PAYS D’ORKAL
LE PALAIS
Massive et hirsute, ainsi se projetait l’ombre de Krugan Malistère sur le sol en marbre du Palais orkalien.
Morphologiquement, Krugan tenait de l’ours. Un ours avec une crinière de lion. Et des yeux de loup. Rien qui ne rappelait le lynx, animal dont l’effigie apparaissait sur toutes les oriflammes suspendues dans la grande salle octogonale.
La Maison du Lynx régnait sur le Palais depuis cinq décades. Et la famille Malistère, actuelle représentante de cette Maison, depuis trois générations. Exceptée l’illustre Maison de l’Aigle, aucune autre Maison n’avait eu un règne aussi long.
Le Conseil orkalien tenait ses séances au Palais, sous l’égide du Conseiller Suprême. Selon l’expression, six cents membres et un Sceptre dirigeaient le pays. Krugan était ce Sceptre.
Au départ symbolique, la fonction avait été étendue, notamment à la suite des guerres livrées par le pays d’Orkal, qui avait octroyé au Palais une domination sans précédent sur l’ensemble des Terres Émergées.
Les orkaliens dominaient le monde et le Sceptre administrait cet empire forgé dans le sang. Ce qui lui occasionnait parfois des problèmes gastriques.
Le Conseiller Suprême bougonnait, pestait, marchant de long en large sur l’esplanade où un banquet venait d’être donné. Il avait dû expédier le repas et n’aimait pas ça. Congédier les invités se révélait toujours délicat d’un point de vue diplomatique, surtout lorsque ceux-ci venaient de loin et s’attendaient à certains égards dus à leur rang.
Mais ce qui l’irritait par-dessus tout était la maltraitance de son estomac. Il aimait manger, boire, que les agapes traînent en longueur, suivant le rythme de sa digestion. Il se réjouissait de voir les convives s’échauffer peu à peu, défaire leurs cols, leurs ceinturons, lâcher des petites plaisanteries, de petits rires, les joues rougies et les lèvres teintées de vin. De la viande attendrie : voilà comment il considérait ses invités lorsque ceux-ci finissaient repus, légèrement grisés, ayant abaissé toute vigilance.
Toute sa politique se déployait à ce moment-là. La politique de l’estomac.
– Cette rumeur ne me plaît guère ! Grogna-t-il en se malaxant le ventre, sa tunique blanche à col dentelé largement ouverte sur un poitrail velu où luisait un médaillon d’onyx.
Dans un froissement de robe, le Grand Prélat Envors s’approcha à pas mesurés. Ses longues jambes maigrelettes et sa démarche de héron conféraient un équilibre précaire à sa progression, lente et mal assurée. Piqué d 'étoiles, le vêtement sacerdotal scintillait dans les rais de lumière qui tombaient des vitres. Sur le devant de la robe, un disque jaune figurait le soleil tandis qu’un croissant de lune brillait dans le dos.
Enfin, lorsque la distance respectueuse fut atteinte, il courba l’échine et se fendit d’un maigre sourire.
– Sa Seigneurie n’a rien à craindre. Elle pourrait même en ressortir grandie.
Surpris, le Conseiller Suprême mit les mains sur ses hanches et secoua sa crinière flamboyante, le torse bombé.
– Je t’écoute.
– Si cette rumeur se confirme, ce qui est loin d’être le cas, alors celui qu’on nomme le Gorkhat viendra à vous.
– C’est bien ce qui me chagrine !
La face allongée du Grand Prélat s’allongea un peu plus, accentuant le creux osseux de ses joues. Il avança ses mains arachnides en signe d’apaisement.
– Je comprends vos turpitudes mais… d’après les légendes concernant le Gorkhat, seules les âmes indignes, celles qui ont menti, trompé, commis des actes non conformes à leur éthique sont publiquement démasquées… Votre Seigneurie n’a donc aucun souci à se faire. Le peuple, massé devant l’autel, aura même la confirmation de votre probité et de votre grandeur. Peut-être a-t-il oublié ? Il me semble que quelques troubles, ici et là… Cela serait l’occasion de lui rappeler. Et de réaffirmer votre lien avec l’Ordre Céleste.
Krugan le dévisagea quelques secondes de ses yeux réglisse puis esquissa un sourire.
– Je te remercie Envors. Tu m’es toujours d’un grand soutien et… Maintenant, laisse-moi, je dois réfléchir.
Le Grand Prélat s’inclina noblement et quitta la salle.
Lorsque la porte fut fermée, Vencelas sortit de l’ombre des colonnes latérales qui encerclaient la pièce protocolaire. Les petites pupilles azurées du Primotark suivirent le souverain tandis que celui-ci s’approchait de la table ou gisaient des restes de victuailles. Si le Conseiller Suprême était tout en poitrail, le Primotark était, lui, tout en grâce. Un corps svelte dans un esprit acéré.
Sans lui prêter attention, Krugan déboucha une carafe de vin grenat et remplit un hanap anthracite incrusté de pierres rutilantes.
– Ne me regarde pas avec tes yeux de renard, tu me glaces le sang, cracha le Conseiller.
– Vous tentez de noyer votre chagrin ? lança posément Vencelas en écartant de son front lisse une mèche brune et rouge, légèrement frisée, selon la mode orkalienne.
Krugan but son verre cul sec et fit basculer de nouveau la carafe.
– Efface ce rictus de tes lèvres ! Je sais ce que tu penses…
– Vous débarrasser des ânes bâtés vous ferait le plus grand bien.
– Tu ne peux pas comprendre, soupira le Conseiller. Cet « âne bâté », comme tu dis, m’est utile.
Le Primotark fit une moue dédaigneuse et lissa sa moustache aux pointes effilées.
– Vous avez raison.
– Quoi ?
– Je ne peux pas comprendre.
– C’est une question d’équilibre… Sa foi en moi, sa ferveur bornée, voilà ce dont j’ai besoin ! Au même titre que ta lucidité et ton cynisme. Je ne pourrais ni me passer de lui ni me passer de toi. C’est comme ça. Je n’ai pas d’autre explication. Crois-moi, parfois je voudrais bien… Mais ne te fie pas aux apparences, il est moins bête qu’il en a l’air. Enfin, dis-moi ce que tu penses de tout ça.
– J’ai le cœur soulevé… par cette odeur de viande froide.
– Ne te fous pas de moi !
– Je prie votre excellence de m’excuser.
Dans une économie de gestes, Vencelas glissa sans un bruit vers le Conseiller Suprême.
– Ce Gorkhat est un mythe, comme il en existe tant. Le peuple a toujours aimé qu’on lui raconte des fables. Avez-vous déjà vu ces créatures, ces monstres qui peuplent les contes et légendes ? Ou même un dieu ?
Krugan se retourna vivement et le menaça du couteau avec lequel il tranchait un bout de viande.
– Tu blasphèmes ? ! N’oublie pas que je suis le gardien de l’Ordre Céleste. Allons… J’ai vu tant de choses, des monstruosités, des exploits surhumains, mais ça non. Et puis, quand bien même un seul dieu existerait, aucun n’a jamais interféré dans nos affaires.
– Vous avez un doute ?
Le Conseiller Suprême alla s’asseoir derrière la table et soutint un moment le regard opalin du Primotark.
– C’est vrai qu’il flotte une odeur écœurante…
Il balaya d’un geste ferme les assiettes cuivrées qui se trouvaient devant lui et posa ses coudes sur le coin de table déblayé. Puis il contempla ses doigts épais et fit tourner sa chevalière. Une tête de lynx en argent se refléta sur sa rétine. Il resta un instant interdit, hypnotisé par l’animal, motif séculaire, orgueil de la famille.
En une fraction de seconde, d’innombrables scènes avaient afflué dans son esprit suivant un ordre anarchique. Il n’avait pu en fixer aucune et ressentait tout à coup une étrange sensation de vide, comme si toute la vacuité du monde venait soudain de lui être révélée. Cette sensation n’était pas nouvelle. Elle s’accompagnait en général d’un sentiment de lassitude qui le rendait subitement morose.
Il s’ébroua, saisit un verre à portée de main et en vida d’un trait le contenu.
– Ce qui me fait douter est ton absence de doute…Ta certitude. Ton inébranlable certitude !
Il se renversa dans le fauteuil, ses sourcils broussailleux relevés jusqu’à l’extrême.
– Dans le fond, tu es du même bois qu’Envors ! Deux têtes de mule fascinantes, voilà ce que vous êtes ! AH ! AH ! AH ! … Allons, ne te vexe pas, tu as certainement raison. Mais…
– Mais ?
– La raison m’invite à la prudence. Je ne voudrais pas être pris au dépourvu si…
Vencelas acquiesça d’un bref mouvement de tête et poursuivit le raisonnement du Conseiller Suprême.
– Un homme, un manipulateur de foules avisé peut très bien se présenter ici et profiter des « quelques troubles ici et là » pour souffler sur les braises de la colère et vous discréditer. Pourrait apparaître comme un messie aux yeux d’une populace en ébullition. On lui prêtera alors différentes vertus…
– Et mes vices apparaîtront !
– Ce qui sera perçu comme des vices.
– Ça n’existe pas pour toi ?
– Invention des faibles d’esprit. Je ne vois que des choix et des décisions appropriés. Ou non.
– Voilà, ricana le Conseiller, voilà ce qui me plaît chez toi ! Ce que ne comprendra jamais Envors. Conquérir le pouvoir, la belle affaire ! Dire que l’Académie, cette machine à Cytarks, en fait grand cas… Enfin. Le conserver, c’est autre chose. Des compromis, des saloperies, ouais. Et dire que je haïssais mon père pour ça. Je ne voulais pas lui ressembler. Je le trouvais tellement indigne. Je n’avais pas compris… Quoi qu’il en soit, cela revient au même. Je serai déchu, cloué au pilori !
Krugan se leva subitement et ouvrit le vitrail qui se trouvait derrière lui.
– Quelle chaleur !
Il s’épongea le front, le regard rivé sur les gardes qui effectuaient leur ronde dans l’arrière-cour ombragée.
– Certains membres du Conseil n’attendent que ça : ma déchéance. Prendre ma place. Bah ! Je ne leur en veux pas. C’est dans l’ordre des choses. Aucun règne n’est éternel. Même les Grands Tyrans de naguère le savaient. Mystère, Misère et Mort : voilà leur épitaphe ! Voilà ce que nous ont laissé les anciens. Notre seule voie…
Il secoua la tête, pensif.
- Pourquoi devrais-je laisser ma place ? … Enfin, nous n’en sommes pas là. Revenons à ce « Gorkhat ». Tu as une idée, bien entendu. Tu parlais d’un homme avisé, d’un manipulateur de foules… Ce n’était pas anodin. Chez toi, rien n’est anodin. Alors ?
– Mes informateurs m’ont parlé de rumeurs…
– Des rumeurs ! Encore et toujours des rumeurs ! Alors ?
– Le Gorkhat, ou du moins l’homme se faisant appeler ainsi, se trouverait à quelques lieues d’ici, près de la frontière des Terres Périphériques, dans la région des Bois sombres.
Krugan rafla quelques grains de raisin sur la table et les engloutit.
– Et ?
– Ces bois ne sont pas sûrs. Un accident est vite arrivé.
Le Conseiller Suprême cracha des pépins en grimaçant et alla s’asseoir sur un siège en bois massif qui surplombait la pièce. Il agrippa les accoudoirs en forme de cercle et soupira.
– Tu veux une révolution !
– Personne ne saura.
– Des gens à toi ?
– Surtout pas. Des mercenaires. Des brigands. Du gibier de potence… qui finira ainsi.
– Mmm…
– Faites-moi confiance. Tout est prévu.
– Oh, je n’en doute pas.
Le Conseiller Suprême dévisagea subrepticement le Primotark. Son assurance inoxydable, son caractère pugnace, son goût pour l’initiative et le calcul en faisait un allié de poids… ou un adversaire de taille. Depuis le temps qu’il connaissait Vencelas, il ne pouvait s’empêcher de penser que la frontière entre les deux était très mince. Ce rejeton des Milars, famille d’anciens Cytarks ayant émigrés des Terres Périphériques, restait en partie insondable.
– Bah ! Fais selon ton idée. Et ne me donne pas de détails. Je ne veux pas savoir. Débarrasse-moi des « rumeurs » et qu’on en finisse.
– Tout sera fait selon la volonté de sa Seigneurie.
Vencelas inclina le buste à la manière d’Envors, l’œil ironique, puis se redressa.
– Cependant…
– Oui ?
– Neutraliser le Gorkhat est une chose…
Krugan déploya ses larges épaules et hocha la tête.
– Tu fais allusion aux comploteurs ?
– Oui.
– Nous devons savoir qui et ce qu’ils comptent faire. Ne pas commettre d’erreur et donner le bâton pour se faire battre. Éviter les décisions à l’emporte-pièce !
Le Primotark baissa légèrement les yeux. Krugan tapa du poing sur son accoudoir.
– Si nous devons envoyer des gens dans le Horlech, nous devons le justifier. Avoir l’approbation du Conseil, du peuple même ! Tu as des noms en tête, je suppose, tout comme moi.
– Les réformistes…
– Ouais, ouais, bien sûr. Ces anciens Dorykans, ces plébéiens ! Avec à leur tête ce gros falot de Melartok. Je vais te dire une chose sur la nature du pouvoir : ça ne se partage pas. C’est ça, le pouvoir ! Un pouvoir partagé est faible. S’effondre. Il suffit de consulter les ouvrages de l’Académie. Ces gens-là oublieront vite leurs réformes, crois-moi. Ils se battront pour ce siège ! C’est là le seul but. Ils ne le savent peut-être pas. Ils se bercent d’illusion, se montent le bourrichon avec leurs petites convictions, se drapent leur cul frétillant dans une étoffe pleine de vertu ! Manipuler le pouvoir est tout un savoir. Ça ne s’improvise pas. Les vieilles familles des Cytarks ne sont-elles pas les plus à même de l’exercer ? Hein ? Des générations et des générations formées dans le moule de l’Académie. Et qui préparent leurs progénitures depuis le berceau. J’en sais quelque chose. Mon père n’avait pas autre chose en vue que sa succession à la tête du Conseil, c’est-à-dire mon avènement. Nous avons mené une guerre sans merci, poursuivi l’unification, remodelé les territoires, développé les échanges commerciaux, les routes, donné de la grandeur au pays d’Orkal ! Et ces Dorykans parvenus voudraient défaire tout ça au nom de je ne sais quelle ineptie !
– Vous prêchez un convaincu.
– Oui, évidemment. Tout ça me met hors de moi ! … Eh bien, que suggères-tu ?
– Une fois la liste établie, il sera aisé de les confondre. Le Conseil a sans le savoir signé des ordres en blanc, pour le moins entachés. S’est sali les mains. Quelques petits arrangements et ils porteront le chapeau. Nous les dénoncerons publiquement le moment venu.
Krugan perçut une légère hésitation sur les lèvres sèches du Primotark.
– Tu sembles douter… Oh, je connais ce regard. Tu as une idée derrière la tête. Parle !
Vencelas se rapprocha, le ton plus confidentiel.
– Ce que je viens de présenter est l’option la plus risquée. Les familles et proches des conseillers destitués s’évertueront à faire entendre que nous avons simplement et définitivement écarté les opposants.
– Et ?
– Nous devons être prudents. Ils n’auront de cesse de vouloir établir la vérité. Ils fouilleront. Des langues risquent de se délier.
– Ça se coupe.
– Les têtes aussi.
– Ne sois pas insolent !
– Je veux simplement signifier à sa Seigneurie qu’il est difficile d’établir un contrôle absolu sur quiconque. Ce n’est pas faute d’y avoir réfléchi, croyez-moi. Même les plus poltrons pourraient trouver un brin d’audace et nous mettre en porte-à-faux. Quant aux gens acquis à votre cause… Corrompre est aisé. Nul n’est inflexible.
– Sauf Envors…
Le Primotark ne releva pas la pique malicieuse et poursuivit.
– C’est pourquoi je pense que nous devons procéder autrement.
– Que veux-tu faire ?
– Le Conseiller Suprême doit dissoudre le Conseil.
Krugan fit claquer sa langue.
– Comme tu y vas ! Je n’aime pas la précipitation.
– Question d’opportunité, non de précipitation. Vous l’aviez de toute façon envisagé, n’est-ce pas ?
– Tu es trop perspicace Vencelas… C’était dans mes desseins, en effet. Ce pays part à vau-l’eau. Il nous faut un pouvoir fort pour remettre de l’ordre. Sans entraves… Si je dissous, je reforme un Conseil à ma main. Et nos alliés ? Ne risquent-ils pas de se retourner contre nous ?
– Il suffira de les nommer à quelques fonctions importantes, de leur faire miroiter un surplus de richesse. La menace d’une possible déchéance finira de les convaincre. Ils vous suivront.
– Sans doute… Et l’Académie?
Vencelas parut étonné.
– Que vient-elle faire dans…
– Allons, tu connais « l’esprit de corps ». L’Académie est neutre en apparence. Des Cytarks qui forment des Cytarks… Tu ne crois pas qu’ils puissent se sentir menacés ? Ou qu’ils vont prendre fait et cause pour les membres destitués ? Je te rappelle que le Conseil a été mis en place sous l’égide de l’Académie. Ainsi que tout l’appareil de pouvoir du pays, des instances domaniales aux Comités. Seule création de feu mon père : ta fonction. Un Primotark. Le Conseiller Suprême se devait d’avoir un second pour déléguer certaines tâches. L’Académie n’a jamais vraiment apprécié…
– On dirait que vous la craignez ?
– C’est elle qui m’a fait. Tout comme toi ! Je connais son pouvoir. Il faut s’assurer qu’elle ne nous mette pas des bâtons dans les roues. Il faudra être habile. Nous ne pouvons pas prendre le risque de se la mettre à dos.
– L’Académie est conservatrice. Il serait avisé d’en parler à la doyenne. Je suis sûr qu’elle approuvera vos choix. Sinon, nous disposons toujours des Soldats Sans Noms…
Malistère frissonna malgré lui.
– Tu crois que le réseau de l’Académie s’arrête aux portes du Tétraèdre ? Non, il faut couper toute ramification extérieure, l’isoler. Au cas où, bien sûr, il n’est pas certain qu’elle réagisse. Mais mieux vaut prévenir…
– Si je vous suis bien, vous souhaitez « neutraliser » les anciens Cytarks et leurs relations au sein des Domaines.
– Exact.
– Ne pensez-vous pas que les Comités ne…
– Les Comités, j’en fais mon affaire. Leur autonomie n’a que trop durée !
On tambourina à la porte. Krugan marqua un temps d’arrêt puis soupira.
– On en reparlera. Traitons les choses par priorité. Fais ce que tu as à faire et…
Il congédia le Primotark d’un geste de la main.
– Entrez !
Tandis que Vencelas s’éclipsait par une porte dérobée, une jeune femme de grande taille pénétra dans la pièce d’un pas allant. La collerette en dentelles déployée autour de sa tête accroissait l’envergure de ses épaules que dressait un buste altier. Des yeux noirs et profonds, presque globuleux, saillaient de son visage anguleux au teint blafard, engloutissant la lumière de la salle. Elle avança droit sur la table et ôta ses gants, dévoilant des mains graciles aux gestes sûrs.
– Tu devines la raison de ma présence…
Krugan leva les yeux au plafond.
– Ma sœur Myrisse est toujours fâchée avec le protocole !
Elle se retourna, un gobelet de cuivre à la main, et singea une révérence.
– Le protocole est bien le cadet de mes soucis.
– Le protocole, ma chère sœur, nous distingue du vulgaire. Père y tenait et il avait raison. Ça vaut pour les membres de la famille.
– C’est le protocole qui t’a fait congédier les gardes ? Je n’en ai croisé aucun dans le couloir.
– Je ne voulais pas d’oreilles indiscrètes. Mais rassure-toi, le Palais est bien gardé. C’est Mère qui t’envoie ?
– La rumeur…
– Je m’en occupe ! Souffla Krugan, l’air agacé.
Myrisse but une gorgée de vin en fixant son frère.
– Vencelas, n’est-ce pas ? Je sens son parfum infect.
– Je sais que tu ne l’aimes pas. Je m’en fiche. Il est efficace, il l’a prouvé à maintes reprises.
– Il joue double-jeux.
– La belle affaire ! Qui ne joue pas double-jeux autour de nous ? Bienvenue dans les arcanes du pouvoir, ma chère sœur. La politique n’est pas fille de vertu. Chacun poursuit son intérêt. Le sien est que je reste sur ce siège. N’oublie pas qu’il a fait allégeance à la Maison du Lynx. Nous portons le même médaillon. Et puis, nous avons combattu côte à côte… Qu’est-ce qui t’amuse ?
– Les hommes. Vous vous saoulez ensemble, trucidez, culbutez les mêmes paysannes ou les mêmes prostituées et vous voilà amis, vous jurez fraternité pour la vie, comme les petits enfants qui échangent leur sang. Et quand le couteau de vos « frères de sang » s’enfonce dans votre abdomen, vous êtes tout étonnés.
– Tu n’entends rien à tout ça.
– Soit. Mais, étant extérieure à vos jeux virils, je reste lucide. Sa Seigneurie me le concéderait-elle ?
– Je te concède surtout un art de l’intrigue.
– Ça me va. T’en remettre à Vencelas, même s’il appartient à notre Maison, me paraît…
– Tu connais plus efficace ? Il va « mettre fin » à la rumeur et…
– Une rumeur ? Mais quand allez-vous donc cessé de faire joujou avec vos armaciers et vous instruire !
– Que veux-tu dire ?
Myrisse soupira.
– Mon frère devrait rendre visite à l’Archiviste. Et lui poser quelques questions au sujet de cette « rumeur ».
– C’est une légende, un récit imaginaire. Envors, dont tu connais le goût pour ce genre de billevesées, m’en a suffisamment parlé. Dis-moi ce que tu sais !
Elle hésita, fit rouler son verre entre ses mains et soutint le regard courroucé de Krugan.
– Ce n’est pas une rumeur. Ni une légende. C’est une prophétie.
Le Conseiller Suprême haussa les sourcils et partit dans un éclat de rire fracassant.
– C’est ça ton instruction ? Que les dieux me gardent de m’instruire ! Ma sœur devient mystique. Et d’où l’Archiviste tire cette ineptie ? Des entrailles d’un poisson ?
Piquée au vif, Myrisse se retourna et se versa à boire.
– Ne me prends pas pour une sotte. Je ne parle pas de la véracité de la prophétie. Je m’inquiète des conséquences…
– Des conséquences ?
– Les rumeurs vont et viennent, les légendes amusent ou font rêver. Les prophéties ont un effet plus abrasif. Tuer le Gorkhat ou celui qui se fait appeler ainsi ne résoudra rien. Et tous les Vencelas du monde n’arrêteront pas ce qui est en marche.
– Je me demande bien ce qu’il t’a fait pour que tu le haïsses ainsi. Il faudra que tu me le dises un jour.
– C’est un fat et je n’aime pas l’influence qu’il a sur toi. Tous ceux qui ont prêté allégeance au Lynx ne sont pas nos amis, loin de là. Il est sans doute trop faible pour avoir fondé sa propre Maison.
Krugan scruta le visage tendu de sa sœur, dubitatif. Il avait appuyé la demande de son père lorsque celui-ci avait envisagé de marier sa fille à Vencelas. Elle lui en voulait certainement. Il pouvait comprendre. Mais c’était le passé. Elle avait refusé, l’affaire était close. Son père n’avait pas insisté. Il avait trouvé ça étonnant de la part du vieil obstiné mais n’avait rien dit. Du reste, il n’était pas sûr que « donner » Myrisse en mariage soit un cadeau. Même si, de son côté, Vencelas n’avait pas caché son désir. Que pouvait-il lui trouver ? Politiquement intéressante, physiquement discutable… Sur ce point, il concéda qu’il n’était pas le mieux placé pour juger. Mais une personnalité pareille ne devait pas être de tout repos… pour un mari.
– Vencelas, un fat, un faible ? Mmm… Enfin bon, trêve de bavardage, ne t’inquiète pas pour moi, je sais de quel bois Vencelas est fait. Je l’ai tout de même côtoyé plus que toi. Mais j’irai voir l’Archiviste. Je comptais de toute façon aller le consulter. Tu vois, je ne prends pas cette affaire à la légère. Et ton influence sur moi est plus grande que tu ne l’imagines. Sais-tu ce que notre père m’a dit sur son lit de mort ? « Si ton jugement te paraît incertain, en dernier ressort prends conseil auprès de ta sœur ».
Myrisse parvint difficilement à dissimuler son trouble. Ses joues s’empourprèrent légèrement tandis que ses lèvres s’étirèrent en un sourire bref.
– Il aurait dû dire : en dernier ressort prends conseil auprès de ta mère… Elle est plus avisée que nous tous réunis. Elle arqua légèrement les sourcils et fixa un point imaginaire. Je me demande s’il l’a aimée…
– Certainement. À sa manière.
– À sa manière ? Voilà comment les hommes conçoivent l’amour : à leur manière ! Comme c’est facile, aimer n’est pas…
– Je n’en crois pas mes oreilles. Myrisse Malistère alias Myrisse-la-froide, la brise-cœur, qui ne conçoit les hommes que comme des petites distractions, est devenue spécialiste de l’amour. AH ! AH ! AH !
– Pour ta gouverne, j’ai lu des…
– Tu as lu ! Tu as lu ! Et quand as-tu vécu ? Tout n’est pas dans les livres.
– Si.
Krugan grogna, agacé.
– Je refuse de discuter avec toi sur ce point. Tu es pire qu'Envors.
Une moue méprisante aux lèvres, Myrisse tira ses fins cheveux ambrés en arrière, ce qui eut pour effet de durcir les traits de son visage. Son frère ne put s’empêcher de penser que les hommes étaient bien fous de vouloir courtiser un tel glaçon. Vencelas en premier. Mais c’était le genre d’homme à relever les défis. Tant qu’il y avait un intérêt derrière.
– Et toi ? Pourquoi ne prends-tu pas une épouse ? As-tu pensé à la descendance de notre famille ? Un héritier – ou une héritière – calmerait peut-être le peuple.
Le Conseiller Suprême se caressa le menton et émit un bâillement.
– Mouais. Bien sûr que j’y ai pensé. J’ai juste un petit dilemme à résoudre.
– Lequel ?
– Je me méfie des femmes…
Les joues de Myrisse s’arrondirent subitement et elle laissa échapper un petit rire.
Tout en s’esclaffant, son frère reprit :
– Ne ris pas ! C’est très sérieux. Je ne sous-estime pas vos pouvoirs. Je pourrais facilement devenir un pantin dans les mains d’une intrigante… J’ai malgré tout pensé à un mariage politique. Qui pourrait amener un peu de sérénité et de stabilité. Et scellerait définitivement notre union avec le Continent des Cendres.
Myrisse ouvrit des yeux démesurés.
– L’Impératrice ?
– Oui. Tu y vois à redire ?
– Absolument pas, répondit-elle en serrant son verre. Mais, tu parlais d’une intrigante qui…
– Un mariage de raison, ce n’est pas pareil. Je conserverai toute ma tête. Mais bon, c’est pour plus tard. Je dois avoir les coudées franches, pour l’instant.
– Oh, mon frère se décide enfin à agir. Mère se demandait ce que tu comptais faire, avant que l’anarchie ne s’empare du pays.
Le Conseiller Suprême mit un doigt sur ses lèvres, une lueur malicieuse dans le regard.
– Le ménage…
LeConteur.fr | Qui sommes-nous ? | Nous contacter | Statistiques |
Découvrir Romans & nouvelles Fanfictions & oneshot Poèmes |
Foire aux questions Présentation & Mentions légales Conditions Générales d'Utilisation Partenaires |
Nous contacter Espace professionnels Un bug à signaler ? |
3117 histoires publiées 1366 membres inscrits Notre membre le plus récent est chloe |