Précédemment : Afin de retrouver la relique de Baba Yaga et innocenter Jin, Feng et Agatha se lancent dans la forêt Nox afin d'interroger la terrifiante Lechuza. Mais après une bien dangereuse mésaventure, elles rencontrent un allié inattendu, un mort-vivant du nom de Tom Gibus. Celui-ci accepte de les accompagner à condition qu'Agatha lance un sort nettoyant sur l'intégralité de son costume afin qu'il retrouve sa dignité. En approchant de l'arbre de Lechuza, Feng lui montre la pierre d'âme d'Astrion.
C’était le grand jour ! Après plusieurs mois passés à le soigner, elle allait enfin lui redonner sa liberté. Toute joyeuse, Agatha balada son aquarium jusqu’à la mare. La main plongée dans le récipient, elle sentit un petit corps frais dans sa main. Alors, tout en délicatesse, elle l'extirpa de l’eau.
— Tu promets de ne pas m’oublier, Arthur ? »
Le triton cligna de ses six yeux comme s’il l’avait comprise. Émue, elle le laissa glisser dans la mare. Elle eut le temps d'apercevoir son corps gracile nager avant de disparaître sous les nénuphars. Comme c’était le dernier triton qu’elle sauvait, elle vida l’aquarium et retourna à la maison. Mission accomplie !
Dans le salon, la silhouette d’un homme se tenait penchée devant l’âtre de la cheminée, plongée dans un profond silence. Curieuse, elle s’approcha.
— Tu fais quoi, oncle Toren ?
Toren tourna la tête et sourit à sa nièce.
— Je ne t’avais pas entendue arriver, petite renarde. En fait, j'essaie d’améliorer une potion du manuel d’Alchimie avancée. Si cela fonctionne, je proposerai ma nouvelle recette à l'Académie de Lux.
Agatha, en contemplant son air sérieux, s'aperçut qu'elle n’avait jamais su donner d’âge à son oncle. Avec sa barbe de trois jours et le pli qui se formait entre les sourcils quand il réfléchissait, il devait être vieux. Cependant, ses cheveux châtains coiffés à la diable, ses yeux gris-vert enjoués et ses taches de rousseur lui donnaient un air de jeune garçon. Si elle savait qu'il était un peu plus jeune que Siobhan, les expressions et les humeurs, ça changeait tout !
— Moi je sais pas encore lire, constata Agatha en haussant les épaules. C’est quoi ta potion ? Elle est belle, on dirait un feu de dragon mélangé à des cristaux !
— Tu as une jolie manière de décrire ce mélange, sourit Toren. C’est un élixir de détente prolongée mais j’aimerais en faire quelque chose de plus durable et de plus efficace. Mon objectif est que cet élixir, en plus de détendre, puisse agir sur la gestion des sentiments plus profonds comme sur la confiance en soi et un sentiment de culpabilité si fort qu'il empêche de réfléchir et d'avancer. Mais pour cela, il me faut une source de chaleur stable.
— Donc tu la mets sur le feu, conclut Agatha bien qu'elle ignorât ce qu'était un sentiment de culpa-quelque-chose. Si cela empêchait d'avancer, c'est que c'était sûrement un obstacle comme un gros rocher, un ravin ou un âne trop têtu. Mais est-ce que cela empêchait aussi de réfléchir ?
— Oui mais sitôt qu’elle refroidit, répondit Toren, l'effet que je recherche disparaît totalement. D'ailleurs, le dosage de chaleur doit être précis. Une chaleur excessive dissout la lumière de lune rose. Si je pouvais capter un peu de cette chaleur et la stabiliser, je réussirais.
dans la forêt Nox, devant une sorcière chouette colérique et mangeuse de globes oculaires.
Agatha, pétrifiée, s’était réfugiée dans ses pensées et n’avait rien retenu de l’échange entre Lechuza et Feng. Pourquoi avait-elle pensé à oncle Toren à ce moment précis où il fallait se concentrer sur la terrible Noxienne ? Elle l’ignorait. Peut-être parce qu’oncle Toren aurait trouvé LA solution, lui. Mais il n’était pas là et Feng et elles n’étaient que de petites filles.
— Le Fils des Lunes vous protège, ricana Lechuza. Ce petit impertinent a de la chance que cette vieille Baba le considère comme un véritable enfant de la nuit. »
Les yeux lumineux de la chouette s’éteignirent. Puis, l’arbre se mit à enfler à l’endroit où se trouvait la chouette. Une forme humanoïde se constitua peu à peu. Le bois devenait chair à mesure qu'il se dissociait du tronc. Alors, de grandes ailes blanches comme des nuages d’été se déployèrent et deux pieds se posèrent sur les cadavres de feuilles.
Feng ouvrit de grands yeux. Agatha aussi, même si elle semblait absente. Lechuza était immense, environ le double de la taille d’une sorcière adulte. Son visage de chouette aux yeux jaunes perçants les contemplait d'un air hautain et féroce. Son corps de femme, sans aucun vêtement, était entièrement couvert de plumes blanches dont les reflets bleutés accrochaient légèrement la lueur qui filtrait entre les feuilles. D'autres plumes, beaucoup plus longues, d'un bleu-noir profond, constituaient sa chevelure. Les yeux de Feng glissèrent sur les mains de la sorcière, longues et pourvues de griffes tranchantes. Elle frissonna.
— Waouh… incroyable… ne put s’empêcher de murmurer Feng.
— De la peur ? De la fascination peut-être ? s’enquit Lechuza. La sincérité des enfants est un amas de braise. Si elle vous brûle parfois, elle peut diffuser une chaleur agréable. Vous êtes des êtres si... indiscernables. »
Elle frissonna un instant, sa serre posée sur sa poitrine ronde et souffla une sorte de buée. Il était vrai que la température avait chuté de plusieurs degrés. Feng l’avait presque oublié.
— Je sais pourquoi vous êtes là, déclara la sorcière hybride en faisant de lents allers-retours dans les feuilles mortes. Vous voulez que je vous donne plus de détails sur le vol de la Relique de Baba Yaga afin que celle-ci vous laisse en vie.
Feng acquiesça. Agatha l’imita mécaniquement.
— Doutez-vous de la sincérité de mes visions ?
— Non ! s’écria Feng. Nous savons que vous ne mentez jamais car vous en avez fait le serment dans la cité de Lux !
— Tu t’es renseignée à mon sujet.
Si le ton de Lechuza parut sombre, son regard perçant semblait approuver cette démarche.
— Oui, répondit Feng d’une voix tremblante. Vous vous êtes révoltée contre les hommes qui se sont mal comportés envers les femmes et les enfants dans une cité… j’ai oublié son nom… Port-Bois, je crois.
— En effet, cette ville de dégénérés sans pouvoirs qui osent pulluler dans notre monde. Des ivrognes, des lâches et des criminels ! »
Feng se dit que Baba Yaga, selon les connaissances des Crépusculaires, était loin de ne boire que de l’eau et que manger des enfants faisait justement partie de la catégorie des actes criminels mais préféra ne pas le souligner.
— Madame Lechuza, nous n’avons qu'un jour et demie pour retrouver la Relique et l’apporter à Baba Yaga. Si nous n’y arrivons pas, nous mourrons. Les adultes enquêtent aussi mais la plupart accusent mon père. Je sais que les apparences sont contre lui mais il n’aurait jamais fait quelque chose d’aussi grave peu importe la raison. Non seulement mon père est accusé injustement mais tous les enfants de la communauté risquent de mourir !
— Le nom de « Jin » nous est apparu à toutes. Et nous avons vu ton père accompagné de ses crapauds.
— Oui mais il y a eu… un malentendu… c’est sûr ! Même si mon père avait volé quelque chose, il aurait été trop honnête pour ne pas l’avouer. Et… il me semble que nous ne le voyons pas en train de voler dans vos visions.
— C’est juste… accorda Lechuza.
Un silence tomba alors. La chouette, sans lâcher Feng du regard déclara :
— C'est d'accord, petite Crépusculaire ! J’accepte de vous donner tous les détails dont vous avez besoin.
— Merci..., répondit Feng, méfiante.
— Mais pour cela, vous me donnerez la pierre d’âme du Fils des Lunes !
Agatha sembla revenir à elle.
— La.. la pierre… d’Astrion ?
— La petite rousse a donc une langue. Oui c’est ce que je veux. »
Feng se tourna vers Agatha. Que faire ? Agatha secoua la tête imperceptiblement, aussi livide que si elle était retrouvée face à la mort. Après tout, cela ne revenait-il pas au même ?
— Vous m’avez réveillée en plein jour et vous osez me faire attendre ? gronda Lechuza dont les pupilles se dilatèrent au point de rendre ses yeux tout noirs. Dans ce cas, je retourne dans mon arbre et que je ne vous revoie plus sur mon territoire car, pierre d’âme ou non, je vous dévorerai sans pitié !
— Attendez s’il vous plaît ! s’écria Feng. La pierre d’âme ne nous appartient pas donc nous n’avons pas le droit de la donner sans le consentement d’Astrion. Et je pense qu’il en a trop besoin pour la donner… il est très malade en ce moment. »
— Peut-être bien, répondit Lechuza, mais c'est à prendre ou à laisser !
Feng regarda à nouveau Agatha. Elle avait pourtant eu une idée, quelques heures auparavant. Pourquoi ne parlait-elle pas ? Tant pis, il fallait tenter quelque chose.
— Si… on vous donne quelque chose qui vous intéresse plus que la gemme d’Astrion… est-ce que vous accepteriez ?
La sorcière-chouette écarquilla les yeux de surprise.
— Vous prétendez être en possession de quelque chose d’aussi intéressant que le morceau de l’âme du Fils des Lunes ? Vous ignorez tout le potentiel magique que peut avoir un tel artefact. Mais je suis assez joueuse, j’adore les défis. Si vous y parvenez, revenez me voir cette nuit, quand la lune bleue atteindra la cime de mon arbre. Sinon, renoncez pour vos deux petites vies insignifiantes. Maintenant, quittez mes terres sur le champ !
À ces mots, elle se projeta en arrière et entra à nouveau dans le tronc de son arbre. Le visage sculpté de la chouette réapparut à sa place initiale. Les filles quittèrent les lieux sans demander leur reste.
— Alors, qu’a-t-elle dit ? s’enquit Tom Gibus une fois qu’elles se furent éloignées du territoire de Lechuza.
— Elle veut la gemme d’Astrion ! s’écria Feng. C'est impossible !
— Mais pourquoi ne pas l’avoir donnée ?
— Parce qu’elle n’est pas à nous ! J’ai proposé quelque chose qui pourrait davantage l’intéresser mais c’était pour gagner du temps. Tu en penses quoi Agatha ? Agatha !
Agatha demeura silencieuse, les yeux rivés sur ses bottines tachées de vase.
— Eh ! Agatha ! Tu pourrais m’aider quand même ! J’étais toute seule pour parler à Lechuza alors que tu m'avais assuré que tu avais une idée ! Pourquoi est-ce que d’un seul coup tu te me laisses me débrouiller seule ? Tu as oublié que mon père est arrêté comme un criminel !
— Non, j’ai pas oublié, répondit Agatha d’un ton renfrogné.
— Euh… si je puis me permettre, s’enquit Tom Gibus, puisque ma mission est accomplie, je pense que j'ai droit à ce petit sortilège de nettoy...
— Eh bien aide-moi, ce n’est pas parce que tu n’as pas de père qu’il faut oublier que le mien a des problèmes ! hurla Feng.
— Si pouviez le faire maintenant avant que je parte, je suis très attendu, poursuivit Tom Gibus.
— Oh fiche-moi la paix ! hurla Agatha. Moi au moins, ma mère ne cherche pas à se débarrasser de moi quand elle a des problèmes, elle ! »
Sans connaître la réaction de Feng, elle s’enfuit à toutes jambes.
— Quoi ? Tu me laisses tomber ? cria Feng au bord des larmes. Ouais, vas-y, ce n’est pas la première fois que tu le fais après tout !
— Oh ça alors ! Elle s'enfuit sans avoir tenu sa promesse ! s'exclama Tom Gibus. Vous m'avez honteusement berné ! La prochaine fois que vous demanderez un service, ne comptez plus sur moi !
— Oh mais fichez le camp, vous aussi ! hurla Feng. Allez donc à votre fête idiote et laissez-moi toute seule ! »
Feng s’assit par terre et fondit en larmes. Tom Gibus, surpris par cette réaction inattendue, n’avait pas bougé d’un pouce. Il savait qu’il avait raté l’anniversaire de mort de la victime de Lechuza et que d’autres fêtes passionnantes l’attendaient au-delà de cette forêt de malheur. En revanche, quelque chose en lui l’interdisait de fuir cette petite fille qui pleurait même si son amie n'avait pas rempli sa part du marché.
Il s’assit à côté d’elle et… que fallait-il faire maintenant ? Voilà des siècles qu'il n'avait pas vu de vivante aussi triste. devrait-il lui raconter une de ses fameuses histoires qui avaient fait sa célébrité à Outremonde ? Hmm... quelque chose lui disait qu'elle n'avait pas envie de les entendre.
— Tu sais, petite, tenta-t-il, ça va s’arranger. Tu es encore jeune, tu as toute la vie devant toi pour apprendre de tes erreurs… sauf si tu meurs prématurément d’une maladie ou dévorée par une sorcière cannibale.
— Et c’est censé me remonter le moral ?
— Pourquoi pas ? La mort-vivance est plutôt plaisante.
— Oh mais vous êtes pénible à la fin ! Allez vous-en ! Vous me tapez sur les nerfs ! Qu'est-ce que vous en avez à faire des problèmes des vivantes, hein ?
Tom sentit un petit quelque chose piquer son spectre de cœur.
— Pauvre petite… je suis un imbécile de mort-vivant… soupira-t-il. J'ai oublié que la mort était un passage difficile pour celles et ceux qui ne l'ont pas encore connue. Mais tu sais, il se peut que cette relique ne soit pas bien loin et… si tu veux… je t’aiderai à la trouver, moi. »
Hein ? Mais pourquoi disait-il une chose pareille avec son agenda si chargé ? Il était attendu dans toutes les grandes cités d’Outremonde après tout. Mais tout de même, ces enfants qui risquaient d’être mangés par Baba Yaga étaient trop jeunes pour mourir. Quand les enfants revenaient en tant que fantômes ou squelettes ambulants, ils passaient leurs temps à pleurer et à chercher leurs parents. C’était d’un déprimant !
— Vous ? demanda Feng en relevant la tête. Je me suis trompée sur votre compte alors… je me suis trompée sur tout le monde. En fait, il n’y a que mon père qui est toujours tel qu’il est quoi qu’il arrive. Ma mère m’a laissée tomber et a refusé de me parler depuis l’arrestation de papa. Même Agatha m’a évitée peu de temps avant la Cérémonie des Jeunes Sorcières. À mon avis, elle s’est si bien préparée qu’elle a dû se dire que je ne valais plus le coup d’être son amie et elle a bien raison. Papa me répétait toujours que mes sorts étaient jolis mais je sais qu'ils n’ont aucune utilité à la communauté.
— Mais dans quel monde vis-tu pour penser que la beauté ne vaut rien ? s'exclama Gibus. C’est elle qui met de la couleur et de la joie dans les cœurs même de ceux qui ne battent plus depuis des siècles. Et je ne parle pas que de la beauté de mon haut de forme ! Tiens, ça me donne une idée ! Tu devrais parler à la petite Agatha. Si ça se trouve, il y a eu un malentendu, comme il y en a tant chez les vivants. Ainsi, nous trouverons cette fameuse relique ensemble et j’en profiterai pour qu’elle tienne la promesse de rendre mon costume aussi magnifique qu’il l’était dans l'apogée de ma gloire ! »
Feng était étonnée. Jamais elle n’aurait cru que ce squelette égocentrique pouvait sortir de si jolis mots de sa bouche. Elle se releva en même temps que lui et essuya ses larmes. Cet original avait raison, il ne fallait pas se laisser abattre. Soudain, un cri perçant retentit. Qu’est-ce que c’était ? Encore un oiseau de malheur ? Non… non… c’était…
— Oh par le Crépuscule, c’est Agatha ! cria Feng. Venez, Tom ! »
Tom et Feng coururent en direction des cris affolés d’Agatha.
— Ici ! Dans le buisson ! indiqua Tom Gibus.
— Feng, c’est toi ? gémit Agatha d’une voix brisée.
Elle était prise dans un entrelacement de lierre noir qui formait une véritable prison.
— Agatha, je suis là ! »
Elle s’approcha de son amie prisonnière mais tomba immédiatement par terre. Une longue tige venait de lui attraper la cheville. Tom tomba à son tour.
— Oh Oh ! fit Tom, cette chose m’est étonnamment familièèèèèèèèèère !
Le cri de Tom traîna et monta de quelques octaves pendant qu'il glissait, traîné puis saucissonné par le lierre qui lui enserrait la carcasse. La pauvre Feng connut le même sort. Le lierre cessa alors de ramper et constitua trois grosses boules comportant chacune une prisonnière. Les trois boules végétales ainsi formées dévalèrent la forêt Nox à une vitesse vertigineuse.
Brinquebalées sur le sol humide de la forêt, sous le regard ébahi des bêtes monstrueuses qui chassaient dans le coin, Feng, Agatha et Tom, hurlant de terreur, s’agrippèrent autant qu’elles le pouvaient pour ne pas se blesser. Feng et Agatha s’écorchaient de partout tandis que Tom s’inquiétait sérieusement pour la résistance de ses os. Soudain, les sphères s’arrêtèrent. Des pas claudiquants s’approchèrent lentement.
— Ha ! Ha ! ricana une voix de vieille femme, allons, allons, qu’avons-nous là ?
Une main parcheminée aux doigts crochus farfouillait le lierre, puis un gros nez bourgeonnant accompagné d'un œil légèrement voilé apparut au milieu de l’enchevêtrement végétal.
— Oh ! Ces bêtes sont bien grosses aujourd’hui ! C’est Marisa qui va être contente ! Tiens ? Celui-ci là n’est pas bien en chair. Si ça se trouve, les hyènes des marécages ont déjà fini les restes. Oh ! Ce n’est pas bien grave, mes loups rongeront les os.
— Hein ? Quoi ? s’exclama Tom. Je ne vous permets pas, Madame, je suis un honnête et illustre mort-viv…
Bonk ! Un coup de bâton flanqué sur le chapeau l’interrompit.
— Mais c’est que ça parle encore ? cria la vieille sorcière. Ce s’rait encore une expérimentation étrange de la vieille Baba qu’ça m’étonnerait pas !
Elle traîna les ballots de lierre et frappa à une porte. Agatha et Feng virent qu’elles étaient à l’entrée d’une chaumière.
— Marisa ? C’est la vieille Patte-en-Bois ! Viens voir la belle prise que j’ai eue.
— Entre, c’est ouvert.
La dénommée Patte-en-Bois trimballa les prisonnières et les bazarda au milieu de la pièce. Elle se frotta les mains de satisfaction. Pendant qu’elle invitait l’hôtesse à s’approcher, Feng entendit à ses pas irréguliers que la vieille avait une jambe de bois. Elle comprenait le surnom. D’autres pas, plus légers se rapprochèrent. Une main noire, fine, craquelée comme de la lave éteinte, écarta brusquement les tiges feuillues qui se retirèrent d’elles-mêmes. Feng et Agatha, fourbues et étourdies, firent alors face à une femme qui devait avoir l’âge de leurs mères. Ses cheveux clairsemés étaient aussi noirs et secs que de la suie. Quant à son visage émacié, il était aussi livide et cendreux que ses mains ressemblaient à du charbon fissuré. En apercevant la prise de la vieille Patte-en-Bois, ses yeux d'un gris délavé s’écarquillèrent.
— Des enfants ?
— Hein ? fit Patte-en-Bois en approchant son visage hideux vers elles. Ah ! Maintenant qu’tu le dis ! »
En même temps, la vieille était borgne et l’autre œil était voilé par un début de cataracte. Cela pouvait créer de la confusion.
— Patte-en-Bois, il faut vraiment soigner cet œil ! gronda la sorcière aux cheveux noirs.
— Oh ! Tu sais, Marisa, selon la vieille Baba, les mômes, ça s’cuisine plutôt bien donc...
— Il en est hors de question ! l'interrompit Marisa. Voyons le troisième ballot, j’espère que ce sera mangeable cette fois-ci.
La vieille garda un silence gêné. Pas sûr que le tas d’os valût quelque chose.
— Quoi ? cria Marisa. Encore lui ? Mais qui a décroché cet épouvantail ?
— Oh non ! Pas encore ! gémit Tom Gibus. »
Marisa, d'une poigne étonnante pour l'état de ses mains, attrapa le pauvre Tom et le traîna dehors.
— Tu vas reprendre ta place et garder mes cultures ! Au moins, tu serviras à quelque chose, espèce de parasite ! »
Pendant que Tom vociférait un long réquisitoire sur le mépris de la dignité humaine des morts-vivants chez les Noxiennes, la porte claqua.
Agatha et Feng restèrent seules face à la vieille Patte-en-Bois.
— Donc… vous… tenta Agatha d’une voix tremblante, vous n’allez pas… nous manger, hein ?
— Hum, j’avoue que j’ai une nette préférence pour les perdrix à deux têtes. Mais je me fais vieille et j’ai mal géré l’ensorcellement de mon lierre. Ah ! Marisa a raison, je dois vraiment soigner mon œil.
— Oh ! Je vous conseille d’aller voir Myrddyn, c’est un très bon guérisseur. Beaucoup de vieilles sorcières viennent le voir quand leur vue baisse.
Feng, malgré l’angoisse qui la tenaillait, sourit intérieurement. Enfin, elle retrouvait Agatha telle qu’elle la connaissait. Elle eut épouvantablement honte de la manière dont elle l’avait traitée plus tôt.
— Alors comme ça, vous êtes des Crépusculaires, s’enquit la vieille, encore des enfants qui veulent des sensations fortes. Il n’y a pas longtemps, deux enfants sont venues explorer les lieux sans le consentement de notre communauté.
— Quand ça ? s’écria Feng, remplie d'espoir.
Peut-être étaient-elles enfin sur une piste !
— Oh… c’était assez récent. Il y avait une petite rouquine, comme toi, répondit-elle en désignant Agatha. Mais elle était beaucoup plus rondelette et elle était coiffée de longues tresses. Et il y avait un garçon tout maigrichon à côté, avec des vêtements si rapiécés qu’on l’aurait presque pris pour l’un des nôtres. Si je n’étais pas intervenue pour les ramener dans les Marais du Crépuscule, la vieille Baba les aurait dévorées toutes crues.
— Oh ! Mais c’est maman et oncle Toren ! s’écria Agatha. Mais qu’est-ce qu’elles faisaient là d’abord ?
Elle se souvint alors de l’allusion de Baba Yaga quand Siobhan lui avait adressé la parole. Et dire qu’elle risquait de se faire gronder si elle s’apercevait qu’elle s’était aventurée dans la forêt Nox ! Décidément, les parentes, c’est toujours « fais ce que je dis, pas ce que je fais ! » C’était si agaçant !
— Et vous trouvez ça… récent ? remarqua Feng. Nos parentes ont plus de trente ans maintenant.
— Quand tu auras trois cent quarante ans, tu verras que le temps passe plus vite que tu le penses… à moins que j’aie plus que ça… personne ne fête les anniversaires des vieilles, vous savez. Je m’y suis faite. Mais dites-moi, qu’est-ce que vous faites là ?
— La Relique de Baba Yaga a été volée donc on doit absolument la retrouver sinon elle s’en prendra à nous, répondit Feng. Est-ce que vous avez aperçu une personne étrangère pénétrer sur ses terres ? Vous avez l’air de bien connaître Baba Yaga et nous ne devons ignorer aucune piste.
— J’ai entendu parler de cette histoire mais à part ce type qui se balade avec ses crapauds tout jolis, je n’ai vu personne avec ce qui reste de mon œil.
Feng garda espoir. Après tout, cette vieille dame était presque aveugle et les Jin Chuan, avec leur peau dorée ne passaient pas inaperçus. La dénommée Marisa rentra et ferma la porte derrière elle. Patte-en-Bois lui raconta ce qu’elle avait appris de leur venue.
— Si je comprends bien, vos parentes ignorent où vous êtes ou alors ce sont des irresponsables, déclara-t-elle d’un ton sentencieux.
— Oui c’est vrai, avoua Agatha. Elles ne savent pas où nous sommes.
— Dans ce cas, Patte-en-Bois vous reconduira dans les Marais Crépusculaires. Mais avant, j’aurais besoin de quelques ingrédients pour mes potions de soin. Dites-vous que c'est une sanction plutôt légère par rapport à la gravité de votre intrusion. Mais n’essayez pas de partir seules, la forêt Nox est enchantée. Elle se refermerait sur vous puisque vous n'avez obtenu aucune autorisation d'entrée de notre part. Je suppose que vous n’avez pas pensé à cela, n'est-ce pas ?»
En effet, ni Feng ni Agatha ne l'avaient su. Il était pourtant évident que les Noxiennes n'allaient pas laisser des étrangères entrer sans aucune conséquence. Cela expliquait l'absence de champ de force. Ainsi, elles n’eurent pas d’autre choix que d’accepter le marché de Marisa. Les voilà donc en train de faire une cueillette pendant que le pauvre Tom, attaché au milieu des potimarrons, leur lançait des regards de détresse. Pendant leur récolte, elles s’approchèrent discrètement de Tom et lui promirent de le libérer à nouveau.
— Je suis désolée Agatha, murmura Feng. Je t’ai dit des choses horribles. Mais je ne le pensais pas, tu sais.
Agatha lui lança un regard rempli de larmes.
— C’est moi qui suis désolée. Je n’ai servi à rien face à Lechuza et en plus, ta mère, elle t’aime. Elle est juste malheureuse parce que ton papa est parti et elle ne sait pas quoi faire. C’est maman qui me l’a dit. Je suis méchante parce que je t’ai dit le contraire alors que je m’en fiche de ne pas connaître mon père. C’est un type qui travaille à l’académie des sorcières de la cité de Lux et envoie de l’argent de temps en temps à maman pour mes futures études. Pffff ! Comme si j’allais partir d’ici. Et si je reste ici, je n’aurai jamais besoin de leurs bouts de métal stupides pour avoir ce dont j’ai besoin, pas vrai, Feng ?
Feng baissa la tête.
— Tu as dû avoir peur quand Lechuza est apparue, c’est pour ça que tu es restée sans rien dire, murmura-t-elle. J’aurais dû le comprendre. Mais j'étais trop préoccupée par mes problèmes.
— Eh ! Ce ne sont pas que tes problèmes, ce sont ceux de tout le monde et tu as vraiment bien géré la situation, aujourd'hui ! Tu sais, j’aimerais être aussi courageuse que toi. Moi je suis qu’une peureuse.
— Mais non ! Moi aussi j’ai peur. J’ai peur tout le temps !
Feng s’interrompit, des larmes coulèrent sur ses joues.
— J’ai peur que les adultes emmènent mon papa chez Baba Yaga, qu’elle le tue et que je ne le revoie plus jamais. Il me manque. En plus, Baba Yaga verra qu’il n’a pas la relique alors elle tuera nos amies… et nous avec ! J’ai peur de mourir… mais j’ai encore plus peur d’imaginer maman pleurer encore une fois. »
Agatha ne dit rien et prit Feng dans ses bras en la serrant très fort, comme le faisait sa mère quand elle faisait un cauchemar.
— Je t’aime très fort, Feng, même si je réagis de manière complètement nulle. Et je ne te laisserai plus jamais tomber même quand je suis très en colère. On va détacher Tom et retrouver cette maudite relique !
Tom ne put s’empêcher de ressentir ce petit quelque chose qui lui picotait le "cœur" face à cette scène. Les vivants étaient si émotifs. L’était-il à l’époque où il avait de la chair, une peau, des yeux et un même cœur organique qui battait le rythme dans sa poitrine ? Peu importait. En revanche, l’ombre de la forêt Nox devint plus présente. Il repensait à sa liberté et à ses vêtements qui attendaient leur coup de propre tant attendu mais une chanson qui tournait dans sa tête ne cessait de le distraire. Un air qu’il avait entendu vers l’arbre de Lechuza.

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