Le cliquetis caractéristique de la serrure s’actionne dans un bruit métallique et sec. Par réflexe, je tourne la poignée de la porte vitrée une nouvelle fois, pour vérifier que celle-ci est bien verrouillée. Cette habitude ne me quitte pas, même si je sais pertinemment que mon petit commerce ne risque rien. Dans la douceur printanière, je marche sur le trottoir aux teintes dorées, illuminé par le soleil. Je commence à chantonner un air rythmé, entendu la veille, où je remplace cependant les paroles par une bouillie imprécise de mots anglais. Je n’ai jamais été très bonne en langues vivantes et, malgré mes efforts, je ne suis pas prête d’être bilingue, loin de là. Sur le trottoir d’en face, Madame Achour m’interpelle :
— Bonjour Julie. Je peux te parler une minute ?
Je lui rends son salut et lui réponds que je n’ai pas le temps maintenant. Mais Madame Achour, malentendante, ne comprend pas et use de grands gestes pour m’obliger à venir. Je n’ai pas d’autre choix que de franchir la route pour lui expliquer mon empressement. J’ai à peine avancé de trois pas qu’une voiture noire de taille imposante s’engage dans la rue, à une vitesse beaucoup trop élevée. Le conducteur ne ralentit pas, m’obligeant à accélérer l’allure pour me mettre en sécurité. Je ne peux m’empêcher de fustiger l’automobiliste qui freine plus loin, à quelques mètres de nous. La grosse cylindrée s’ouvre sur un homme visiblement énervé. Sans courtoisie, il s’écrie :
— Ça va pas de traverser n’importe où ! Vous voulez vous faire écraser ?
Mes poings se referment sous la colère qui grandit en moi. Quel toupet ! Il oublie que sa vitesse de conduite doit dépasser d’au moins 20 km/h celle autorisée en agglomération. Baradoux n’est qu’un tout petit village, certes, malgré tout, le code de la route est le même que partout ailleurs. De plus, s’il me suggère de traverser sur un passage sécurisé, il peut s’accrocher. Le seul passage pour piétons se situe devant l’unique école du village, à quelques rues d’ici. Encore un touriste qui n’a que faire de la quiétude de notre commune.
— Vous roulez trop vite, l’avertis-je en fronçant les sourcils.
— Vous êtes imprudente, rétorque-t-il immédiatement, sans concéder son erreur.
Choquée par tant d’arrogance, Madame Achour retient un hoquet. Peut-être que l’homme croit m’impressionner en élevant la voix, toutefois cela ne fonctionne pas. Je n’ai pas peur de l’affronter, puisque je me sais dans mon bon droit. Je reste calme et ferme :
— Revoyez votre code, vous n’êtes pas sur une autoroute.
Il élève ses bras et d’un ton dédaigneux, ricane :
— Ça, c’est sûr !
Il observe tout autour de lui en écarquillant les yeux, comme s’il découvrait la lune ou un autre endroit complètement improbable. Malgré les quelques mètres qui nous séparent, j’ai l’impression qu’il est totalement perdu, au vu de l’expression de surprise qui émane de lui.
— Avez-vous besoin d’aide ? je demande avec toutes les réserves de courtoisie que je possède. Je sais que les GPS sont facilement dépassés ici.
Il ferme les paupières et se pince l’arête du nez, donnant l’image d’un homme complètement désabusé.
— Certainement pas, rumine-t-il en rouvrant les yeux. Je ne vais pas réclamer de l’aide à quelqu’un d’aussi antipathique et de si mauvaise foi.
Tout de suite, son culot me déclenche un fou rire.
— En effet, ironisé-je en croisant mes mains sur ma poitrine, un peu moqueuse. À ce stade, je ne peux rien pour vous, désolée.
Il hausse les épaules d’un air excédé et rentre dans sa voiture qu’il fait démarrer aussitôt. Je l’ai sans doute agacé, seulement mes mots ont dû atteindre leur but puisque l’homme semble repartir à vitesse plus modérée. Je soupire et me retourne. Je regarde Madame Achour, puis ma montre. Je vais être en retard si j’entame la discussion avec elle. Je m’excuse auprès de la septuagénaire à l’oreille distraite :
— Je reviens vous voir plus tard. J’ai rendez-vous dans moins de cinq minutes.
Madame Achour m’observe quelques instants. Elle lit sur mes lèvres pour s’assurer de bien comprendre ce qu’elle entend. Pendant ces quelques secondes, je ne parviens pas à discerner sur son visage ridé si elle a tout saisi. Par moment, j’ai l’impression que son esprit s’évade ailleurs et se perd dans des pensées diverses. Patiente, j’attends sa réponse. Finalement, ses traits s’illuminent pendant qu’elle me questionne :
— C’est aujourd’hui qu’il arrive ?
La mémoire de la grand-mère ne défaille pas. J’approuve, en précisant :
— Oui, pour trois mois. Et j’espère bien plus.
Elle me laisse m’échapper, tandis que je me hâte vers les escaliers conduisant à la rue supérieure. J’arriverai à l’heure. Ce petit paradis, je le connais comme ma poche, dans ses moindres recoins. Je suis née ici, il y a vingt-cinq ans. Il m’a vu grandir et devenir la femme déterminée que je suis désormais. J’aime penser qu’un lien spécial, presque mystique, unit ce village et ses habitants. Les uns ne peuvent vivre sans l’autre. Et inversement. L’âme de ce lieu survit dans chacune des pierres qui bâtit nos maisons et surtout dans l’atmosphère apaisante qui règne entre tous. Pour cette raison, il y a presque deux ans, lorsque le mandat de maire s’est libéré, cette opportunité a sonné comme une évidence. J’ai spontanément proposé ma candidature. C’est sans doute parce que je crois en cette solidarité qui anime notre « chez-nous » commun et parce que j’aime profondément cette terre que j’ai été élue. Je me rêve en témoin d’un fil rouge infini, où les générations se succèdent et s’entremêlent, où la mémoire se grave dans l’âme des locaux, comme dans la moindre fondation de nos foyers. Parfois, il m’arrive de ne pas réaliser que moi, l’épicière du village amoureuse de son patrimoine, jeune femme sans idéaux de partis politiques, ai pu obtenir un tel titre, une telle confiance auprès des autres Baradousiens. Néanmoins, le quotidien à cent à l’heure que je vis me ramène toujours à la réalité, aussi incroyable soit-elle. Travaillant à soixante-dix pour cent à l’épicerie et trente pour cent à la mairie, je n’ai plus une minute à moi. C’est mon choix. Parce que j’ai dans le sang cette envie insatiable de faire vivre ce village, de le prémunir contre ces « morts » lentes qui touchent de plus en plus les campagnes, désertées par leurs occupants. Parce que je peux le faire, tant que je peux encore me battre pour ce qui m’est cher. Parce que, dans l’avenir, je n’en serai peut-être plus capable... Je refuse que Baradoux devienne un simple bourg dortoir, végétant dans une survie illusoire. Pour le moment, il résiste. Preuve en est, il y a assez d’élèves pour garantir le maintien de l’école, et les quelques commerces ne menacent pas de fermer. La brasserie, la boulangerie et le coiffeur, ainsi que mon épicerie ont encore de beaux jours devant eux. Malgré tout, une ombre entache le tableau depuis plusieurs années, depuis le départ à la retraite de notre cher Docteur Linz, nous quittant pour retourner dans sa région natale. Maintenant, le généraliste le plus proche se trouve à une quarantaine de kilomètres et se voit surchargé de patients. Notre territoire chaotique de Lozère, avec ses villages enclavés, reste peu attrayant pour les jeunes médecins en quête de stabilité. Or, ce manque d’accès rapide aux soins se veut préjudiciable pour la commune, où certains s’interrogent sur leur avenir. C’est pourquoi depuis un an, je me bats pour attirer un nouveau médecin ici. Ainsi, l’ancien cabinet du Docteur Linz a été complètement rénové, de même que l’appartement situé à l’étage de ce dernier. La promesse de l’équipe municipale est simple. Nous offrons le gîte et le cabinet, totalement meublés et équipés, en échange de l’installation d’un généraliste. Jusqu’à présent, personne n’avait accepté l’offre… jusqu’à la réponse positive d’un certain Docteur Mathias Léger, il y a trois semaines. Après quelques échanges par téléphone, celui-ci est d’accord pour réaliser une période d’essai de trois mois avant de prendre une décision définitive. J’aurais préféré un accord final et non temporaire, mais c’est un bon début. Je dois saisir cette opportunité… J’arrive en trottinant jusqu’à la mairie, lieu de mon rendez-vous. En me voyant arriver, Boris, le patron de la brasserie située juste en face, sort me rejoindre. Il me sourit, découvrant ses dents blanches. Boris, c’est mon meilleur ami. Une sorte d’oncle toujours bienveillant, le cœur sur la main et l’humour aux lèvres. D’origine sénégalaise, il a ouvert son commerce il y a environ quinze ans. Cette figure du village, frôlant la cinquantaine, ne cesse jamais de faire le clown. Son tempérament blagueur et jovial attire les clients, même ceux des bourgs voisins.
— Hello ma belle, m’accueille-t-il en gloussant. C’est l’heure ?
Ma tête oscille positivement, tandis qu’il caresse et tournicote sa moustache entre ses doigts. Cette manie, le patron du bar l’a depuis toujours. Il prétend que cela le rend plus sérieux, alors qu’au contraire, cela lui donne une image presque caricaturale d’un dandy un peu exubérant. Comme je me mords la lèvre inférieure, Boris s’étonne :
— Tu es stressée ?
Il me fixe, attendant ma réplique. Impossible de nier, il me connaît par cœur. Il sait que ma nervosité se traduit par ce tic. Fataliste, je soupire :
— Les enjeux sont importants. J’espère qu’il va rester.
Ma mission s’avère simple. Faire en sorte que les trois mois d’essai de ce docteur ressemblent à un rêve, pour lui donner l’irrésistible envie de s’installer. Je vais devoir ruser pour découvrir ses centres d’intérêt et ses passions. Plus je serai en mesure de lui prouver que Baradoux possède tous les atouts qu’il recherche, plus j’augmenterai mes chances de le voir poser ses valises définitivement. Les loisirs ne manquent pas, même s’ils se méritent. Les gorges du Tarn permettent des activités tournées vers l’eau, avec baignade, canyoning, ou plus sportives avec l’escalade, voire la spéléologie. D’ailleurs, de nombreuses grottes font la renommée de notre patrimoine naturel. Des chefs-d’œuvre souterrains visibles pour les plus curieux. Sans conteste, certains points de vue à couper le souffle s’obtiennent après quelques efforts de marche, rendant les randonnées inoubliables. Je n’ai pas besoin de trop réfléchir, nous avons dans notre département multiples divertissements. À moi de suggérer à ce nouveau médecin toutes ces merveilles. Boris s’amuse, loin d’imaginer l’espoir que ce médecin représente.
— Si ce n’est pas lui, fanfaronne-t-il, ce sera un autre.
Hélas, je crains que dénicher un autre candidat s’avère complexe. Toutefois, l’optimisme de Boris me ragaillardit et me détend juste avant que le bruit d’un moteur ne coupe notre conversation. Mon camarade étire sa moustache en notant :
— Ah, je crois que notre perle rare arrive.
Il recule d’un pas, se mettant en retrait pour me laisser en première ligne. Lorsque la cylindrée, massive et rutilante, pénètre dans notre champ de vision, un frisson parcourt mon dos. Je frémis sous cette sensation désagréable qui contracte mes muscles. Je reconnais immédiatement la voiture de tout à l’heure. Noire, break, aux vitres teintées et au moteur ronronnant. Un immense doute s’installe en moi, m’exhortant à murmurer :
— Ne me dites pas…
Je ne termine pas ma phrase quand la voiture s’arrête à ma hauteur. La vitre du conducteur s’abaisse pour révéler l’automobiliste rencontré il y a quelques minutes. Ses yeux bleus, intenses et lumineux, se posent sur moi. Son visage pourrait être harmonieux s’il ne fronçait pas autant les sourcils, sa moue devenant boudeuse :
— Vous êtes partout, s’agace-t-il.
Je ne m’arrête pas à sa remarque, lui demandant :
— Vous êtes le Docteur Mathias Léger ?
Son visage se décompose et, dépité, il répond par une autre question :
— Madame la maire ? Julie Dubois ?
L’évidence est là. Il s’agit bien de notre nouveau médecin. Je n’ai même pas reconnu sa voix, alors que je l’ai pourtant entendue de nombreuses fois au téléphone. Il émet un long soupir, réalisant, au même titre que moi, que ce rendez-vous démarre mal. Très mal.
— Ça promet, maugrée-t-il suffisamment fort pour que je l’entende.
Je déglutis, avalant le trop-plein de salive qui envahit ma bouche, tout en pinçant discrètement ma cuisse pour retrouver contenance. Je lui indique la place qui lui est réservée, à quelques mètres de là. Levant les yeux au ciel, il s’exécute. Cela me laisse quelques secondes pour réfléchir. Cette première rencontre, aussi particulière soit-elle, ne doit pas me détourner de mon objectif. Pendant qu’il se gare, je maudis intérieurement ce fichu karma qui joue avec mes nerfs. De tous les scénarios, celui qui se joue maintenant est le pire qui pouvait se produire. Le rêve que j’ai imaginé pour mon village se transformerait-il doucement en cauchemar ?
LeConteur.fr | Qui sommes-nous ? | Nous contacter | Statistiques |
Découvrir Romans & nouvelles Fanfictions & oneshot Poèmes |
Foire aux questions Présentation & Mentions légales Conditions Générales d'Utilisation Partenaires |
Nous contacter Espace professionnels Un bug à signaler ? |
3086 histoires publiées 1359 membres inscrits Notre membre le plus récent est Mimi0210 |