Pourquoi vous inscrire ?
«
»
tome 1, Chapitre 4 tome 1, Chapitre 4

— Non papa, je ne vous rejoindrai pas.

Au bout du combiné, j’entends le grommellement caractéristique de mon père, grognon à ses heures perdues, surtout quand moi, sa fille unique et chérie, décide de lui tenir tête. Un grésillement résonne, tandis qu’il passe le téléphone à ma mère. Celle-ci rit en s’adressant à moi :

— Tu oses encore lui dire non ? Tu verrais sa tête.

Je partage tout de suite son rire clair et réconfortant. Maman m’a toujours comprise et défend ma cause devant mon paternel. Mes parents ont déménagé près du littoral lorsque j’avais vingt ans. À cause de problèmes de santé, maman ne pouvait plus travailler à l’épicerie. Papa et maman, tous deux proches de la retraite et financièrement à l’abri du besoin suite à un héritage, ont décidé de partir au bord de la mer. Ils désiraient profiter d’un repos bien mérité après une vie dévouée à leur travail. À ce moment, papa pensait dur comme fer que je les suivrais. Mais leur rêve n’était pas le mien. Aussi, j’ai décidé de rester à Baradoux pour m’occuper seule de l’épicerie familiale. Depuis ces cinq dernières années, j’ai droit à la même proposition de mon cher papa. Parfois subtilement, d’autres fois plus frontalement. Hélas pour lui, ma réponse ne diffère pas. Maman me rassure, ses douleurs la laissant tranquille en ce moment, avant de me féliciter :

— Même si papa insiste pour que tu viennes près de nous, sache qu’il est vraiment fier de toi. Et moi aussi.

Son compliment ne s’arrête pas là. De toute sa tendresse, ma mère souligne l’ensemble des efforts que je fournis :

— Tu es si courageuse. Assumer la boutique et ce mandat de maire. Quelle motivation !

Je lui rappelle que la ténacité est affaire de famille :

— J’ai eu de bons exemples. Vous m’avez élevée ainsi.

Comme dit l’expression, je dois rendre à César ce qui lui appartient.

— Mais tu es si jeune, ma Julie. Peu de parents peuvent se vanter d’avoir leur fille de vingt-cinq ans déjà élue.

Maman aime insister sur ce fait. J’ai beau lui rappeler que je suis loin du record de mon confrère d’Ardèche, maire à dix-huit ans, elle me répète inlassablement sa réplique favorite :

— Tu as été interviewée par les journalistes, tout de même.

Je pouffe de rire à l’évocation de cet article réalisé par notre gazette locale. Certes, ma situation n’est pas banale, elle n’est cependant pas exceptionnelle. De plus en plus de jeunes de mon âge se lancent dans ce genre d’aventure. Je remercie maman et l’amour qui déborde dans ses paroles avant de la laisser. Je veux profiter de la soirée pour souffler un peu. Même si je vis seule et que je suis célibataire, les instants qui m’appartiennent vraiment demeurent rares. Dans la routine quotidienne de l’épicerie, je vois défiler des clients à longueur de journée, aussi bien en quête de nourriture que de lien social. Discuter représente presque la moitié de mon travail. L’épicerie est devenue un point d’échange incontournable, au même titre que la brasserie. Dans notre village excentré, les commerces incarnent des lieux de rassemblements, de rencontres et de partages indispensables pour certains, surtout les plus âgés dont les interactions sociales sont limitées. Mères ou pères au foyer, retraités, y compris nos agriculteurs ou artisans aiment retrouver l’animation de nos boutiques. Une fois le téléphone raccroché, je me dirige vers mon armoire et en sors une grande boîte métallique. Avec ma lourde charge, je migre vers le jardin, contigu à la maison. Celle-ci, en pierre calcaire de la région se divise en deux parties. Si l’épicerie donne sur la rue, le côté habitation s’ouvre sur l’arrière de la propriété. Un jardin assez vaste me permet de profiter de la chaleur saisonnière. Je m’assois sur le banc situé à l’ombre du magnolia. Je ferme les yeux pendant quelques instants et respire profondément, humant les quelques odeurs qui saturent l’air en cette fin d’après-midi. Des fragrances de jonquilles, d’autres plus boisées. Des parfums légers, virevoltant dans la douce brise du crépuscule. Le printemps entraîne avec lui la floraison de nombreuses variétés de plantes. D’ici quelques jours, dans une explosion de couleurs, celui-ci ajoutera une touche plus vivante à ce tapis d’herbe monochrome. J’apprécie ces quelques minutes où seul le silence m’accompagne. J’ai le sentiment que rien ne peut m’atteindre. Une sensation d’éternité figée, où l’horloge temporelle suspend son oscillation permanente. Bien que provisoire, cette sensation me recadre, m’apaise. Dans ma course quotidienne, quand gérer l’épicerie, la maison et le mandat devient trop chronophage, je me reconnecte à l’essentiel. J’aime l’énergie qui se dégage de la terre qui m’entoure. Je reste convaincue de la ressource inépuisable dont regorge la nature, et pour cela, je ne m’interdis jamais ce genre de gavage d’endorphines. Si d’autres se droguent en substances illicites, moi je ne me lasse pas de ce médicament entièrement « vert ».

— Maou !

Je tourne la tête vers la petite minette tigrée qui s’approche d’un pas lent vers moi et qui interrompt ma contemplation.

— Mystic, que veux-tu ?

Arrivée vers moi, la chatte des voisins pointe son museau dans ma direction.

— Non, madame le fauve, je n’ai pas de restes pour toi ce soir.

Elle miaule comme si elle comprenait mon refus et se roule par terre, à mes pieds. Me ferait-elle un caprice ?

— Tu parles d’une célébrité, noté-je à la minette en repensant à la remarque de ma mère. Tu es comme les Baradousiens, tu te contrefiches de ma jeunesse, tant que je fais mon job, non ?

Je la caresse avant qu’elle ne reparte, apparemment déçue vue sa bouille renfrognée avec ses oreilles en arrière. Je m’intéresse enfin à ma boîte et l’ouvre délicatement. Dedans, des centaines de photos s’éparpillent, témoignages indélébiles de notre mémoire. J’y revois mes grands-parents paternels, décédés depuis, en majorité en noir et blanc. Ce sont eux, mes aïeux, qui ont construit l’épicerie à l’époque. Mamie et maman la tenaient conjointement, pendant que les hommes travaillaient dans la ferme Boulanger, une des plus grandes exploitations du département. Je ne peux m’empêcher de sourire en reconnaissant certaines scènes où l’on voit une gamine crapahuter entre mes grands-parents. Cette petite fille aux yeux sombres n’est autre que moi. Toujours collée aux basques des membres de ma famille, à jouer à faire l’adulte parmi eux. Presque tous mes souvenirs d’enfance convergent vers leur fameux commerce. En dehors de l’école, j’ai vécu à tournoyer entre les étalages de fruits et légumes et les clients. D’ailleurs, ces derniers me connaissent comme la fille de l’épicerie, indissociable des murs. J’ai toujours aimé l’ambiance qui règne ici, avec cette sensation de vivre dans un tourbillon effervescent, dans une danse qui m’entraîne toujours plus loin. Ainsi, je me sens comme le maillon d’une chaîne infinie, à la fois dépendante et en même temps porteuse. À l’équilibre. Parce que j’ai grandi au cœur de cette harmonie, en mesure avec les habitants qui ont évolué eux aussi. Voilà pourquoi je suis tant attachée à cette épicerie. Elle représente mes racines, le berceau de mon histoire. Souvent, certains administrés s’étonnent de cet attachement si développé à mes terres et à mes origines. Comme si ma jeunesse ne pouvait être compatible avec l’amour du terroir et de notre patrimoine. Quand d’autres rêvent de villes et de loisirs immédiats, d’instantané et d’ivresse, je me complais à chérir la patience et la solidarité que l’isolement du village impose à ses habitants. Peut-être est-ce une excuse ? Ou peut-être ai-je tout simplement besoin, pour évoluer, de me sentir pousser dans un élément qui me tranquillise. Une sorte d’engrais qui me porte jusqu’à la version améliorée de moi-même. Pour devenir aussi courageuse que ceux qui m’ont précédée, pour apporter la même lumière que d’autres m’ont donnée.

— Une manière de m’adoucir, aussi, me répété-je en soupirant.


Texte publié par Junimarionh, 23 avril 2025 à 16h15
© tous droits réservés.
«
»
tome 1, Chapitre 4 tome 1, Chapitre 4
LeConteur.fr Qui sommes-nous ? Nous contacter Statistiques
Découvrir
Romans & nouvelles
Fanfictions & oneshot
Poèmes
Foire aux questions
Présentation & Mentions légales
Conditions Générales d'Utilisation
Partenaires
Nous contacter
Espace professionnels
Un bug à signaler ?
3086 histoires publiées
1359 membres inscrits
Notre membre le plus récent est Mimi0210
LeConteur.fr 2013-2025 © Tous droits réservés