«

»

Glossaire disponible dans le prologue

Cycle des Sphères

Année de la Huitième Sphère

Ronde du Reflux des Marées

Sima 4 - Noxen

Les serres d’un corbeau se posèrent au pied d’un arbre, au cœur du cimetière de Duléro. La nuit était tombée. Les lampadaires diffusaient une lumière jaune pâle sur les trottoirs déserts. Les dernières voitures regagnaient leurs maisons, emportant avec elles l’écho de leurs moteurs, comme un souffle qui s’éteint.

Ella se transforma et prit une grande inspiration. Elle était exténuée. Les métamorphoses successives l’épuisaient, et malgré sa nature de synthète, plus puissante qu’un humain ordinaire, sa malédiction continuait de la ronger. Son pouvoir, vital, lui échappait peu à peu.

Elle devait trouver le Miroir des Rêves Fracturés, un artefact ancien, chargé de mort. Le rituel qu’elle comptait accomplir pouvait peut-être la libérer… mais le temps lui manquait, et chaque transformation, chaque contact avec les esprits, la vidait davantage.

L’intérieur du crématorium la surprit par sa propreté presque clinique. Pas un grain de poussière, pas une trace de vie. Le lieu, massif à l’extérieur, semblait étouffant à l’intérieur. Un grand incinérateur de pierre occupait l’espace central. Deux fenêtres de verre épais permettaient d’assister à la crémation. Rien ne correspondait à ce qu’elle cherchait.

Elle tenta la porte réservée au personnel. En vain. Même transformée, elle ne pouvait y passer. Le serpent ou l’araignée qu’elle devenait parfois étaient trop gros pour l’espace sous la porte. Une nouvelle limite à ses dons.

Soupirant, elle se tourna vers la petite cabane à l’entrée. Peu d’espoir d’y trouver l’objet, mais elle n’avait pas d’alternative.

Soudain, des murmures flottèrent autour d’elle. Faibles, mais distincts : des voix d’esprits. Elle les avait ignorés jusqu’à présent, mais cette conversation attira son attention.

— Ils ont eu Maria.

— Comment ? Elle n’était même pas au cimetière.

Un homme, la trentaine, intervint :

— Leur portée grandit. Bientôt, nous ne pourrons plus les repousser.

— Ces nécromanciens n’ont pas le droit de faire ça ! lança un jeune homme avec colère.

— Malheureusement, nous sommes impuissants, dit une femme, la voix tremblante. Leur pouvoir est trop grand. Et leur nombre... trop important.

— Nos proches… Ils les appellent jusque dans la forêt. Certains ne reviennent jamais. Philima a disparu depuis trois Rondes. Est-elle à Fénora, ou bloquée dans l’Éthéra ? Et si elle est encore là… dans quel état ?

— Nous comprenons ta peine, Matteo, dit la voix douce de l’homme. Mais Virine a raison. On ne peut pas les affronter.

— Je suis sûr qu’ils la retiennent dans leur abbaye. Et j’irai la chercher.

L’air vibra sous l’émotion de Matteo. Ella, touchée, intervint :

— Vous avez parlé de nécromanciens ? D’une abbaye ?

Les esprits la dévisagèrent, méfiants.

— Qui êtes-vous ? demanda l’un.

— C’est Ella Faureval, dit Virine.

— La femme maudite qui parle aux morts ? Celle dont le pouvoir a dévié ?

— Tais-toi !.

Mais Matteo n’avait pas tort. Elle était bien celle qu’on murmurait. La femme aux dons instables.

— Que faites-vous ici ? lança l’homme, irrité.

— J’ai entendu parler de cette abbaye. Vous pouvez m’en dire plus ?

Un soupir, puis un regard vide.

— Vous pourriez y perdre la vie.

— Je suis déjà condamnée.

Ella montra la marque noire sur sa joue. Le silence s’installa, dense.

Virine s’approcha enfin :

— Depuis de nombreux Cycles, des nécromanciens vivent reclus dans une abbaye, au cœur de la forêt de Duléro. Une barrière magique la protège, empêchant tout vivant de s’en approcher. Ils utilisent des artefacts pour appeler les esprits, même à grande distance.

Ella sentit son cœur se serrer. Une telle puissance… l’appel d’âmes à distance, maintenues contre leur gré.

— Une fois dans leur cercle, reprit Virine, un esprit ne peut plus s’en échapper. Pas avant qu’ils le libèrent.

— Pourquoi les appellent-ils ? demanda Ella, inquiète.

— Pour interroger les morts… du moins, c’est ce que l’on pense. Mais ceux qui reviennent ne sont plus tout à fait les mêmes.

Un frisson parcourut Ella. Une barrière, des esprits altérés… L’Éthéra devenait un piège.

— Où est cette abbaye ?

— Vous ne…

Virine soupira, résignée. Elle indiqua une direction.

— Merci, murmura Ella.

— Bonne chance.

Elle quitta le cimetière, lasse. Elle voulait dormir. Mais dès Léode, elle se rendrait là-bas. Elle en était certaine : c’est là que se trouvait sa réponse.

Le lendemain, au réveil, Ella sentit tout le poids de l’épuisement. Évanée veillait déjà sur elle. Sa simple présence lui apporta un bref répit. Elle avait espéré se réveiller à Léode… ce ne fut pas le cas.

Elle se leva lentement. Un vertige la cloua au mur. Elle respira profondément, puis se traîna jusqu’au réfrigérateur, attrapa une brique de jus d’orange et en but plusieurs gorgées. Son corps était à bout.

Liomina, les esprits du cimetière… elle n’avait pas ménagé ses forces. Elle s’était oubliée.

Mais elle n’abandonna pas. Son sac en main, son esprit déjà tourné vers la forêt, elle se préparait à repartir… quand une douleur fulgurante la traversa. Elle s’effondra, ses muscles brûlants. Un cri muet s’échappa d’elle. La marque noire irradiait de souffrance.

Elle avait trop tiré sur ses pouvoirs.

Elle ferma les yeux, espérant que le sommeil l’emmène, loin de cette malédiction qui la consumait.