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tome 1, Chapitre 8 « Ténèbres » tome 1, Chapitre 8

Chapitre 8 : Ténèbres

Marisa était agenouillée dans son potager pour inspecter la maturité d’un potimarron. Elle fouilla dans la poche de son tablier pour en sortir un coutelas puis se figea. Elle regarda autour d’elle. Rien d’inhabituel. Les arbres au feuillage bleu-nuit occultaient toujours la quasi-totalité de la lumière du jour, les potimarrons s’accumulaient dans son petit lopin et le poteau, au centre, était délesté d’un épouvantail particulièrement agaçant. Et pourtant, un profond malaise résonnait au fond d’elle-même. Un malaise indicible, perturbant, comme la découverte d’une charogne en décomposition. Pourtant, il ne se passait rien. Elle ne ressentait ni froid ni chaleur, elle n’entendait aucun bruit.

Aucun bruit…

Mais oui, c’était vrai ! Pas un coassement de crapaud, aucun fourmillement d’insectes, aucun ricanement d’oiseaux hurleurs. Ce n’était pas normal.

Quelque chose en elle lui hurlait de fuir. Elle tenta de se raisonner. Il y avait sûrement une bonne explication à tout cel… Elle poussa un cri et sauta en arrière. Le potimarron qu’elle s’apprêtait à couper venait de disparaître dans le sol ! Puis, un autre, puis un pied tout en entier, comme happés par une gueule souterraine ! Soudain, un bras noir, monstrueux et couvert d’écailles surgit toutes griffes dehors. Puis un autre ! Un grondement formidable retentit du plus profond de la terre ! Marisa hurla et se dirigea vers la chaumière quand elle entendit un fracas terrifiant. Elle se retourna, affolée. Deux arbres venaient de s’enflammer. En baissant les yeux, elle découvrit que les potimarrons restants étaient en train de pourrir. Des mouches bourdonnaient autour des carcasses puantes. C’était une vision infernale ! Paniquée, elle courut vers la chaumière.

Horreur ! Un arbre en feu tomba sur la chaumière et brisa le toit en deux. Le chaume s’embrasa aussitôt. Un hurlement monstrueux, inhumain retentit dans toute la forêt. Elle ne pouvait plus rien faire, elle s’enfuit loin, sans se retourner. Des larmes amères ruisselèrent sur son visage. Son seul abri dans ce monde cruel venait de partir en fumée !

Des images, alors, se succédèrent sous ses yeux. Un gros crapaud au ventre bleuâtre, un chapeau mauve roulant sur le sol près d’un feu follet qui tournoyait à toute vitesse, une sorte de pic rocheux couvert de branches et de symboles bleutés, un cerf qui pleurait. Une voix d’outre-tombe, douce et triste l’appelait. Marisaaaaaaaaaaa !

Marisa tomba de sa chaise. Sa chute la réveilla aussitôt. Elle se redressa brusquement, les membres endoloris et le cœur battant à toute vitesse sous l’effet de l’épouvante. À genoux sur le sol, elle tenta de calmer sa respiration et le tremblement de ses mains brûlées. Peu à peu, elle reprit conscience de son espace. Elle était dans la pièce principale de sa chaumière. Intacte. Un feu réconfortant crépitait dans l’âtre. Elle se releva douloureusement, jetant un œil sur les assiettes qu’elle avait posées dans l’évier. Avant de s’assoupir ? Elle se souvint alors. Elles avaient mangé toutes les quatre la soupe de potimarron qu’elle avait préparée. Ensuite Agatha et Feng avaient dormi sur sa paillasse jusqu’à la tombée de la nuit puis elles étaient parties avec Patte-en-Bois pour rencontrer la glaçante Lechuza. Elle aurait tant voulu les en empêcher mais elle savait que ce n’était pas la solution. Elle se déplaça jusqu’à sa fenêtre et ne vit rien d’autre que la pénombre. Cela dit, les bruits de la forêt étaient bien présents. Tout avait l’air normal. Mais pour combien de temps ? La menace que faisait planer Baba Yaga la travaillait et elle se maudissait pour son impuissance. Hormis quelques sortilèges quotidiens et de protection mineure, elle n’avait aucun pouvoir particulier. C’était cette brave Patte-en-Bois qui veillait sur elle chaque jour. Pendant qu’elle, lâche et faible, se terrait dans sa chaumière et s’enfermait dans un quotidien terne, incapable de dépasser la limite de son potager. Incapable de mener elle-même deux enfants vulnérables face à l’une des plus dangereuses sorcières de la forêt Nox. Au lieu de cela, elle laissait une femme âgée et boiteuse les conduire à sa place.

Elle s’éloignait de la fenêtre quand elle entendit un cri de détresse. Elle fit volte face, livide. Oh non ! Cela commençait ! Pire encore ! Le cri se rapprochait de plus en plus. Quelqu’un était en danger, elle devait faire quelque chose. Elle prit une grande inspiration, s’arma de son bâton et sortit de la chaumière, aux aguets. Au loin, elle aperçut une drôle de tâche mauve et désarticulée qui cavalait vers le potager.

— Au secours ! Une chose horrible me court après !

Quoi ? L’épouvantail ?

***

— Nous y sommes, fit doucement Patte-en-Bois. »

En effet, l’arbre de Lechuza, plongé dans la pénombre de la nuit, ressemblait à un géant assoupi. Quelques feuilles rouges tombèrent aux pieds des jeunes filles qui osaient à peine respirer. Elles s’avancèrent lentement, Agatha s’agrippa à sa fiole et Feng fixa le bouton de lotus flamboyant qui dormait à l’intérieur. Cette fois-ci, ce fut Agatha qui appela Lechuza. Après quelques secondes de silence, les yeux lumineux s’ouvrirent sur le visage de la chouette, figé dans le tronc. La lumière aveuglante de son regard descendit sur elles.

— Vous ? Je ne m’attendais pas à vous revoir. Avez-vous finalement décidé de me donner la pierre d’âme du fils des Lunes ?

— Non Lechuza, répondit Feng d’une voix blanche, mais…

— On a quelque chose qui pourrait vous plaire, poursuivit Agatha d’une toute petite voix. » Elle lui montra le flacon de la potion de réconfort de ses mains tremblotantes.

— Ça ? siffla la chouette, incrédule. Je suppose que cela doit être une substance alchimique d’une grande puissance pour me la proposer à la place d’un fragment d’âme.

Feng et Agatha se lancèrent un regard terrifié. Feng répondit alors :

— Eh bien… c’est une potion que nous avons faite nous-mêmes. Et on s’est dit que vous pourriez… l’apprécier ?

Lechuza demeura silencieuse. Comme si elle réfléchissait. Était-ce bon signe ? Mais elle éclata d’un rire froid, sans joie.

— Est-ce une plaisanterie ? Je m’apprêtais à me réveiller et mener une chasse particulièrement juteuse pour la nuit et vous venez avec une petite potion d’apprenties sorcières ? Je ne sais si je dois éprouver de la pitié ou me servir de vous comme appât pour chasser les rats géants qui me serviront de dîner ! Hmmm… voilà un projet intéressant !

À ces mots, elle s’extirpa du tronc, déploya ses immenses ailes et atterrit au sol, les serres affûtées. Une lueur vorace étincela dans le regard jaune de la sorcière. Agatha et Feng reculèrent, paniquées. Fallait-il fuir ?

— Lechuza ! interpella une voix derrière elles.

C’était Patte-en-Bois. La sorcière-chouette se redressa, superbe. Patte-en-Bois, loin d’être impressionnée, s’avança à la hauteur des enfants.

— Alterra ? s’enquit la terrible femme-chouette. Je ne t’avais pas aperçue. Tu te ratatines tellement que tu en deviens presque invisible.

— Par les temps qui courent, la discrétion est plutôt une qualité, chère Lechuza, rétorqua la vieille sorcière sans lâcher la chouette du regard. Ces deux enfants sont sous ma protection.

Un rire sardonique s’échappa du bec de Lechuza.

— Tu n’es plus ce que tu étais, Alterra. Une vieille femme boiteuse, presque aveugle et deux petites Crépusculaires qui n’ont pas su me contenter. Elles devront en payer le prix !

— Madame Lechuza, interpella Agatha, vous savez… vous pouvez toujours goûter la potion… et là peut-être que vous n’aurez plus envie de nous tuer.

— Je préférais quand tu ne parlais pas, gamine, persifla la Chouette. Vous n’avez pas voulu mourir sous la dent de Baba Yaga, vous mourrez sous mes serres !

— Cela suffit ! rugit Patte-en-Bois.

Lechuza poussa un sifflement terrible, déploya ses ailes et fondit sur le trio. Patte-en-Bois écarta brusquement les filles et déploya les bras. Elle frappa le sol de son bâton et prononça une incantation d’une voix rauque. Des ronces s’échappèrent alors de la terre et emprisonna la Chouette qui poussa un hurlement de rage. De ses serres, elle lacéra les plantes épineuses, les écartant comme de la vulgaire ficelle. Feng et Agatha restèrent figées, admiratives devant ce petit bout de femme qui osait tenir tête à la plus terrible sorcière de Nox. Cette dernière, d’un coup de patte, délabra le reste de plantes et renversa la vieille femme sur le sol.

— Allons Lechuza ! interpella Patte-en-Bois, à bout de souffle. Sois raisonnable ! Je suis aussi vieille que cette forêt qui te sert d’abri depuis quelques petites années. La forêt est menacée ! Je le sens du plus profond de mes vieilles racines. Ne le sens-tu donc pas ?

— Ce que je sens est une faim terrible ! De sang, de vengeance, de mort ! C’est ma nature, Alterra. Peu importe l’avenir de la forêt, cette vieille Baba étendra notre territoire de chasse et je me fiche de ce qu’il adviendra de ces Crépusculaires hypocrites qui prétendent vivre en harmonie.

Elle leva la patte et au moment où elle l’abattit sur le visage de la vieille femme, cette dernière frappa son bec avec son bâton. Une gerbe d’étincelle en jaillit. Lechuza poussa un cri suraigu. Une nouvelle rafale de plantes, de cris et de serres s’abattit dans tous les sens.

— Il faut faire quelque chose, sinon Patte-en-Bois va se faire tuer ! s’écria Feng à Agatha.

— Oui mais quoi ?

— Tu as combien de glyphes sur ton calepin ?

— Je ne sais pas, une dizaine mais il ne servent pas à grand-chose dans cette situation.

Elles fouillèrent, fébriles, dans le calepin d’Agatha.

— Dis donc, Agatha, tu penses qu’on peut être aussi douées en invocation qu’en alchimie ?

— Je ne sais pas trop pourquoi ?

— Parce que je me dis que les mélanges, c’est plutôt notre truc. Faisons avec les glyphes ce que nous avons fait avec la potion !

— Super idée ! S’écria Agatha. J’ai même ceux de nos amies parce que je voulais les tester après la Cérémonie. Mais… si ça ne marche pas ?

Feng lança un regard déterminé, le visage fermé.

— Dans ce cas, on improvise.

***

Marisa héla l’épouvantail.

— Eh ! Par ici ! cria-t-elle, toujours crispée sur son bâton.

Celui-ci l’avait entendue car il courait dans sa direction, les bras en l’air. Marisa ne put s’empêcher d’espérer qu’il ne marcherait pas sur ses cultures mais après tout, ce n’était pas la priorité.

Un grondement terrible semblait le suivre. Le sol se mit à trembler. Marisa s’approcha du potager, le cœur battant. Et si son cauchemar devenait réel ? Tant pis, elle ne laisserait pas son domaine se faire détruire sans le défendre. Quand Gibus fut à sa hauteur, elle l’attrapa brusquement par le col et frappa le sol avec son bâton. Elle prononça une incantation d’une voix forte, les yeux fermés.

— Attention ! Ça arrive ! cria le squelette, épouvanté.

Le grondement s’approchait de plus en plus, secouant le champ, la chaumière derrière elle, les arbres, toute la forêt Nox peut-être ! Elle poursuivit son incantation d’une voix de plus en forte. Sa voix couvrit alors les grondements inhumains qui semblaient prendre d’assaut le domaine. Marisa ouvrit les yeux, muette d’horreur ! Une gueule béante, hérissée de crocs de la taille d’une rangée de chênes lui faisait face. Elle était entourée d’yeux aux pupilles fendues qui s’éparpillaient par milliers sur un corps difforme et visqueux. Elle hurla l’incantation avec toute l’énergie de son désespoir. La gueule immonde s’ouvrit encore puis… au moment de la refermer sur Marisa, ses dents se heurtèrent à une surface invisible ! La bête horrible retenta de mordre puis griffa la surface sans parvenir à la fragiliser. Son sortilège avait fonctionné. Peut-être que cette protection n’était pas si mineure que cela.

— Oh ! Vous êtes incroyable ! s’extasia Gibus. Avec plus de sociabilité, vous seriez la femme idéale !

— Cessez donc vos facéties, ce n’est pas le moment, le rabroua-t-elle. Comment est-ce que je peux me débarrasser de ça ?

— On pourrait juste attendre qu’il se lasse, proposa-t-il en se grattant le crâne.

La monstruosité continuait de s’acharner si fort que le champ de force vibrait comme du verre sous une bourrasque. Puis, la bête se recula, comme si elle allait abandonner. Soudain, elle cracha un venin gluant qui s’écrasa sur le champ protecteur. Celui-ci se mit à grésiller et à fumer.

— Sauf que mon sort ne va pas tenir très longtemps avec ce venin corrosif !

— Vous en voyez souvent, des machins comme ça dans votre forêt ?

— Non ! Cette chose-là, jamais !

Marisa et Gibus reculèrent, les nerfs à vif. Il fallait trouver une solution et vite.

— Les yeux ! cria Gibus. Mais oui, ils ont des yeux !

— Bravo, Squelette, finement observé ! cracha Marisa. Allez dans la chaumière, de toute façon, vous ne m’êtes pas plus utile qu’un os pour chien.

Tom Gibus, se redressa, plus digne que jamais.

— Je ne relèverai pas l’offense envers ma structure osseuse mais je vous demanderai juste de prendre soin de mon corps pendant un court instant.

Aussitôt, son corps s’effondra comme un pantin dont on aurait coupé les fils. Une sphère lumineuse en sortit et fonça à travers le champ de force le plus loin possible.

— Bravo pour la reconnaissance de vous avoir sauvé, maudite carcasse ! »

****

Patte-en-Bois tenait bon mais Lechuza était plus forte, plus vigoureuse. Même si la vénérable sorcière l’avait déstabilisée avec une poussée vigoureuse de plantes carnivores géantes, Lechuza avait réussi à la projeter sur plusieurs mètres. Sonnée, Patte-en-Bois ne put maintenir son sortilège. Les plantes carnivores tombèrent en poussière.

— C’est le moment ! déclara Agatha. Pourvu que ça marche. Prête à souffler sur le glyphe ?

— Prête ! répondit Feng. Patte-en-Bois est assez loin, on ne la blessera pas.

Elles soufflèrent de toute la force de leurs poumons. Un souffle de vent s’échappa du glyphe complexe qu’elles avaient tracé à la hâte. Elles reprirent leur inspiration et psalmodièrent une longue litanie en martelant le sol de leurs pieds, comme le faisait Basilio le soir de la Cérémonie des Jeunes Sorcières. Cela fonctionna ! Le vent s’enroula sur lui-même, provoquant une mini-tornade à taille humaine qui fonça droit sur Lechuza.

— Mais qu’est-ce que… fit la terrible sorcière en écarquillant ses yeux jaunes.

Elle n’eut pas le temps de réagir, la tornade la heurta de plein fouet. Elle fut emportée sur plusieurs mètres et dut s’accrocher aux branches pour ne pas s’envoler.

« Merci Basilio ! » se dit Agatha en continuant son incantation. Cependant, leur sort ne dura pas longtemps, elles étaient à bout de souffle. La tornade s’évanouit brusquement. Lechuza retomba lourdement à terre. Agatha et Feng coururent vers Patte-en-Bois, blême comme un bouleau en plein hiver. Celle-ci ouvrit l’œil.

— Mais que s’est-il passé ?

Une ombre foudroyante fusa vers elles. Lechuza leur fonçait dessus toutes serres dehors.

***

Le champ de force céda sous les assauts de la bête. Marisa courut, non pas vers la chaumière mais à l’opposé afin d’y attirer la bête. Celle-ci, lécha ses immondes babines d’une grosse langue visqueuse. Puis, avec ses six énormes pattes, elle s’avança. La créature était si lourde qu’elle se déplaçait lentement. C’était un point faible à exploiter.

— Eh ! Sale bête ! Je suis là ! cria Marisa. Allez viens, je t’attends !

La bête rugit et martela le sol qui trembla sous l’impact. Marisa recula et s’enfonça dans les sous-bois mais une racine s’enroula autour de sa cheville. Elle tomba à genoux devant le monstre qui fonçait sur elle. Elle tenta de se dégager. Décidément certains arbres de Nox étaient beaucoup trop farceurs.

— Non, maudite racine, ce n'est vraiment pas le moment ! »

La bête s’approcha et ouvrit grand la gueule. Soudain, une grande lumière verte surgit dans son dos. Une nuée ténébreuse en jaillit… une nuée particulièrement criarde.

« Hihihihi ! Des yeux ! Des yeux Des yeux ! Hihihihihi ! » C’était les Cœurs-Vidés des Marais ! Ces horribles oiseaux reproduisaient des sons humains pour harceler leurs proies et les dévorer. Et leur partie du corps favorite était… les yeux !

Les oiseaux hurleurs s’abattirent sur le monstre qui poussa un cri guttural. Elle se débattit en lacérant les oiseaux de ses griffes. Marisa, terrifiée se protégea le visage. Dans la lutte du monstre, l’arbre qui la retenait prisonnière fut frappé si fort qu’il en relâcha sa pression sur la cheville de Marisa. Celle-ci se releva. Les oiseaux étaient si nombreux qu’elle voyait à peine le monstre. Celui-ci frappa et dévora certains oiseaux. Les racines des arbres étaient couvertes de sang : celui des oiseaux et celui des yeux de la bête. La créature, presque aveugle, battit en retraite et s’enfuit, avec le peu de globes oculaires qui lui restaient, les Cœurs-Vidés survivants à sa poursuite.

La lumière verte rapetissa jusqu’à devenir une petite sphère lumineuse. Marisa s’en approcha, reconnaissante.

— Merci, cher Gibus !

***

Avec le peu de force qui lui restait, Patte-en-Bois écarta les deux jeunes filles en les protégeant avec une volée de lierre qui forma une barrière. Lechuza s’agrippa alors à la vieille sorcière.

— Alterra, toujours à protéger les fauteuses de troubles des Terres du Crépuscule. Tu t’enfonces dans ton aveuglement. Mais compte sur moi pour t’aider à prendre de la hauteur.

Lechuza emporta Patte-en-Bois dans les airs, si haut qu’Agatha et Feng les virent à peine.

Il fallait agir tout de suite sinon la pauvre finirait écrasée sur le sol. Elles rouvrirent le calepin.

Patte-en-Bois s’éleva encore et encore. Jusqu’où la monstrueuse chouette irait-elle ? Elle sentit alors les serres de Lechuza relâcher la pression. Elle chuta ! Sa fin était donc arrivée. Le temps de sa chute semblait s’étirer. Elle espéra une mort rapide mais… elle ne s’écrasa pas. Elle rebondit dans une sorte de filet tout gluant. Une toile d’araignée géante ?

Feng et Agatha poussèrent des cris de joie. Leur sort avait fonctionné.

— Patte-en-Bois ! Rien de cassé ?

— Non, ça va, mes poulettes. Je vous dois une fière chandelle. Intéressant votre sortilège arachnéen.

— L’araignée, c’est mon animal préféré ! s’exclama fièrement Agatha. L’araignée et le triton à six yeux !

Un cri de rapace retentit dans les hauteurs. Lechuza allait fondre sur elles ! Pas le temps de rouvrir le calepin !

Feng, plus vive que la foudre, attrapa la potion et la déboucha devant Lechuza. Celle-ci, surprise, ralentit. Une serre frappa la fiole et quelques gouttes éclaboussèrent son plumage. Ses yeux jaunes s’arrondirent.

— Mais… balbutia-t-elle.»

Elle se redressa et recula d’un pas. Cette odeur… cette drôle de texture. La Chouette avait l’air sincèrement bouleversée. Ses ailes s’affaissèrent.

— Qu’est-ce que cela ?

— C’est notre cadeau, madame Lechuza, répondit Feng d’un ton froid. Nous pensions sincèrement qu’il vous ferait plaisir mais visiblement il n’est pas assez bien pour vous. Vous avez même failli tuer Patte-en-Bois à qui vous devez le respect pour son âge et sa grande sagesse. »

Agatha était admirative. Feng aussi tenait tête à Lechuza. Et si en s’y mettant toutes ensemble, ce genre de chose était possible ?

— Feng a raison, affirma-t-elle. On est juste des gamines, c’est vrai. De la part d’une sorcière qui a déjà eu des enfants, c’est un comble de vouloir nous tuer !

— Quoi ? feula la chouette, je ne te permets pas de…

— Si on se le permet, on a passé des heures à faire cette potion. D’accord on a fait ça parce qu’on veut des réponses mais c’est vrai quoi ! Baba Yaga risque de tuer douze d’entre nous dans vingt quatre heures ! Et ce sera pareil tous les ans. Mais on n’a pas demandé des réponses n’importe comment, on a voulu… bien faire !

— Les entends-tu, Lechuza ? interpella Patte-en-Bois en se redressant difficilement. Vraiment, me battre à mon âge ? Alors que je viens juste de soigner mon pauvre œil et que je boite comme un vieux rat. Enfin bref, je te croyais plus avisée ! Ces gamines sont menacées par la cruauté dévorante de Baba Yaga. Elles sont ici pour protéger leur communauté et pour que justice soit faite. Au lieu de céder à la peur et à la colère, elles t’ont fabriqué cette potion avec leur cœur.

— C’est vrai, affirma Feng. On a voulu vous comprendre et vous apporter quelque chose qui vous ferait réellement du bien. Parce que nous ne sommes ni comme Baba Yaga ni comme la voleuse ou le voleur de la Relique. Mais si vous n’en voulez pas, nous trouverons nos réponses ailleurs…

Lechuza était prostrée, les plumes en batailles, les yeux hagards. Elle poussa un long soupir.

— Vous avez du cran, les petites Crépusculaires. Vous forcez le respect. Quant à toi, Alterra, tu as de beaux restes. Donnez-moi la potion, je n’aurais peut-être pas complètement perdu ma soirée.

***

Marisa et Tom Gibus étaient installées près du feu. Qui aurait cru qu’elle allait siroter un grog avec cet agaçant mort-vivant qui marchait sur ses récoltes ?

— Je vous dois une fière chandelle, Tom, je vous ai mal jugé.

— Allons, allons, je ne suis pas rancunier. Cela ne doit pas être facile de rester terrée dans un endroit aussi sinistre que les marécages de la Forêt Nox. Il me semble que plusieurs clans de sorcières se sont formés ici mais… vous êtes généralement seule. N’est-ce pas ?

— Je m’en suis accommodée, vous savez. Patte-en-Bois est la seule personne en qui j’ai confiance. En personne d’autre, pas même à celle qui m’a sauvée la vie… car je sais à quel point elle est dangereuse…

Tom ne posa aucune question. Le savoir-vivre le gardait d’être intrusif.

— Si un jour, vous en avez assez de cette horrible forêt, mon cimetière vous accueillera à cubitus ouverts, vous savez… Mais vivante, pas dans une tombe bien entendu.

— J’avais compris. Mais c’est encore trop difficile de quitter ma maison… c’est mon seul refuge. Quand je me suis faufilée dans les sous-bois pour attirer ce monstre infernal, c’était la plus longue distance que j’ai faite depuis mon arrivée ici.

La lumière des yeux de Tom Gibus devint plus vive. Comment était-ce possible ? Que lui était-il arrivé pour qu’elle fût épouvantée à l’idée de faire ne serait-ce qu’un pas en dehors de son champ de courges ?

— J’ai rêvé de ce monstre, juste avant qu’il attaque, avoua-t-elle après un temps. Mais ils étaient plusieurs et je ne les voyais pas entièrement. Ils détruisaient mon champ, ma chaumière et même les arbres aux alentours.

— Oh ! Vous avez un don de voyance ?

— Pas à ma connaissance, répondit-elle après un temps.

Était-ce vraiment la première fois ou ce phénomène s’était-il déjà produit avant d’arriver à Nox ? Ces yeux glissèrent sur ses membres ravagés par les flammes. Le feu avait altéré une grande partie des souvenirs de son ancienne vie. Depuis cet événement, elle ne vivait plus pleinement. Elle survivait chaque jour. À cet égard, elle se sentait un peu mort-vivante elle aussi.

— Je vous ai vu aussi, dans mon rêve. J’ai vu votre… lumière et votre chapeau.

— Les plus belles parties de moi, je suis flatté.

Marisa ne put s’empêcher de sourire.

— J’ai également vu une créature gigantesque mais… différente. Un être de bois et de roche. Il m’appelait. Mais peut-être que ce n’était qu’un rêve après tout.

***

Depuis combien de temps ne s’était-elle pas sentie ainsi ? Cela faisait si mal ! Tout lui était revenu avec la force d’une gifle ! La cruauté qu’elle avait subie et celle qu’elle faisait subir à son tour. Et il y avait toujours ce creux, là, dans sa poitrine.

Quelque chose qui battait sans aucune raison.

Elle ressentit une grande chaleur puis quelque chose de frais comme une rosée. Isolée dans les sous-bois, elle regarda le flacon dont elle avait prélevé une gorgée. Une fleur de lotus de feu stabilisé. Elle s’était ouverte au moment où elle avait tenu son contenant dans ses mains. Une potion faite pour elle, une fleur qui ne s’ouvrait que pour elle. Ses enfants lui auraient-elles fait un aussi beau cadeau si elles avaient vécu ?

Quelque chose coulait sur les plumes de son visage. Ce n’était ni du sang ni de la pluie. Cela sortait de ses yeux comme lorsqu’elle était humaine. C’était vrai. Depuis la perte de ses enfants, elle n’avait plus jamais pleuré.

Cela faisait

si mal.

Cela faisait

du bien ?

Comme s’arracher une épine d’une aile.

Purifier un cœur

de bronze par le feu

Lechuza réapparut, calme, le visage impassible. Feng et Agatha soutenaient Patte-en-Bois qui tenait à peine debout. La Chouette, dans un murmure, leur dit :

— Approchez, petites sorcières, je vous révélerai tout ce que je sais.

Feng se tourna vers Patte-en-Bois qui l’encouragea d’un signe de tête. Lechuza tendit ses mains acérées.

— Vous ne venez pas, Patte-en-Bois ? demanda Agatha.

— Je ne crains de ne plus en avoir la force. Allez-y, vous me raconterez.

Elles posèrent chacune une main dans celles de Lechuza qui resserra aussitôt sa prise. Un flash ! Un choc ! Agatha et Feng ressentirent un étourdissement aussi terrible que si elles avaient reçu une gifle.

Feng ouvrit les yeux, Agatha était à côté d’elle. Le soleil filtrait à travers le feuillage. Il faisait jour. Aucun bruit ne se faisait entendre dans la forêt. L’endroit avait changé également. Plus sombre, la forêt se garnissait d’arbres distordus voire foudroyés. Le sol était escarpé, saillant de roches et de racines. Mais ni Feng et ni Agatha n’eurent à l’emprunter, c’était comme si elles flottaient. Elles avancèrent alors dans le sentier tortueux et virent une chaumière entourée d’une barrière terrifiante, hérissée de crânes humains. Un corbeau famélique coassait sinistrement. Les avait-il vues ?

Soudain, la chaumière s’éleva sur d’énormes pattes d’oiseaux ! Elle s’avançait vers elles !

Le paysage disparut. À la place se trouvait une clairière, la lune bleue était haute dans le ciel, parfaitement visible. La lune dorée, au contraire, était voilée par quelques nuages. Une vieille femme, de dos, levait les bras en psalmodiant des paroles incompréhensibles. Le corbeau était à ses côtés. Elle le saisit sans ménagement. Celui-ci se débattit férocement, becquetant son poignet maigre en agitant désespérément les ailes. De son autre autre main, elle leva un couteau…

Ténèbres.

Odeurs nauséabondes

Grondements

Cris

L’intérieur d’une maison. Un vieux parquet couvert de paille, un âtre gigantesque dans lequel trônait un immense chaudron. Vide. Des objets étranges, crânes, os, herbes séchées, bocaux de formol dans lesquels se trouvaient des choses dont il valait mieux ignorer l’origine, se répandaient sur les étagères et sur la table. Les toiles d’araignées qui s’étiraient sur le plafond étaient si denses qu’elles le couvraient entièrement.

Soudain, une secousse terrible fit trembler les meubles et tous les objets qui s’y trouvaient. La maison se déplaçait à pas lourds. Les arbres défilèrent à une vitesse impressionnante par la fenêtre.

Agatha ne pouvait parler, probablement parce qu’elle était dans la tête de Lechuza, elle pointa alors du doigt quelque chose au fond de la pièce. Elle et Feng s’enfoncèrent alors dans la pénombre et virent une petite pierre d’un bleu pur, enfermée dans un reliquaire. La Relique de Baba Yaga ! Elle était si belle qu’elle détonnait avec le reste du décor. Comment une sorcière aussi maléfique que Baba Yaga pouvait-elle posséder une telle merveille ?

Soudain, la pierre changea de couleur et se mit à grésiller. Une sorte de tâche violacée apparut dans l’un de ses angles. Le grésillement se transforma en sifflement. Comme si la pierre hurlait ! Soudain, Feng et Agatha se sentirent basculer en arrière. La maison tombait !

Nouveau changement de décor. Baba Yaga poussait de grands cris de rage devant sa maison privée de ses jambes. Le reste paraissait intact mais les fenêtres étaient brisées et la porte dégondée. Elle brandissait un reliquaire vide en criant vengeance.

Le décor s’effaçait. Feng vit alors un homme aux cheveux noirs au bord d’une mare, caressant le dos d’un gros crapaud doré couvert de boue. Il avait l’air malade. Celui-ci était recroquevillé sur son ventre comme s’il avait fait une indigestion. C’était son père ! Il soignait un des Jin Chuan qu’il menait à Nox tous les jours.

— Mais où étais-tu passé ? fit-il d’une voix douce. Tu sais que je me suis inquiété. J’espère que tu n’as pas fait de bêtises.

Pendant un moment, Feng crut qu’il s’adressait à elle. Mais…

Noir. Ténèbres. Cris. Des créatures difformes sortirent de terre. Des gueules immondes s’ouvrirent, prêtes à avaler la forêt entière.

Feng et Agatha ouvrirent les yeux. Lechuza relâcha son étreinte sur leurs mains.

— Mais alors… souffla Feng.

— Qu’a fait Baba Yaga ? s’exclama Agatha. C’est quoi ces monstres qui sortent de terre ?

Le regard de Patte-en-Bois s’alluma, sa peau blêmit. C’était donc cela.

— C’est tout ce que je sais, déclara Lechuza. Je ne sais ce que manigance Baba Yaga et je préfère ne pas m’en mêler. Quant à vous, je suppose que ces visions vous apportent plus de questions que de réponses.

— On a au moins une réponse, affirma Feng. Je sais qui a pris la Relique et ce n’est pas mon père. Il y a deux jours, vous avez toutes prononcées le nom « Jin ». Comme les Jin Chuan que mon père emmène tous les jours aux Marais de Nox.


Texte publié par Les Carnets d’Outremonde, 27 septembre 2025 à 16h22
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