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tome 1, Chapitre 3 tome 1, Chapitre 3

HORLECH

L’aurore s’était évaporée dans un nuage carmin.

Adossé à l’épave de la carlingue, Morgren mâchait un reste de pâte alimentaire. Il se sentait mieux, reposé, revigoré.

Tout en mastiquant, il fixait les orbites vides d’un crâne à moitié enfoncé dans le sable. Le vent avait soufflé cette nuit, déblayant le pourtour du vaisseau.

Il pressa un résidu végétal contre ses lèvres crevassées et se délecta du filet d’eau libérée. Puis il s’agenouilla, ouvrit ses mains et se concentra, l’œil fermé.

Que s’éveille l’orflux !

Les sillons noirs gravés dans les paumes s’illuminèrent aussitôt. Il effleura le crâne du bout des doigts et ouvrit subitement la paupière. La lumière des cercles s’éteignit peu à peu.

Il soupira.

– Tu n’as pas eu d'chance on dirait… Peut-être que si, finalement. Crever sur le coup, en s’écrasant, vaut mieux que d’être déchiqueté par une de ces saloperies volantes. Non ? … Au fait, je ne t’importune pas, j’espère ? Je me présente : Morgren, poissard patenté. D’où je viens ? De la splendide ville de Sipra. Tu vois, ça fait un moment que je n’ai pas parlé à quelqu’un, alors… Tu sais ce qui m'chiffonne ? Non ?

Il pointa un doigt accusateur sur la carlingue.

– Ça. Le Horlech est censé être une taule. Une taule d’un modèle très particulier, c’est sûr. Tu comptais peut-être t’évader ? Je ne conteste pas l’idée, très séduisante, mais… Pour l’instant, je n’ai vu que du sable, des rochers et des cailloux. Alors, dis-moi, tu le sors d’où ton satané vaisseau ? Hein ? De là ? C’est ça ?

Il se mit debout, la main droite en visière et contempla l’horizon flottant au nord de l’épave.

– Mouais. J’en déduis que cette prison n’est pas faite que de sable et de cailloux. Sais-tu ce qu’on m’a appris ? Ne jamais se fier aux apparences. Une prison sans mur ne signifie pas une prison sans porte. Enfin bon, on ne t’a jamais dit qu’on ne pouvait pas s’en échapper ? Bah, ça ne coûtait rien d’essayer… Ah si, ta vie peut-être.

Il fit rouler ses épaules endolories.

– Tu sais ce qu’on dit : seuls les Cytarks ont des vaisseaux, les autres ont des chevaux… Mmm. J’ai bien réfléchi à tout ça. Ma raison d’être ici. Je ne connais pas la tienne. Tu as peut-être fait des choses inavouables. Vu ta tête… Mouais. Moi, non. À part peut-être, si, une fois, quand j’étais gamin j’ai chipé un bout de tarte à la cantine de l’orphelinat. On ne jette pas les gens en prison pour ça. Même sous le règne d’un Krugan. Non, je t’assure, juste quelques coups de trique de la très sainte Orchidée.

Une grimace tordit ses lèvres écorchées.

– Alors, il ne peut y avoir que deux raisons. Ou il s’agit d’un accident. Ou on a voulu se débarrasser de moi. Qu’est-ce que tu en penses ? … Mouais, comme toi je suis dubitatif. Ça ressemble à du Krugan. Voire pire : du Vencelas. Tu dis ? Je suis d’accord avec toi : le Conseil n’est qu’un panier de crabes. Certaines familles y sévissent depuis tellement de temps ! « N’aie ni amis ni ennemis et le Conseil est à toi. » Voilà ce qu’on apprend à l’Académie. Mais tu sais quoi, pour l’instant, on s’en fout. Je dois d’abord sortir de là. Oh, ne fais pas l’étonné. Ce désert foutrait le cafard à une colonie de scorpions. Bon, je vais y aller, avant que ça recommence à cogner là-haut.

Il s’accroupit et tapota le crâne d’une main amicale.

– T’es un bon gars. Et ta conversation va me manquer. Ah, merci pour les bricoles que tu as laissées. J’aurais jamais cru pouvoir trouver un armacier ici. Et qui fonctionne. J’ai bien fait de creuser sous les sièges. Finalement, il existe peut-être un dieu pour les poissards.

Moue aux lèvres, il contempla l’arme quelques instants.

– Tu sais, quand j’étais enfant, je trouvais cet engin magique. Une arme qui peut être tour à tour arme à feu et épée, en un clin d’œil. En fin de compte, ce n’est qu’un vulgaire mécanisme. Il suffit d’appuyer sur ce bouton… On devrait pas grandir, tu trouves pas ?

Il caressa la crosse nacrée de l’arme et la coinça dans son ceinturon. Puis il souleva un petit sac en peau de reptile et le mit en bandoulière.

– J’ai aussi un peu dépiauté ton engin volant. Tu ne m’en veux pas, j’espère ? Tu sais, il faut que je creuse la nuit, pour me planquer. À mains nues, ça prend du temps. Bon, salut.

Il prit une grande inspiration et se mit en route, droit vers le nord.

Il avait hésité à partir. Une nuit de plus dans la carlingue n’aurait pas été pour lui déplaire. Marcher dans la fournaise, encore et encore, risquer sa peau… Au moins avait-il un nouveau but. Il avait aperçu une frontière au loin, une brume verdâtre lui était apparue lorsqu’il avait touché le crâne. La vision manquait de clarté. Il devait se méfier des scories de l’esprit, ces petites distorsions fantasmagoriques, toujours à craindre dans des contextes de pression, de survie. Des sortes de mirages produits par des charges émotionnelles. L’Académie lui avait appris à faire la part des choses, en théorie. Mais en plein désert…

De nouveau, il sentait la chape de plomb d’un soleil implacable. Il se concentra, les mains tournées vers le sol et sentit rapidement le flux d’énergie parcourir son corps. « Qui est maître de l’orflux est maître du corps ». Il se répéta la maxime de l’Académie et parvint peu à peu à abaisser sa température interne. Satisfait, il poursuivit sa route, conscient du caractère temporaire de son pouvoir. L’orflux ne tarderait pas à reprendre ses droits. Et son corps de nouveau s’embraser.

Il traversait de temps à autre des espaces terreux où se dressaient des pitons rocailleux. Il profitait alors de l’ombre offerte par les monticules pour se reposer. Ces pauses étaient de courte durée. Il n’était pas le seul être intéressé par ces aires rafraîchissantes et avait dû affronter nombre de petites créatures, animaux reptiliens ou insectes aussi vindicatifs que venimeux. Du menu fretin, comparé au « dragon » du désert, comme il l’appelait. Une fois l’endroit sécurisé, il se fabriquait un abri de roches et de terre et pouvait y passer la nuit.

Il ne comptait plus les nuits passées ainsi, terré dans ces abris de fortune. Il savait que sa survie était due à une bonne dose de chance, un corps athlétique, un entraînement intensif… et à l'orflux. Combien d’êtres avaient dû crever dans ce maudit désert ? Il marchait certainement sur un cimetière géant.

La découverte du crâne et du vaisseau avait mis fin à une certitude : il n’était pas le seul à avoir survécu. Du moins, suffisamment de temps pour pouvoir construire un vaisseau. À moins que ce ne soit une mascarade, un leurre destiné à créer de faux espoirs… Ceux qui avaient conçu le Horlech étaient-ils si pervers ? Il convint de cette possibilité. Après tout, le laisser à moitié à l’agonie dans ce no man's land brûlant avec pour seule arme un petit couteau émoussé, n’était-ce pas une preuve de perversion suffisante ? Pourquoi ne pas l’avoir tué, purement et simplement, si ce n’était par sadisme ?

Il soupira. Mieux valait un faux espoir qu’une voie irrémédiablement sans issue.

Il quitta son abri de pierre, nerveux, avec l’impression d’être suivi. Depuis qu’il avait quitté le glisseur, il s’était arrêté de nombreuses fois pour regarder derrière lui mais n’avait rien vu. Ce n’était pas une de ces créatures infernales. Rien à voir avec le mode opératoire du monstre volant. Quelque chose semblait avancer dans le sol. Il ressentait régulièrement des vibrations sous ses semelles. Ce n’était pas le crissement du sable. Ni le vent, qui tourbillonnait parfois, avant de devenir tempête.

Peut-être encore une illusion… Depuis son réveil cauchemardesque dans le Horlech, elles étaient légions. Il y avait celles que son esprit troublé créait, lorsque la soif, la fatigue et la chaleur œuvraient de concert. Et il y avait celles qu’il nommait les « illusions réelles ». Des sortes de trompe-l’œil, des pièges disséminés çà et là. Des puits sans fond, des oasis factices et autres joyeusetés.

On avait dit tant de choses sur le Horlech, la prison sans retour. Il paraît que ça bougeait, que c’était vivant. Des inepties. Personne n’en était jamais revenu. Toutes les spéculations et les fantasmes avaient fleuri. Ce labyrinthe sans mur était devenu un mythe.

Comment savait-on que l’on avait été jeté dans le Horlech ? On ne le savait pas. On le vivait. Une torture permanente. Il n’existait aucun endroit de cette sorte sur les Terres Émergées. Il connaissait par cœur la géographie, topographie et géologie de toutes les terres, les mers, les fleuves, ainsi que le climat, la faune, la flore. L’histoire du Pays d’Orkal, des Terres Périphériques, du Continent des Cendres et des îles Ikalen n’avait aucun secret pour lui.

Nulle mention d’un désert, si ce n’était dans un très lointain passé. Quant aux créatures rencontrées ici, cela dépassait l’entendement. C’était comme se retrouver sur une autre planète, dans une de ces stupides histoires pour enfant. Une histoire monstrueuse.

Il était en sueur. Plus assez d’énergie pour réguler l’orflux. Il lui fallait trouver un abri pour se reposer. Ici, le sable prenait une teinte plus mate. C’était bon signe. Il devait y avoir une aire rocailleuse non loin. Par-delà les dunes qui masquaient l’horizon.

Eliz… Afin de se donner du courage, il pensa à sa femme. Leur rencontre avait été déterminante. Lui, l’orphelin de Sipra, la cité-fleuve du pays d’Orkal, n’aurait jamais cru possible de sortir du marécage boueux où il avait passé son enfance. Encore moins d’être admis à l’Académie. Il avait toujours trouvé ça incroyable. Comme un rêve éveillé. Qui avait tourné au cauchemar…

C’est ça, se dit-il. C’est ça la réalité. Tu l’as fuie une bonne partie de ta vie et elle t’a rattrapé. Qu’est-ce que tu croyais ? Que tu allais vivre ta petite vie de Cytark, bien tranquille, dans une grande maison avec ta jolie femme, jouir des privilèges de ton nouveau statut, influer sur le Conseil, contrôler ta vie, fonder une lignée… On t’a mis ça dans le crâne mon vieux. Pour mieux te rappeler d’où tu viens. T’es pas né où il faut. Tu es né dans la bourbe et tu y retournes. C’est là ta vraie place. C’est pas ce qu’ils t’ont dit à l’orphelinat ? La très sainte Orchidée ne te l’a pas assez répété ? Un Dorykan. Du gibier de potence. T’en as avalé des couleuvres ! T’y as cru à ton ascension ! Pourquoi tu voulais ça ? Qui tu voulais impressionner ? Hein ? Eliz… Ouais. Elle t’a bien eu. T’a farci la tête de ses chimères. Elle t’en a fait miroiter du possible, de l’inimaginable. T’as vu l’opportunité. Tu t’es dit : c’est mon tour, « ô ma chance, ma putain, ma reine » ! T’as foncé tête baissée dans la porte ouverte… Et ils ont fait écrouler le toit. Bien sûr, c’est ta faute. T’es responsable. On t’a attrapé par où il faut. T’es qu’un pion pour eux, un cobaye. Eux ? Qu’est-ce que tu dis ? C’est qui « eux » ? C’est toi… Il ne faut pas qu’elle… Il faut que je m’en sorte… Ils paieront si jamais…

Il avait marché, maugréant, ressassant, la colère à fleur de peau. L’orflux s’était animé, transformé en moteur, avait impulsé le mouvement de son corps. Ses pas s’étaient soudain allongés, démesurés, avaient avalé les dunes. Il se sentait léger, aérien, flottait presque au-dessus du sable. Sans effort ni douleur.

Il se rendit compte de la nouvelle capacité générée par l’orflux et sourit, admiratif, porté par un sentiment de puissance. Incroyable… Hilare, il lança au ciel immobile : « Vous ne m’avez pas parlé de ça, mon petit maître ! ».

Sa maîtrise de l’énergie Cytark était imparfaite. Ses mécanismes restaient en partie secrets. Tel un enfant excité par la découverte d’un nouveau pouvoir, il glissa sur le sable, en quête d’une vitesse toujours plus accrue, hurlant à gorge déployée. Il parcourut ainsi des kilomètres de désert.

Enfin, il s’arrêta au sommet d’une dune. Un terre-plein rocailleux se trouvait en contrebas, enclavé entre quatre dunes irrégulières. Ses pieds s’enfoncèrent de nouveau dans le sol brûlant. Il souffla. L’orflux avait repris ses droits. Au milieu du terre-plein, un tertre de pierre argileuse offrait une ombre généreuse. Quelques touffes éparses apparaissaient de-ci de-là autour du monticule rocheux.

Trop beau pour être vrai.

Il scruta les environs, suspicieux.

Le soleil allait baiser l’horizon. Un baiser mortel.

Il descendit avec prudence sur le terre-plein, s’attendant à le voir disparaître. Et sentit la fermeté du sol sous ses pieds. Ça alors… D’un geste délicat, il caressa le brin d’herbe qui émergeait de la terre rouge. C’est du vrai. Il s’approcha du tertre et fit le tour du monticule. La roche était humide à certains endroits. Il palpa le rocher, stupéfait et y accola son oreille. De l’eau… Il y a de l’eau à l’intérieur ! Il saisit son couteau et tenta de percer la paroi rocheuse. En vain. Pas le choix.

Armacier en main, il régla l’intensité de l’arme et visa le centre du monticule. Le canon oscilla légèrement et prit une teinte lumineuse.

Puis le sol se mit à vibrer.

Et l’air siffla.

Des milliers de grains de sable furent projetés dans les airs tandis que surgissaient aux sommets des dunes, quatre gigantesques serpents albinos aux gueules monstrueuses. S’élevant haut dans le ciel, leurs écailles blanches ruisselaient sous le feu grenat d’un soleil en déclin. Les yeux jaunes acérés cerclés de rouge, ils sifflaient et crachaient, dévoilant des crocs humides et brillants.

La peur générait de l’adrénaline. Morgren devait s’en servir, ne pas se laisser submerger. Concentré, il tenta de canaliser l’orflux. « Si vous faites corps avec l’arme, votre orflux sera le sien. »

La puissance de l'armacier atteint son maximum. Il sauta d’un bond sur le rocher et tira sur le reptile le plus proche. Une lame de feu décapita le monstre, dont les anneaux retombèrent lourdement. Il se précipita par la brèche ainsi ouverte et grimpa sur la dune libérée. Les crocs d’un des reptiles s’enfoncèrent dans le sable après une attaque foudroyante. L’immense serpent se redressa, la gorge gonflée, furieux d’avoir manqué sa cible.

Il n’était pas question d’affronter les trois reptiles dans le cul-de-sac que représentait le tertre. L’effet de surprise avait permis de prendre un avantage et d’éliminer un des prédateurs. Il s’éloigna en courant, les trois monstres sur les talons. Il comptait sur l’orflux et sa nouvelle capacité. Elle s’activa juste à temps, alors qu’un reptile abattait sa gueule.

Il survola le sable en direction de l’ombre.

La course était folle et le plan insensé. Si sa vitesse n’était pas suffisante, il se ferait rattraper et tuer. Si le flux s’arrêtait, il se ferait rattraper et tuer. Si le dragon n’était pas au rendez-vous, il se ferait rattraper et tuer. Et si le dragon était au rendez-vous mais le préférait en tant que proie…

Il avait bien sûr envisagé toutes ces possibilités en une seconde mais rester dans le tertre l’aurait condamné à une mort certaine. Tandis qu’ici, en mouvement, sur la surface, la mort n’était que possible.


Texte publié par Carmin, 3 juin 2025 à 14h17
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