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tome 1, Chapitre 5 « Mort imminente et mort-vivance » tome 1, Chapitre 5

Précédemment : Le père de Feng est accusé d'avoir volé la Relique de Baba Yaga, des enquêtes sont lancées dans la forêt Nox. Feng et Agatha décident de mener la leur en allant voir elles-mêmes la Lechuza dans la forêt Nox.

Chapitre 5 : Mort imminente et mort-vivance

Le matin du deuxième jour qui suivit la menace de Baba Yaga, Agatha et Feng entrèrent dans la Forêt Nox.

Comme dirait Siobhan, on n’entrait pas dans la forêt Nox comme dans une citrouille creusée. Aussi Feng et Agatha avaient-elles passé une partie de la nuit à élaborer un plan. Pour cela, elles avaient tenu une liste et Feng avait dû remettre de l’ordre dans toutes les idées balancées en vrac par Agatha. Donc, avec une petite fille dispersée mais rusée et une autre petite fille maladroite mais organisée, cela donnait ceci :

• Trouver un prétexte pour que nos mamans ne s’inquiètent pas de notre absence.

• Ne pas se faire repérer par nos mamans et par toutes les autres Crépusculaires.

• Ne pas se faire repérer par les Noxiennes et les bêtes sauvages.

• Prendre de l’eau et de la nourriture pour ne pas mourir de faim ou empoisonnées.

• Se munir de la gemme d’Astrion pour ne pas être tuées par les Noxiennes.

• Prendre un calepin pour noter tout ce que voudrait Lechuza contre une précision sur ses dernières révélations sur le vol de la relique.

• Prendre une potion de guérison des blessures.

Trouver un prétexte pour ne pas inquiéter les mamans a été le plus difficile à mettre en œuvre. En effet, être face à leur colère ou à leur inquiétude leur semblait bien pire que de se faire manger par Baba Yaga ! Donc il fallait traiter ce point avec la plus grande attention. Une visite à Basilio, une montagne de bonbons pour faire croire qu’il les avait invitées chez lui, une deuxième montagne de bonbons pour acheter son silence et — grand déchirement pour Agatha — lui donner la moitié de sa collection de serpents à deux têtes pour qu’il ne leur posât aucune question. Et dire qu’elle avait mis cinq ans à les collectionner ! La moitié de son existence ! Espérons qu’après un tel sacrifice, Baba Yaga ne mangera pas toutes les enfants de la communauté.

Le trajet, en revanche, posait moins de problème. Feng connaissait le chemin de son père par cœur. Or, s’il était accusé, il valait mieux revenir sur ses pas à lui ! En procédant ainsi pour aller voir Lechuza, les petites sorcières feraient d’une pierre deux coups.

Une fois la nourriture, l’eau et la potion de guérison dans la besace et surtout, la gemme d’Astrion précieusement conservée dans la poche fermée d’Agatha, elles étaient parties à l’aventure. Elles avaient cheminé en silence, glacées par l’appréhension. Elles n’entendaient rien d’autre que le bruit de leurs pas sur les feuilles mortes et les battements de leur cœur.

Étonnamment, aucun champ de force ne protégeait Nox des Crépusculaires et pourtant, personne n’osait s'y aventurer. Sauf le voleur de la Relique de Baba Yaga ! Et seules certaines sorcières avaient le droit d’entrer à condition de respecter une limite territoriale précise, comme c’était le cas de Jin. Finalement, la peur était une frontière bien efficace. Feng et Agatha se prirent par la main, si fort qu’elles s’en seraient brisé les os et pénétrèrent dans la terrifiante forêt Nox.

Une sombre forêt, des marécages boueux et odorants, des vautours sur des arbres morts qui attendaient leur macabre festin, des corbeaux qui semblaient coasser de sombres présages, le bruissement des araignées sur les feuilles mortes, des murmures et des grognements étranges dans le lointain… Agatha était terriblement déçue ! Bon sang, mais c’était donc cela la forêt Nox ! On dirait les Marais Crépusculaires de nuit ! Où étaient la terreur et la surprise là dedans ? Cela dit, il y avait quelques originalités : le feuillage n’était pas orangé mais d’un bleu sombre. Et il était si dense qu’il ne laissait filtrer qu’une infime lumière. Par conséquent, la forêt était plongée dans une pénombre si profonde qu’il semblait y faire nuit même en plein jour ! Ce firmament feuillu était supporté par des rangées de troncs malingres d’un blanc crayeux, comme des rangées de squelettes plantées dans les champs pour effrayer les oiseaux.

— Bon, chuchota Agatha, ce n’est pas si terrible que ça.

— Ouais mais restons vigilantes, on ne sait jamais.

— Tu as raison, c’est trop calme pour être vrai, tout ça.

— Hum… il fait trop sombre, on ne peut pas avancer, observa Feng. Et on ne peut pas allumer de lanterne, on se ferait repérer. »

Elles abîmèrent leurs yeux en observant les empreintes de Jin et de ses crapauds dans les sous-bois. Feng soupira.

— Agatha, murmura-t-elle. Sors la pierre d’âme d’Astrion. Je vais quand même allumer une lanterne, ce sera mieux que rien. Les sorcières ne nous attaqueront pas.

— Et les bêtes sauvages ?

— C’est vrai ça, admit Feng, mais certaines n’attaquent pas de jour. Ne t’inquiète pas, c’est une toute petite lanterne.

— D’accord, essayons. »

Agatha sortit la petite gemme qui émit une douce lumière rosée, comme les deux lunes les plus éloignées d’Outremonde. Elle admira le courage de Feng et sa capacité à gérer calmement une situation aussi angoissante.

— Oh ça c’est génial ! s’enthousiasma Feng, toujours en chuchotant. Pas besoin de lanterne. On arrive à y voir et elle est suffisamment discrète pour qu’on puisse la dissimuler au cas où.

Elles avancèrent alors, doucement, calmement, comme des fantômes.

— Sais-tu où vit Lechuza ? murmura Agatha.

— Oui j’ai pris la carte de Nox de papa, elle vit à l’ouest des mares où il emmène nos crapauds.

— Et c’est loin ?

— Oui assez… À deux heures de marche à peu près. »

Peu de temps après une longue et calme avancée, Agatha réprima un petit sursaut quand un oiseau se posa sur une branche.

— Qu’est-ce que c’est ? chuchota Feng.

— Oh rien. Un geai des Marais, je crois. Il m’a fait peur, cet idiot.

L’oiseau, posé sur une branche de hêtre, affichait fièrement son profil. Son plumage de bronze aux rémiges d’or et d’argent tranchait avec la pénombre de la forêt. Il était magnifique ! Soudain, il tourna la tête. Les filles sursautèrent. Argh ! L’autre profil était celui d’un squelette auquel il manquait un œil !

— Ouf, soupira Feng, juste un oiseau moche.

— Ouais, pas de quoi en faire une histoire. Ce serait marrant si c’était un oiseau mort-vivant. Je n’en ai encore jamais vu. »

Elles poursuivirent leur chemin quand elles entendirent un cri suraigu. Puis un autre, et encore un autre. Des cris de plus en plus forts et de plus en plus nombreux ! C’étaient des cris humains ! Des cris de bébés, des cris de femmes terrorisées, des cris d’êtres suppliciés. Mais que se passaient-ils dans cette horrible forêt ? Un sabbat maléfique ? Des Crépusculaires capturées et torturées par des Noxiennes ?

— Regarde… murmura Feng d’une voix étranglée en montrant la branche de l’oiseau moche.

Deux congénères venaient de le rejoindre. Puis il y en eut encore deux autres sur un autre arbre puis quatre, puis dix, puis… oh mais on ne pouvait plus les compter ! Les cris horribles ressemblaient à présent à des « au secours ! », « ne me tuez pas ! » « sortez-nous de là ! », « Ne m’arrachez pas les yeux ! » C’étaient eux, ces oiseaux démoniaques qui poussaient ces cris ! Ils continuèrent leurs salves immondes en battant des ailes et en claquant de leurs dents pointues qui se dissimulaient sous leur bec.

— Cours ! cria Feng.

Elle embarqua Agatha à sa suite et elles coururent, coururent, coururent ! Elles détalèrent si vite et si longtemps qu’elles ne surent quel chemin elles prirent. Il fallait à tout prix s’éloigner de ces hurlements horrib...! Oh non !

Noir complet !

— Oh non ! cria Agatha. J’ai perdu la gemme d’Astrion !

— Mais comment on va faire ?

— Je ne sais pas !

Mais les cris se rapprochaient encore. Tant pis ! Il fallait courir ! Courir, courir, cour…

— Aaaaaah !

Effondrement dans la vase.

— Feng ! hurla Agatha. Où es-tu ?

Elle entendit un bruit de barbotage puis la voix de Feng qui cria :

— Je suis là ! Dans le marais !

Agatha s’agenouilla à tâtons, près du bord et tendit sa main vers la voix de Feng.

— Attrape ma main !

— Je n’arrive pas à nager vers le bord. Je m’enfonce !

Agatha étira son bras encore et encore mais la main de Feng n’arriva pas jusqu’à elle. Les larmes lui montèrent aux yeux. Il faisait trop noir, elle ne la voyait pas ! Dans les arbres, des petits points clignotaient : l’œil unique des oiseaux monstrueux. Ils riaient à présent, un rire terrifiant, hystérique. « Oh non, je meurs ! crièrent-ils. Dans d’atroces souffrances ! » « Je meurs ! », « Je me noie », « Je souffre » !

— Agatha ! hurla Feng. Je n’arrive pas à nager ! Je vais mourir ! »

« Oui, je meurs, je meurs, je meurs ! »

Agatha éclata en sanglots, Feng aussi. C’était donc la fin ? Mourir et ne sauver personne ? Laisser leurs parentes en deuil de leurs filles ?

« Je meurs, je souffre, je me noie ! Maman ne viendra pas me sauver ! » Si seulement ces oiseaux de malheur pouvaient se taire !

— Essaie de… trouver… une branche… balbutia Feng, essoufflée de se débattre dans la boue et de crier plus fort que les oiseaux hurleurs.

— J’essaie ! cria Agatha en tâtonnant autour d’elle. »

Il y avait des racines, des petites branches, d'autres un peu plus grandes mais friables ! Bon sang ! Mais il n’y avait rien ! Et les oiseaux riaient encore plus fort en scandant des immondices à base de corps brûlés et de viscères arrachées. L’un s’envola et frôla Agatha de près. Elle trébucha, tâtonna… et trouva une grosse branche. Elle la prit aussitôt. Elle était un peu lourde mais elle ferait l’affaire. Un autre oiseau la frôla encore ! Elle le chassa avec sa main libre puis elle traîna la branche jusqu’au bord et la tendit à Feng.

— Attrape !

— Encore un peu plus loin ! cria Feng en agitant ses bras.

— Et là ?

— Attends ! Je vais pousser plus fort avec mes jambes ! Aïe !

Un des oiseaux démoniaques lui avait mordu la main jusqu’au sang.

— Qu’est-ce qu’il y a ? Aïe !

— Ils nous attaquent !

À présent, les oiseaux hurleurs s’abattirent en nombre sur elles et s’attaquèrent à leurs cheveux, à leurs joues, à leurs bras. Agatha couvrit ses yeux d’une main tout en agrippant la branche de l’autre. Feng, quant à elle, eut le même réflexe de couvrir ses yeux tout en tenant la branche. Elles hurlèrent sous les morsures mais hors de question de la lâcher !

Soudain, le calme. Plus de crocs ni de battements d’ailes près de leurs oreilles. Agatha risqua un œil en écartant légèrement les doigts. Une lumière verte voleta au-dessus de l’étang, ce qui semblait intriguer les bestioles. La lumière flottait tranquillement au-dessus de l’eau. Chaque bête tourna son profil du côté de l’œil, intrigués. Tout-à-coup, la lumière enfla, plus lumineuse, plus aveuglante. Devenue aussi grosse que l’étang du marécage, elle tourbillonna tout autour, comme une étoile incontrôlable. Un vert agressif emplit tout le marécage et fit hurler les oiseaux qui s’envolèrent à rire d’aile. Feng en profita pour agripper la branche de ses deux mains. Agatha fit de même et tira la branche vers elle, en y mettant toute sa force.

— J’arrive, murmura Feng, d’une voix éteinte.

Elle poussa fortement sur ses jambes et au prix de nombreux efforts, atteignit enfin le bord, vers son amie toute baignée de vert. Elles se prirent fortement dans les bras en pleurant et en riant à la fois. C’était une explosion d’émotions à tel point qu’elles n’avaient plus aucun sens mais cela faisait du bien.

— Je saigne tellement, gémit Feng. J’ai si mal !

— Moi aussi… Sales bêtes !

La lumière verte reflua alors doucement et atteignit la taille d’une pomme. Celle-ci flotta jusqu’à elles.

— Petite lumière, tu nous as sauvé la vie, déclara Agatha d’une voix toute enrouée d’émotion.

— Toi aussi tu m’as sauvée, Agatha, avoua Feng en essuyant ses larmes.

— J’ai fait tout ce que j’ai pu, tu sais. Je ne réagis pas aussi… comment dire… calmement que toi. »

Feng lui jeta un regard interloqué.

— Parce que tu crois que j’étais calme tout-à-l’heure ? Et que je l’aurais été si tu étais tombée dans cet horrible étang ? Je t’assure que non. Je me sentirais totalement perdue. »

L’aveu de Feng réchauffa le cœur d’Agatha même si elle n’osait avouer à son amie qu’elle regrettait déjà d’être entrée dans la forêt Nox. Feng sortit la fiole de guérison des blessures. Les jeunes filles firent tomber quelques gouttes sur des compresses et les appliquèrent sur leurs visages et leurs bras meurtris. Les plaies cicatrisèrent aussitôt et la douleur s’évanouit.

La petite boule de lumière était toujours présente.

— Qu’est-ce que tu nous veux ? demanda Agatha d'un ton soupçonneux.

Comme si elle l’avait comprise, la petite entité s’éloigna de quelques mètres puis revint vers elles. Elle recommença ce manège deux ou trois fois.

— Tu veux qu’on te suive, c’est ça ? demanda Feng pendant qu’Agatha activait un glyphe ménager pour nettoyer la tunique de Feng.

Comme pour approuver, la lueur tourna autour d’elles et s’éloignait de quelques mètres avant de revenir.

— Je crois que c’est un feu follet, dit Agatha, on dit que c’est l’esprit d’un mort qui repose au cimetière.

— C’est un mort drôlement puissant alors, répliqua Feng. Il nous a sauvées, on doit le suivre.

— Mais si c’était un piège ? Et si c’était l’esprit d’une Noxienne venue nous tuer ? Parce que cette lumière ressemble vraiment à celle qui entourait Baba Yaga quand elle est apparue ! Tu n’as pas pu la voir mais moi si, c’était terriffrayant !

— Si c’était le cas, ce feu follet nous aurait laissées mourir dans le marécage. Et si c’est Baba Yaga, peut-être veut-elle qu’on retrouve sa relique plus rapidement.

— À moins qu’elle veuille nous manger, rétorqua Agatha avec une grimace de dégoût.

— Maman m’a dit que l'action de Baba Yaga était très limitée si sa maison ne possédait pas la Relique. Bref, si elle tombe en délabre, elle aura plus de mal à nous chasser. Cela dit si on n’attrape pas le voleur à temps, ses copines Noxiennes s’en chargeront !

— Eh c’est vrai ça !

Agatha était extrêmement admirative de la logique implacable de Feng. Si seulement son esprit était aussi rangé que le sien ! On s’y ennuierait peut-être un peu mais on mourrait moins !

Elles suivirent alors le feu follet qui voletait doucement pour ne pas les semer. Feng remarqua alors quelque chose briller au milieu des feuilles mortes.

— Agatha ! La pierre d’âme d’Astrion !

Soulagées, elles coururent la ramasser. Une grande chaleur envahit leur cœur quand elles suivirent leur nouveau guide, la pierre d’âme protégée par la poche bien fermée d’Agatha.

Elles aboutirent à une clairière. C’était en fait un petit potager dans lequel poussaient des potimarrons bruns. Et au milieu se trouvait un épouvantail. Celui-ci intéressait particulièrement le feu follet car il s’en approchait avec une sorte d’empressement. Les jeunes filles marchèrent en évitant d’écraser les plantes. Elles découvrirent alors que cet épouvantail était un squelette en costume ! Rien d’étonnant jusqu’alors. Quand une Crépusculaire était mourante, elle pouvait demander à exposer ses ossements près des champs afin de protéger les récoltes des vivantes qu’elle laissait derrière elle. Agatha avait pris pour habitude de saluer son grand-père dont le squelette s’affichait fièrement près des champs d’orge de la communauté, toujours habillé de sa cape préférée. C’était comme s’il n’était jamais vraiment parti, disait souvent Grand-Mère, les larmes aux yeux.

Mais le costume de ce mort était si étrange ! Une veste de costume dont la boue et les fientes d’oiseaux laissaient apercevoir du mauve, un gilet brun et un pantalon noir. Il portait également un drôle de chapeau haut de forme dans un état tout aussi déplorable.

— Nom d’une citrouille pourrie, jura Agatha, la personne qui a laissé son ancêtre dans cet état n’a aucun respect pour lui ! Il n’y a personne pour faire les toilettes rituelles chez ces barbares ?

— Moins fort, Agatha, répondit Feng. On pourrait t’entendre.

Puis, elle s’adressa à la lueur :

— Pourquoi nous as-tu emmenées ici ?

Celle-ci, pour toute réponse entra dans l’orbite creux du squelette… qui redressa la tête !

— Merci !

Elles crièrent et sautèrent en arrière ! Le squelette avait parlé !

— Regarde, il bouge ! s’exclama Agatha en s’approchant. Oh ! C’est trop génial !

Mais Feng la tira en arrière.

— « Génial » n’est pas le mot qui me viendrait en premier à l’esprit. Allons-nous-en, c’est un piège !

— Non, ne partez pas, supplia le squelette en costume.

À présent, la lueur verte animait ses orbites, ce qui donnait l’impression qu’il avait réellement des yeux.

— Libérez-moi, poursuivit-il, je suis ici depuis si longtemps et… AAAARGH !

— Quoi ? Quoi ? s’exclamèrent les filles.

— Quelle horreur ! Mon costume ! Mon merveilleux costume souillé dans la boue et la fange ! Ah ! Quel malheur ! Si je ne tenais pas tant à mon après-vie, je demanderai à re-mourir aussitôt ! »

Agatha et Feng étaient interloquées.

— Libérez-moi, je vous en prie, je vous ai sauvé la vie ! Je vous ai même aidées à retrouver votre petite loupiote ! N’est-ce pas ? Vous voyez bien que je ne vous veux aucun mal !

— Ce n’est pas une loupiote, rétorqua Agatha, c’est une pierre d’… aïe !

Feng lui avait donné un coup de coude. Il valait mieux ne pas parler de la pierre d’âme d’Astrion devant un parfait inconnu.

— Vous avez raison, répondit Feng. Vous nous avez sauvées, on va vous sortir de là.

— Ouais ! s’extasia Agatha. On a bien fait de venir, hein ?

Feng fit la courte échelle à Agatha qui eut l’immense honneur de défaire les liens de l’épouvantail vivant… du moins si « vivant » était un adjectif qui lui correspondait vraiment. Celui-ci se reçut lestement sur le sol et se redressa avec une grâce étonnante.

— Merci encore, fit-il d’une voix enjouée.

Aussitôt, il retira son chapeau et leur fit une révérence pompeuse à base de moulinets de bras osseux.

— Êtes-vous un Noxien ? demanda Agatha.

— Non, chère demoiselle aux boucles enflammées, répondit le drôle de personnage en se recoiffant de son chapeau, je suis Tom Gibus, un modeste voyageur et surtout, le plus grand roi de la fête d’Outremonde !

Il fit quelques pas de danse pour appuyer ses propos et écarta ses bras qui flottaient dans sa veste de costume.

— Waouh ! Vous n’êtes in-croy-able ! Moi c’est Agatha et elle, c’est Feng. Alors comme ça, vous… vous êtes un mort-vivant ? Un VRAI mort-vivant ?

— En effet, je suis mort il y a de cela… hum… je ne me souviens plus, cela remonte peut-être à une petite centaine d’années, mais croyez-moi, même dans la mort, je n’ai pas une minute à moi. J’ai un agenda si chargé.

— Je me demande ce qu’un épouvantail mort a de si important à faire, déclara Feng en croisant les bras.

— Ma chère amie, sachez que les apparences sont bien trompeuses. Je suis venu ici pour l’anniversaire de mort d’un vieux sorcier égorgé depuis plus de cent ans par la Lechuza. Malheureusement, je crains d’être en retard depuis… des jours ? Des mois ? Des années ? Des décennies peut-être ! Ah cruelle Noxienne qui m’a attaché comme un vulgaire pantin ! La forêt Nox n’a aucun respect pour ma dignité.

— Whaouh ! Vous parlez drôlement bien ! s’exclama Agatha, les yeux ronds. Et est-ce que vous respirez quand même ? Si vous ne pouvez pas, comment vous faites pour parler et pour…

— Vous connaissez Lechuza ? interrompit Feng.

Le mort-vivant eut un mouvement de recul.

— Suffisamment pour ne pas avoir affaire à elle. Pas plus tard que… je ne sais plus… je me rendais à l’anniversaire de mort de mon ami quand elle m’a pris en chasse. Se faire chasser comme si j’étais la pire des crapules, il n’y a rien de plus offensant ! »

Celui-ci croisa les bras d’un air contrarié. Feng comprit que ce Tom Gibus adorait parler de lui, c’était le moment de le cuisiner un peu.

— C’est vrai que c’est honteux, un mort-vivant aussi… euh… classe que vous. Et c’est elle qui vous a attaché ?

— Non, répondit-il, sensible à sa flatterie maladroite, c’est une autre Noxienne, celle qui habite la petite chaumière à côté de la clairière. Mélancolique, je m’étais assis sur une pierre, entamant une passionnante conversation avec un gros crapaud boueux quand elle m’a frappé avec une branche pour me chasser. Quelle insulte ! Mais infortuné que je suis, je me suis sauvé en marchant sur ses cultures ! Elle s’est fâchée toute rouge et m’a ligoté et attaché comme si j’étais une saucisse fumée ! Ah ! Quelle offense ! Quel sort cruel ! Quelle ignominie infâââââme !

— Mais monsieur Gibus, interpella Agatha, maintenant que nous avons sauvé votre dignité, vous pouvez nous montrer où se trouve Lechuza ? Nous nous sommes complètement perdues !

Feng souffla de soulagement. Enfin Agatha retrouvait le sens des priorités !

— Eh bien, elle se trouve de l’autre côté de la forêt, à l’Ouest, près de la zone montagneuse. J’ai fini par connaître la zone afin de mieux l’éviter. »

Feng acquiesça mais demeura circonspecte. Si elle savait à présent où aller, elle souhaitait garder ce drôle d’original à l’œil. Si ça se trouvait, il en savait plus sur le vol de la relique qu’il voulait bien le dire. Et si c’était lui qui… non non Feng, reprends-toi. Tu fais la même erreur que les Crépusculaires qui ont accusé ton père sous prétexte que c’était un réfugié tardif ! Cela dit, peut-être qu'il pourrait lui délivrer des informations intéressantes, sait-on jamais. Et Agatha serait si contente de faire la conversation avec un VRAI mort-vivant.

— Bien, dit Tom Gibus en esquissant une nouvelle révérence. Maintenant que je vous ai renseignées, je vous souhaite la bonne journée ! » Agatha poussa un « oh » de déception.

— Attendez ! s’exclama Feng. Est-ce que vous pourriez nous rendre un dernier service s’il vous plaît ? »

Agatha était estomaquée, Feng n’avait pourtant pas l’air d’apprécier Tom Gibus. Qu’avait-elle donc dans sa tête si bien rangée ? Tom se retourna et dans un grand moulinet de bras, répondit :

— Mais comment refuser un service à de si gentilles demoiselles qui ont eu la bonté de me détacher ?

— Nous aurions besoin d’un guide pour aller... chez Lechuza...

— Oh ! C’est une excellente idée ! poursuivit Agatha. Vous nous avez sauvées des oiseaux tueurs, on sera beaucoup plus en sécurité avec vous ! Et j’ai plein de questions à vous poser sur l’après-vie, sur les anniversaires de mort et si vous arrivez encore à manger et boire et…

Tom Gibus, pourtant sensible à la flatterie, ne l’écoutait plus. En entendant parler de Lechuza, le feu follet qui habitait ses orbites blêmit.

— Attendez… vous voulez réellement… Lechuza ? LA Lechuza ? Je pensais que vous vouliez l'éviter aussi ! Mais enfin, elle va vous gober comme des petits rongeurs ! Elle déteste tous les étrangers qui pénètrent sur son territoire. Vous ai-je raconté qu’elle m’avait chassé ?

— Oui, répondit Feng d’un ton las, mais nous avons besoin d’en savoir plus sur une vision qu’elle a partagée avec notre communauté. Est-ce que savez quelque chose sur la relique de Baba Yaga ?

— La quoi ? … euh non… D’ailleurs, cette vieille Baba fait aussi partie des sorcières que je cherche à éviter.

— Bref, cette relique qui est une pierre bleue brillante a disparu, poursuivit Agatha, mais tout le monde croit que c’est le papa de Feng, le coupable, alors que c’est faux ! Il nous reste encore deux jours pour l’innocenter sinon Baba Yaga va nous manger ! »

Tom Gibus baissa la tête vers elles.

— Oh… je suis vraiment navré. En effet, la situation est critique. Et vous pensez que Lechuza pourrait vous aider ?

— C’est notre seule piste, poursuivit Feng. À moins que vous connaissiez d’autres Noxiennes qui sachent quelque chose. Peut-être votre ami Noxien mort.

— Cela dépend, est-ce que la relique a été volée il y a une centaine d’année ?

— Non, c’était avant-hier.

— Alors il ne pourra rien faire. Il n’empêche que certains Crépusculaires ont tenté la même chose que vous et à part fâcher Lechuza, ils n’ont rien pu faire.

Elles, corrigea Agatha. Chez nous, on dit « elles » quand il y a au moins une fille dans le groupe.

— Mes excuses… en tout cas, elles sont passées en courant devant moi sans même prendre le temps de me détacher. Bref, je vous conseille de trouver un autre plan, Lechuza ne vise que son propre intérêt. Et elle ne vous dira pas ce qu’elle veut, pour elle, ce serait comme demander l’aumône. Si vous essayez de le lui faire dire, elle vous gobera les yeux en moins de temps qu’il faut pour crier « Courez ! »

Le visage d’Agatha s’illumina d’un grand sourire.

— Oh Tom Gibus, vous êtes un génie !

— Vraiment ?

Tom Gibus était, comme par hasard, intéressé. Feng soupira en levant les yeux au ciel.

— Qu’est-ce que tu racontes Agatha ? Ce n’est pas un génie, c’est juste un peureux qui ne comprend pas qu’on ne puisse pas tuer un mort ni retirer les yeux à quelqu’un qui n’en a plus.

— Eh ! protesta Gibus. Vous êtes offensante très chère, je me dois de vous quitter.

— On ne vous retient pas, riposta Feng, les nerfs à vif. On est quittes de toute façon !

— Feng, tu vas tout faire louper ! Attendez, monsieur Gibus, Feng plaisante, elle aussi vous trouve génial. Même génialissimement super intelligent ! On va pouvoir comprendre ce que veut Lechuza, maintenant !

Agatha se remémora les paroles d’Astrion « Ce que des êtres aveugles ne peuvent faire, des enfants clairvoyantes peuvent y parvenir. »

— Je puis vous rendre tous les services du monde mais pas celui-ci, trancha Tom Gibus. Et sachez, mademoiselle Je-Sais-Tout, que si l’on ne peut tuer un mort, une sorcière-chouette maléfique peut tout à fait gober votre âme quand elle bien visible dans votre crâne !

Il pointa du doigt le feu follet qui brillait dans ses orbites. Feng se sentit gênée.

— Pardon, monsieur Gibus. Je devrais faire attention à ce que je dis. Je me suis un peu emportée, je crois. Vous savez, j’ai si peur pour mon père… et pour nous aussi ! »

Gibus hocha la tête d’un air compatissant.

— Votre situation est fort critique, j’en conviens.

Agatha s’accroupit et dessina quelque chose dans son calepin.

— Encore un instant… et voilà !

Elle se releva comme un ressort et brandit un symbole complexe sous les fentes nasales de Tom.

— C’est un sortilège ménager. C’est ma maman qui l’a perfectionné pour qu’on ne passe pas nos journées à faire le ménage car on a horreur de ça. Croyez-moi, ma mère est une mégagicienne du nettoyage !

Elle souffla sur le glyphe qui se transforma en une lumière mauve qui entoura le chapeau de Gibus dans un nuage au parfum sucré. Celui-ci le retira pour l’observer.

— Mazette ! s’écria-t-il. Il est flambant neuf ! Plus brillant que de la soie, doux au toucher de mes vieilles phalanges. Peux-tu faire la même chose pour le reste ?

— Oui mais pour cela, il faudra nous accompagner ! »

Feng sourit franchement. C’était Agatha, le génie, toujours capable de convaincre les autres pour obtenir ce qu’elle souhaitait ! Un véritable super-pouvoir ! Évidemment qu’elle allait réussir à convaincre Lechuza !

Gibus poussa un gémissement théâtral, sa main osseuse sur son visage, en proie à cruel dilemme « Risquer mon âme ou me rendre à un anniversaire de mort que j’ai probablement raté, couvert de fientes d’oiseaux ? ». Cela ne devait pas être facile en effet.

— Raaah ! Très bien ! Mais je te préviens, petite renarde retorse, ton sortilège a intérêt d’être le plus efficace, le plus puissant, le plus nettoyant et le plus lustrant de tous les sortilèges ménagers au monde !

— Puisque je vous dis que c’est ma maman qui l’a fait ! Il faudra que je vous la présente, vous serez ob-li-gé de me croire. »

Elles marchèrent alors à l’Ouest, tout à l’Ouest tandis que le peu de lumière commençait à décliner. C’était sûrement le début de l’après-midi. Les deux petites sorcières firent une pause pour manger leur sandwich et boire un peu d’eau. Pendant ce temps, Tom Gibus racontait ses nombreux voyages dans les cités des mages et les fêtes les plus arrosées de son cimetière. Agatha était subjuguée tandis que Feng dissimulait poliment quelques bâillements. Elle se demandait ce qu’Agatha avait en tête pour convaincre Lechuza. Elle ne préféra pas le lui demander, préférant rester discrète auprès de Tom Gibus. Puis, elles reprirent leur marche. Peu à peu, le sol devint plus sec, plus sablonneux. Elles avaient quitté les marécages. Les arbres s’espacèrent, laissant placer quelques rais de lumière dorée au milieu de la pénombre bleutée. L’un d’eux illumina un arbre magnifique. Le tronc aux nuances irisées du marbre était si haut et si large qu’un être humain pouvait y vivre. Ses branches majestueuses déployaient une profusion de feuilles carmines dont certaines se laissaient tomber à terre. On aurait cru que cet arbre plantait ses racines dans du sang séché.

Le vent s’était levé et depuis leur arrivée, il semblait aux jeunes filles qu’une mélodie leur parvenait aux oreilles. Une voix douce qui chantait des paroles inaudibles mais qui vous ferait monter les larmes yeux à force de tendre l’oreille. C’était si étrange. C’était trop… poétique ! Agatha et Feng s’attendaient à un monstrueux nid de chouette sur un arbre mort entouré de têtes empalées sur des pieux ! Finalement, c’était l’absence de laideur qui rendait le tout effrayant. L’attente de quelque chose de terrible, c’était la pire des angoisses !

Feng et Agatha prirent une grande inspiration en se tenant fort la main comme elles l’avaient fait en entrant dans la Forêt Nox. Elles avancèrent lentement pendant que Gibus restait en retrait, les mains recouvrant ses orbites afin de protéger son âme à découvert.

Les feuilles cramoisies se disloquèrent sous les pas des deux enfants. En levant les yeux, elles aperçurent un visage de chouette sculpté dans le bois.

— L...Le… Lechuza ? murmura Feng, la gorge nouée.

Respirations saccadées, sang glacé, sueurs froides.

Le vent se tut. Un silence de mort emplit la forêt.

Le visage de bois ouvrit les yeux !

Les yeux d’un blanc bleuté diffusèrent une lumière agressive autour d’elle tandis que le visage sortit du tronc dans lequel il était incrusté.

— Que me voulez-vous encore ? tonna une voix d’orage. N’en avez vous pas assez de troubler mon sommeil ?

Agatha demeura figée, comme si son cerveau avait gelé et que son esprit, comme celui de Tom Gibus, contemplait son corps depuis l’extérieur. Aucun son ne sortit, aucune pensée ne fleurit.

Ce fut Feng qui eut le courage de parler… du moins de coasser.

— On… on… est venues… pour… vous parler… euh… est-ce que vous acceptez… qu’on vous… pose quelques questions ? Cela ne durera pas longtemps, promis !

— Aaaaah ! soupira la chouette. Je n’aime pas tuer les enfants. Les Crépusculaires sont devenues bien lâches pour les envoyer à leur place.

« Tuer » ? Feng se souvint. Elle ouvrit la poche d’Agatha et sortit la gemme d’Astrion et la brandit devant elle d'une main tremblante.

— Personne ne nous envoie, madame Lechuza, à part nous-mêmes. Et Astrion, fils des Lunes nous a confié sa pierre d’âme pour nous protéger et aussi… vous montrer que nous ne voulons pas vous causer d’ennuis.

À la vue de la pierre étincelante, le visage de la chouette prit une expression sarcastique. Un rire mesquin s’échappa de son bec.

— Ce petit insolent se prétend être des nôtres quand cela l’arrange. Vous ne pouvez savoir à quel point c’est agaçant.

La température de l’air chuta tellement que Feng et Agatha sentirent leurs membres s’engourdir peu à peu.


Texte publié par Les Carnets d’Outremonde, 30 juin 2025 à 12h47
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tome 1, Chapitre 5 « Mort imminente et mort-vivance » tome 1, Chapitre 5
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