ça », comme le reste, ne donne rien. Pendant ce temps Rohan essaie de se rappeler.
– Non… non, ce n'était pas « tout ça »… elle a dit « vous ne ferez rien de bon de mon délire ». Oui, elle a utilisé le mot « délire ». « Vous ne ferez rien de bon de mon délire », oui… oui, ce sont ses mots.
– Mon délire, dit Sonia.
C'est à ce moment qu'ils entendent une petite voix dire : « Délire d'Élyria, délire d'Élyria, délire d'Élyria… ». Sonia tourne la tête en direction de sa fille. Samantha se balance toujours. Elle continue de répéter : « Délire d'Élyria, délire d'Élyria, délire d'Élyria… »
– Ben ça alors !, dit Sonia en écarquillant les yeux.
– Oui, dit Rohan, elle a dit « mon délire », donc c'est « le délire d'Élyria ».
La fillette se fige et se tait. Elle est à nouveau absorbée par le silence des immenses contrées d'une blancheur immaculée. Sonia se tourne vers Rohan, souriante.
– Il y a une sorte de répétition, continue Rohan. Ça sonne pareil. Délire… folie, exaltation. Élyria… c'est un papillon. Un papillon fou. La folie du papillon. Ça te dit quelque chose ?
Sonia reste là, sans répondre. Rohan fronce les sourcils, plongé dans sa réflexion. Elle regarde toujours en direction de sa fille. Samantha vient de baisser les yeux. Elle ne regarde plus la télé. Ce qui étonne sa mère, car d'habitude quand elle regarde une émission c'est jusqu'à la fin. Sur le plateau, le Commandant Foguel parle à deux journalistes du pôle Sud et du formidable potentiel qu'il renferme.
– Ça va Sam ?, lui demande sa mère.
Samantha se lève et se dirige vers l'escalier.
– Elle va se coucher ?, demande Rohan.
Sonia regarde l'horloge noire au mur et fait oui de la tête.
– Bonne nuit ma chérie, lui dit-elle affectueusement. C'est drôle, ajoute-t-elle à l'attention de Rohan, d'habitude elle vient me faire un câlin. C'est sûrement votre présence.
Sonia prend la commande et éteint la télé. Elle se lève pour prendre l'ordinateur portable qui se trouve sur le living. Les recherches sur « le papillon fou » ne donnent rien d'intéressant. Ça ne correspond à aucun livre, aucun texte célèbre, aucune légende. « La folie du papillon » aussi est une impasse. Au bout d'un certain temps, Sonia secoue la tête de droite à gauche en posant l'ordinateur sur la table basse. Rohan touche son grain de beauté de l'index gauche en s'adressant à Sonia.
– Ce n'est peut-être pas au niveau du sens des mots qu'il faut chercher. Peut-être qu'il faut juste constater qu'il y a une sorte de répétition.
– Et donc ?, demande Sonia. À quoi ça nous mène ?
– Ce que j'essaie de dire c'est que le message c'est peut-être tout simplement le concept de « répétition ».
– Répéter, dit Sonia. Dire la même chose. Tautologie. Mathématiques… Répéter, réitérer, boucle. Une boucle dans un programme informatique.
– Oui dit Rohan. Ou alors… une boucle temporelle. Des événements qui se répètent.
Des bruits de pas dans les escaliers. Ils tournent tous les deux la tête. Samantha descend avec deux tableaux. Un dans chaque main. Sonia s'est levée.
– Sam…, qu'est-ce que tu fais là ? Je croyais que tu étais allée dormir.
De la façon dont la fillette porte les tableaux, ce qu'ils représentent n'est pas visible. Elle s'arrête devant la table basse. Elle regarde sa mère, qui fronce les sourcils mais lui sourit. Samantha dépose le tableau qu'elle tient dans la main gauche par terre, contre la table basse. L'autre, elle le pose à la verticale sur le canapé noir. Sur le premier, en format paysage, une magnifique sphère bleutée sur fond noir. Elle prend l'autre tableau resté au sol et le pose à droite du premier. Au format portrait, il représente une tour ayant une forme conique. Vu la taille des personnages au pied de celle-ci, l'édifice n'a rien à envier aux plus hauts immeubles jamais construits. Samantha regarde sa mère et lui sourit. Transparaît alors dans les yeux verts de l'enfant cette lumière que sa mère a vue en de rares occasions, quand Samantha décide qu'elle a fait de son mieux, que l'œuvre est achevée. Déjà le sourire s'éteint. Et Samantha se dirige vers l'escalier.
– Ça fait partie des œuvres fantastiques dont vous me parliez tout à l'heure ?, demande Rohan.
– Oui, répond Sonia en scrutant d'un regard nouveau certains détails sur la dernière toile.
Elle regarde pendant un bref instant vers l'escalier. Samantha commence à monter les marches.
– Elle fait ça d'habitude?, demande Rohan. Aligner ses œuvres sur le canapé.
– Non. Elle ne l'a jamais fait. Ces tableaux sont en rapport avec tout le reste. C'est évident. C'est quand elle a entendu les mots « délire » et « Élyria » que Sam a réagi. D'abord en répétant ces mots… et maintenant en nous mettant ces tableaux sous les yeux.
– Tu penses que c'est une sorte de… conditionnement ?, demande Rohan
– C'est possible, répond Sonia. C'est ça qui m'fait peur. Tout est possible.
– Ok, dit Rohan. Hypothèse. Ni Élyria ni Kalief n'existent dans notre monde. S'ils existent, ou si l'un d'entre eux existe, c'est dans un autre monde.
– Et Samantha, enchaîne Sonia, inspirée par cet autre monde, aurait peint ces deux tableaux.
– Je suis prêt à parier, dit Rohan, que ce tableau ce n'est pas juste la représentation d'une planète imaginaire. Et la tour ? Ça vous dit quelque chose ?
– Non, répond Sonia. Vraiment… j'vois pas.
Les recherches sur la tour conique gigantesque ne donnent rien d'intéressant. Sonia et Rohan sont d'accord pour dire que si cet étrange édifice existe quelque part, c'est dans l'autre monde. Un autre monde… Une autre planète. Pendant un instant ils se taisent tous les deux, perdus dans leurs pensées.
– Tu crois que c'est vraiment possible ?, demande Sonia.
– Quoi donc ?
– Enfin… je veux dire… Si cet autre monde existe, il doit être à des années lumière de Dunia.
– Oui, acquiesce Rohan. À des années lumière…
– Ça y est Docteur Gutrin, dit une voix féminine. Il se réveille.
Un homme d'une trentaine d'années, qui ressemble à s'y méprendre à Rohan Suarez, ouvre les yeux. Il esquisse un mouvement pour redresser son buste. Son corps reste cloué au lit. Habillé d'un uniforme gris bleuté, il est allongé, des sangles blanches au niveau des chevilles, des cuisses, des poignets et du buste.
Rohan tourne la tête à gauche, puis à droite. Il se trouve dans une pièce relativement grande. Des murs blancs. Un sol synthétique gris clair. Une porte gris-noir, en métal… probablement. Entre le lit et la porte, une chaise, un bureau, un ordinateur. Trois étagères en « U », blanches, sont fixées au mur. Des dizaines de livres. Dans un coin de la pièce, des cloisons grises. Deux portes. Sûrement les toilettes et la salle de bain. L'attention de Rohan se focalise évidemment sur cette femme en uniforme gris, debout près de la bibliothèque, les bras le long du corps. Elle reste immobile. Elle lui sourit. Il la trouve très étrange avec son visage au teint très mat et ses cheveux qui forment une espèce de boule autour de sa tête. Androïde? Humaine? Il ne saurait dire. Il n'a jamais vu cette couleur de peau.
– Bonjour Monsieur Suarez, dit la femme noire. Permettez-moi de me présenter. Je suis le docteur Inès Latimer. Si vous voulez vous pouvez m'appeler Inès.
– Qu'est-ce qui se passe ? Où est-ce que… je…
Il fixe le docteur Latimer en fronçant les sourcils.
– Tout va bien Monsieur Suarez.
– Ma voix… elle est…
– Elle est différente, dit le docteur Latimer.
– Qu'est-ce que je fais ici?, demande Rohan d'une voix bien trop grave pour être la sienne.
L'idée qu'il a peut-être été enlevé par des agents Niota Sécurité Intérieure lui vient naturellement à esprit. C'est sûrement en rapport avec l'autre monde se dit-il.
– Monsieur Suarez, dit le docteur Latimer, ce que je vais vous révéler va vous paraître invraisemblable. Pourtant… c'est la vérité. Une vérité que votre esprit aura du mal… beaucoup de mal à accepter.
Pendant que la femme noire lui parle, Rohan baisse les yeux et regarde ses mains plus en détails. Elles sont différentes. Légèrement plus grandes. Et ces ongles… ce ne sont « ses » ongles. Ils sont plus bombés. Il pose ses mains sur son visage tout en regardant vers la femme noire. Il sent son grain de beauté sur sa pommette gauche.
– Qu'est-ce que vous avez fait?
– Nous avons transféré votre conscience dans ce corps artificiel, dit simplement le docteur Latimer. Nous avons fait de notre mieux pour qu'il ressemble…
– Vous avez mis mon esprit dans une machine !, l'interrompt Rohan en colère. Où est mon corps? Mon vrai corps.
– Monsieur Suarez. Calmez-vous. Tout va bien. Laissez-moi le temps de vous expliquer. Comprenez… vous n'êtes plus sur Dunia. Votre monde… Dunia… n'existe pas réellement. En fait, jusqu'à aujourd'hui, vous n'avez jamais eu de corps.
– Nooon, nooon…
Rohan se débat de toutes ses forces en criant. Son corps fait des mouvements inutiles. Ces maudites sangles retiennent efficacement ses membres. Il n'a pas le temps de crier une troisième fois. Il sombre dans l'inconscience.
Rohan émerge. Le corps lourd, l'esprit embrumé. Le même lit. Les sangles ont disparu. Il est seul. Il se lève d'un bon et se précipite sur la poignée de la porte. Il appuie, tire de toutes ses forces. La lourde porte en métal gris-noir reste fermée. Il se dirige vers le bureau, les yeux dans le vague.
Maintenant il est assis sur la chaise, la tête baissée. Il réfléchit à ce que lui a dit le docteur Latimer. Il pense à Laurine, à Dany. Mais avec cet ersatz de corps, aucune larme ne lui monte aux yeux.
Quelques instants plus tard, la porte s'ouvre. Le docteur Latimer et un homme entrent dans la pièce. Grand, mince, les cheveux blancs, il porte le même costume gris que sa collègue. Rohan se lève. Une profonde tristesse se lit sur son visage.
– Bonjour Rohan. Moi c'est Hugo, dit-il en le regardant dans les yeux. Hugo Gutrin. Vous êtes triste. Je le comprends aisément. Je suis sincèrement navré pour vous mais… nous ne pouvions pas faire autrement.
Rohan perçoit de la sincérité dans ses yeux marron. Inès affiche un sourire plein d'empathie.
– Qu'est-ce qu'ils sont devenus ?, demande Rohan. Les habitants de Dunia.
– Toutes les informations relatives à cette simulation sont sauvegardées, répond Inès. Sur Dunia… le temps s'est arrêté.
– Et le temps pourrait redémarrer ? Dunia pourrait continuer à exister ?
– Oui. Absolument, répond Hugo.
– Laissez-moi repartir, bredouille Rohan, en pensant à nouveau à sa femme, à son fils, tout en regardant ces mains qui ne sont pas les siennes. S'il vous-plaît. Je suis sûr que c'est possible.
– Oui, dit le docteur Gutrin. En effet. C'est possible. Et à vrai dire ce serait d'une simplicité enfantine. Mais… si nous vous avons offert la possibilité d'exister dans le monde réel, d'exister sur Terre, c'est pour une raison très importante. Très importante pour nous.
– Terre, répète Rohan en fronçant les sourcils.
– Oui. La Terre. C'est ainsi que se nomme notre planète, dit Inès en souriant.
– Rohan, vous êtes important, répète Hugo. Vous êtes ce que l'on appelle une singularité existentielle. Vous êtes unique.
– Il y a des millions de personnes sur Dunia, rétorque Rohan. Pourquoi moi? Pourquoi ?
Inès et Hugo se regardent un bref instant en échangeant un sourire. Rohan fixe un instant le docteur Gutrin, puis son regard se tourne vers le docteur Latimer.
– Parce que seule votre existence défie la logique, répond Inès avec enthousiasme. Dans le programme de simulation de Dunia nous n'avons mis aucun élément concernant Élyria Stone. Aucun. Quelle est la probabilité pour qu'une conscience artificielle imagine, ou rêve, de l'existence d'une personne existant dans le monde réel?
– Je m'en fous de vos probabilités ! Je veux juste rentrer chez moi. Je veux retrouver ma femme et mon fils.
– Rohan, intervient Inès toujours aussi exaltée, rendez-vous compte. Vous avez imaginer non seulement son nom et son prénom, mais aussi ses pensées. Considérons ce qu'elle vous a dit en prison. Il y des phrases qui sont mot pour mot ce qu'elle a écrit dans son dernier livre, « Essai sur la réalité ultime ». En fait Rohan, cette probabilité est quasiment nulle. Ce qui…
– Je m'en fous, l'interrompt Rohan. Tout ce que je vois… c'est que je suis en prison.
– Oui, répond le docteur Gutrin. Jusqu'à ce que nous soyons sûrs que vous…
Pendant qu'il parle Rohan saisit la chaise à côté de lui et il la balance en direction du docteur Gutrin.
– J'en ai rien à foutre de tout ça !, hurle Rohan à bouts de nerfs. Je veux juste rentrer chez moi.
La chaise passe au travers de l'hologramme du docteur Gutrin. Celui du docteur Latimer balance la tête de droite à gauche. Rohan sombre dans l'inconscience. Son corps tombe lourdement au sol.
Rohan, assis devant l'ordinateur, a les yeux fermés. Il écoute pour la énième fois cette chanson qui l'obsède. « Et si tu n'existais pas ». Il se dit qu'il n'a pas le choix. Il doit faire l'effort d'accepter cette vérité. Dunia n'existe pas « vraiment ». Une simulation. Il pense aussi à ce «futur» qu'il a «rêvé» et à la rencontre avec Sonia et Samantha. Il lui semble évident que tout cela avait été orchestré pour éclairer sa conscience, pour préparer son esprit à entrevoir la vérité. Une étrange vérité.
Ça fait trois jours que Rohan est là. Trois jours et deux nuits qu'il est seul. Terriblement seul. Bien sûr il lui est impossible de communiquer avec le monde extérieur. Alors il passe le temps comme il peut. Il lit ou il consulte sur l'ordi l'encyclopédie qu'ils ont mis à sa disposition. Il apprend à connaître cet « autre monde ». Le «monde réel». L'Histoire, bien plus complexe que celle de Dunia, la géographie, les mœurs des différentes populations. Les habitants de la Terre sont d'une telle diversité. Et parfois Rohan écoute simplement de la musique, il regarde des paysages, des animaux, des fleurs. Il essaie, malgré le sentiment pesant de solitude, d'apprécier la beauté de ce monde.
Le premier jour il s'était encore énervé. Deux fois. Les mêmes causes. Les mêmes effets. Puis il avait pris sur lui, en se disant que plonger à nouveau dans l'inconscience ne pouvait pas faire avancer sa situation.
Quoi qu'il fasse, ses pensées se tournent souvent vers les siens. Vers son monde. Laurine. Dany. Ses parents. Leur existence… suspendue hors du temps. Une simulation. Une fois qu'ils auront atteint leur but, ils vont probablement annihiler Dunia. Rohan fait alors une hypothèse qui le saisit d'effroi. Peut-être qu'ils ont menti ? Il est possible que les informations concernant Dunia soient déjà effacées. Non. Ils attendent quelque chose de lui. À leurs yeux, il est important. Et tout ce qu'ils ont pour le faire chanter c'est l'amour qu'il éprouve pour les siens.
Soudain la porte s'ouvre. Elle porte l'uniforme gris. Rohan la regarde. Les mêmes yeux marron clair, les taches de rousseur. Elle n'a pas ce maquillage permanent autour des yeux. Et ses cheveux sont plus longs. Mais c'est bien elle. Élyria Stone. Avec une dizaine d'années de plus. Rohan n'est pas vraiment étonné. Il sourit, pendant que la porte se referme. Un sourire froid, teinté d'abattement.
– Bonjour, dit Élyria en s'avançant vers lui tout en arborant un large sourire.
– Bonjour, dit Rohan.
– Ça va mieux ?, demande la femme rousse.
– Je parle à qui ?, demande simplement Rohan. À un autre hologramme ? Et cette porte, elle ne s'est pas vraiment ouverte. À quoi bon jouer cette comédie ?
Elle s'est avancée. Elle est face à lui. Toujours souriante. Elle lui tend la main. Il fronce les sourcils, juste avant d'accepter la poignet de main. Elle ne sourit plus.
– L'utilisation des hologrammes, dit Élyria, avait pour unique but la sécurité de mes collaborateurs. Le docteur Latimer ne vous a pas menti. Les données concernant Dunia sont en sécurité. Du moins… pour l'instant.
– C'est… donnant donnant, dit Rohan. Une espèce de chantage.
– Oui. C'est exactement ça. C'est donnant donnant. S'il vous plaît, laissez-moi le temps de vous expliquer.
– Très bien. Je vous écoute.
La commandante Stone lève le bras gauche. Elle fait un signe de l'index droit à un subalterne via les caméras de surveillance. Rohan regarde vers la porte. La commandante scrute son visage à la recherche de la moindre réaction. Il a l'air perplexe. Rien. Le silence. L'instant s'allonge. Élyria a l'air inquiète. Rohan s'apprête à demander ce qui se passe. C'est alors qu'il entend une voix lui dire : « Marathon ». Élyria le regarde froncer les sourcils. Il hésite.
– Quoi Marathon ?, demande Rohan. Qu'est-ce que ça veut dire ? Et qui me parle ?
La commandante reste silencieuse. En fermant les yeux, elle lève la tête dans un geste lent en prenant une grande inspiration.
– Ça marche, dit-elle avec soulagement. Ça marche.
– Je suis le seul à avoir entendu ce mot, c'est bien ça ?
La commandante Stone hoche la tête en souriant.
– Qui m'a transmis ce message ?… Je ne comprends pas.
– Un peu de patience, lui dit Élyria en souriant. Vous avez attendu trois jours. Vous pouvez attendre quelques minutes de plus. Il se trouve à une dizaine de kilomètres d'ici. Je vais vous laisser, le temps qu'il nous rejoigne. J'ai à faire. À tout à l'heure, ajoute-t-elle en se dirigeant vers la porte.
Seul dans la pièce, Rohan attend. En proie au désarroi, les pensées se bousculent dans sa tête. Il a trop peu d'éléments pour échafauder une hypothèse plausible, pour tenter de répondre à la seule question qui taraude son esprit : «Qu'est-ce qu'ils attendent de moi ?»
Les minutes s'étirent. Un quart d'heure s'écoule. Et enfin la porte s'ouvre. La commandante rentre. Une joie, une lumière illumine son visage. Elle est accompagnée d'un droïde. Le même uniforme gris bleuté que Rohan, la même stature, les mêmes traits. Il y a même le grain de beauté. Le face à face avec lui-même déclenche un éclair de lucidité. La réponse à sa question est maintenant évidente. Le message a été envoyé par son double. Par lui-même.
– Je pense que les présentations sont inutiles, dit la commandante en souriant. Messieurs… nous sommes en guerre. Ou du moins nous le seront bientôt. La Terre sera dans un avenir très proche attaquée par une race extraterrestre. Certains de ces êtres sont dotés de pouvoirs psychiques, notamment des pouvoirs télépathiques. Ils lisent dans l'esprit des humains comme dans un livre ouvert. Mais… ils sont incapables lire les pensées des artificiels. Les pensées froides. Cette stratégie est le meilleur espoir de survie de l'humanité, conclut la Commandante. Nous avons maintenant une chance… une petite chance d'échapper à l'extermination. Et vous, Rohan…
Rohan va retourner sur Dunia, retrouver sa femme et son fils. Il continuera sa vie de citoyen lambda dans une réalité simulée. Il vivra en paix.
Rohan va devenir un redoutable combattant et un fin stratège. Il n'a pas le choix. Il sera une machine à tuer. Et il tuera de façon efficace, froidement. Non-seulement des aliens mais aussi des humains. Ceux dont l'esprit sera contrôlé par les extraterrestres.
Et bientôt le délire d'Élyria deviendra réalité. Un esprit artificiel unique… un esprit télépathe dupliqué en dizaines de milliers d'exemplaires, peut-être plus. Dans des chars, des chasseurs, des vaisseaux, ou en simples fantassins. Une armée de Rohan se battant pour défendre la Terre… et Dunia.
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