Le feu ne l’avait pas blessée. Il l’avait effleurée – comme une main posée sur l’épaule, une chaleur curieuse, presque douce. Aucune trace, pas même une rougeur. Juste cette sensation persistante, comme si quelque chose d’ancien venait de se réveiller.
Chez elle, au cœur des bois, le feu était un allié silencieux contre l’hiver et les ombres. Pourtant, elle n’avait jamais eu le droit de l’approcher. Son père s’en chargeait toujours, d’un geste précis, sans un mot. Les bougies, la cheminée – même les simples flammes de son foyer lui étaient interdites. Comme si le feu, pour elle, devait rester un mystère.
Et à présent, elle se sentait... liée. À la flamme. À l'instant. À ce chaos autour d’elle.
Amira accéléra le pas, les battements de son cœur encore irréguliers. Tout autour, la foule bruissait d’un tumulte contenu. Des uniformes se heurtaient à des badauds affolés, cherchant à imposer un semblant d’ordre. Des regards se tournaient vers elle – curieux, inquiets... accusateurs.
Une pomme roula à ses pieds. Elle l’enjamba sans ralentir.
Puis, dans le brouhaha ambiant, une voix basse perça. Presque un murmure, presque rien. Mais elle la reconnut. En se tournant, elle aperçut deux silhouettes dans une ruelle étroite – une fille en robe bouffante et un garçon au dos chargé d’un parapluie noir.
— On a frôlé le danger… souffla Amira en les rejoignant. Vous allez bien ?
La jeune fille se retourna vers elle. Son regard, vert et limpide comme une pierre polie, s’accrocha à celui d’Amira.
— C’est plutôt à toi qu’il faut demander ça ! Tu t’es interposée entre cet Alter et moi… sans même hésiter.
— Une manœuvre aussi téméraire que suicidaire, ajouta le garçon d’un ton moqueur.
Ses yeux en amande la détaillaient calmement, encadrés de longs cils sombres. Un sourire fin étira ses lèvres aux reflets de pêche, et une mèche de ses cheveux noirs glissa sur son crâne partiellement rasé. Une aura flottait autour de lui — quelque chose de désinvolte, mais affûté.
— Tu parles ! Si l’Alter n’avait pas été emporté au loin, c’est toi qui aurais fini en charpie ! rétorqua-t-elle en haussant les épaules.
— Jamais, car j’avais un plan, figure-toi. J’étais prêt à dégainer ça ! annonça-t-il, désignant son parapluie d’un petit coup de menton.
Amira cligna des yeux, incertaine.
— Ce n’est pas une arme ordinaire, précisa-t-il. Elle coupe profondément. Très profondément.
— Oh, oui, j’imagine ! répondit-elle, un peu trop vite. Je plains celui qui en fera les frais.
— Sage décision.
Il fit un pas en avant, le ton plus doux.
— Kazwari, enchanté.
Soudain, il sembla se souvenir de quelque chose. Sans un mot, il ôta sa cape et la tendit à Amira. Elle l’accepta en silence. Le tissu était chaud, légèrement trop grand. Elle baissa les yeux sur ses bras, remarquant les lambeaux calcinés de sa manche.
Kazwari s’adossa au mur, son ton presque clinique :
— Ton bras est intact. Pourtant, les flammes t’ont touchée. Qu’as-tu utilisée au juste, une incantation ? Une potion ?
— Elle ignorait tout des Héros du Havre ce matin, lança Duchesse avec un air amusé. Je doute fort qu’elle sache manier des enchantements avancés.
Kazwari redressa la tête, un pli soucieux barra son front.
— Tu dois venir de très loin, alors. Le Havre est connu partout. Son écho résonne de Myrmidia à Casteria !
Amira resta silencieuse un instant. Les mots s’entassaient au bord de ses lèvres, hésitants, comme si les dire les rendait trop vrais. Elle finit par secouer la tête, doucement, presque imperceptiblement.
— Je viens d’Exoria. C’est une ville sur… Terre. Ce que je commence à comprendre n’est pas vraiment votre monde.
Un silence suspendit l’air, fragile et coupant. Même les bruits de la ruelle alentour paraissaient soudain plus lointains. Kazwari pâlit légèrement, et balbutia :
— Attends… Tu veux dire… les Terres Basses ?
— Les quoi ?
Un sifflement incrédule s’échappa des lèvres de Kazwari.
— J’y crois pas… Une Enfouisseuse, là, juste devant moi.
Duchesse tourna la tête vers lui, son expression se durcissant légèrement.
— Tu devrais peser tes mots ! Ce genre de remarque n’aide en rien, et tu risques de la heurter plus que tu ne le crois.
Le regard d’Amira croisa celui de Kazwari – un regard semblable à celui d’un enfant grondé, les épaules tombantes, les yeux emplis d’une innocence troublée. Il se défendit :
— Je ne voulais pas offenser. C’est simplement le terme utiliser pour désigner son peuple.
Les Terres Basses, pensa-t-elle. Elle ressentit l’envie irrésistible de prononcer ces mots à haute voix, de tester leur étrangeté, non seulement dans ses pensées mais aussi dans l’air qui l’entourait. Mon peuple. Ces mots lui conféraient une appartenance qui la rendait perplexe. Mais par-dessus tout, Amira était animée par la curiosité – une curiosité ardente de comprendre pourquoi les habitants de ce monde se considéraient supérieurs à ceux de la Terre.
Duchesse jeta un coup d’œil à la rue animée avant de se tourner vers Kazwari avec une assurance tranquille.
— Nous devrions parler de tout cela ailleurs. Ici, les murs ont des oreilles.
Puis, elle jeta un regard en coin à Amira, et ajouta d’une voix plus douce :
— Si tu n’as nulle part où dormir, je peux t’offrir un coin dans ma chambre à l’auberge. Ce n’est pas un palais, mais ça fera l'affaire.
Amira ouvrit la bouche, surprise par cette offre, mais les mots restèrent coincés dans sa gorge. Une chaleur discrète monta en elle, mêlée à une gratitude qu'elle ne sut exprimer.
Sans attendre de réponse, Duchesse se redressa, épousseta un pli invisible de sa robe et déclara avec une urgence raffinée :
— Allons-y. L’auberge a un bar où nous pourrons dîner.
Amira acquiesça d’un signe de tête, un sourire timide aux lèvres. Elles s’apprêtaient à partir lorsqu’un silence soudain la fit se retourner. Kazwari se tenait là, parapluie en main, son regard oscillant entre hésitation et embarras.
— Kaz, appela Amira, son invitation claire. Tu viens ?
Son air surpris se transforma en un assentiment immédiat.
— Oui... Oui, j’arrive.
Duchesse, avec une pointe d’impatience, le pressa :
— Essaie de suivre le rythme, veux-tu ?
Avec un hochement de tête, il accéléra le pas pour se joindre à elles.
Alors que le soleil amorçait sa descente gracieuse, les yeux d’Amira s’attardèrent sur le ciel, le regardant se draper dans une tapisserie de nuances douces et grisâtres.
L’auberge exsudait une chaleur accueillante. Un mélange de personnes s’y côtoyait : certaines savouraient leur repas, tandis que d’autres animaient le bar de leurs conversations. Le trio s’installa confortablement.
Près de la fenêtre, Amira observait les passants. Leur joie apparente contrastait avec l’ombre de l’incident récent, un souvenir que, contrairement à eux, Amira ne pouvait évincer.
Perdue dans ses pensées, elle frottait machinalement sa main sous sa cape. Par moments, elle anticipait une douleur soudaine, comme si la brûlure latente était sur le point de se révéler, menaçant d’éclater et de lacérer sa peau à tout instant.
Le repas arriva, interrompant brièvement le fil de ses pensées. Trois assiettes garnies de légumes et de viande, accompagnées de boissons, furent déposées devant eux.
Duchesse interrogea soudainement Amira, tout en faisant danser sa fourchette dans l’air :
— Je me demandais, Amira, qu’est-ce qui t’a amenée à Myrmidia ? Je doute que tu aies pris un karyage par mégarde.
Un éclair d’incompréhension traversa le regard d’Amira. Un karyage ? Elle préféra ignorer ce terme qui lui était tout à fait étranger.
Ses doigts effleurèrent le collier qui reposait contre sa clavicule, comme pour puiser du réconfort dans son contact.
— C’est un cadeau de mon père, confia-t-elle avec un sourire chaleureux. Il me l’a offert hier, pour mon anniversaire. Regardez comme il est exquis ! Mon père a ce talent rare de transformer la simplicité en splendeur.
Elle s'interrompit, remarquant l'expression déconcertée de Duchesse.
— Quelque chose te tracasse ? Pourquoi cette mine déconfite ?
Duchesse désigna le bijou du doigt avec une curiosité teintée de prudence.
— Je ne veux pas paraître alarmiste, mais... ce collier, c’est bien un collier de dompteur, n’est-ce pas ?
Kazwari, les sourcils froncés, ajouta :
— Soit c’est une copie d’une précision remarquable, soit c’est exactement le pendentif qu’ils utilisent pour maîtriser leurs alters.
Amira dissimula le bijoux sous ses vêtements, se repositionnant sur sa chaise.
— L’incident reste flou dans mon esprit. Je me souviens m’être endormie sous un clair de lune éclatant. Puis, une lumière aveuglante… Et soudain, je me retrouvais bombardée de pierres !
Kazwari émit un souffle entre la surprise et la résignation.
— Je demanderais bien qui t’a fait ça et pourquoi… mais je doute de pouvoir saisir la moitié de la réponse. On dit souvent que ton peuple est un mystère à lui seul.
Amira haussa les épaules, un sourire effleurant ses lèvres.
— Pour ce qui est des autres, je ne sais pas, mais moi, je suis aussi transparente qu’une vitre. Oh, et d’ailleurs, Kazwari… maintenant que j’y pense, on ne sait presque rien de toi.
Les yeux du garçon se détournèrent, trahissant un bref éclat d’évasion. Il se racla doucement la gorge, puis fit glisser ses doigts dans ses cheveux d’un geste lent, presque trop précis, repoussant une mèche qui ne gênait pas vraiment.
— J'ai été un vagabond, avoua-t-il, les mots sortant avec une cadence mesurée, comme si chaque syllabe était un morceau de lui-même qu'il était réticent à lâcher. Errant d'un endroit à l'autre, jusqu'à ce que quelque chose, ici, m'invite à rester.
Le regard de Duchesse s’illumina, et elle le questionna :
— Tu es venu, toi aussi, tenter ta chance à Pogrine ?
La posture de Kazwari se raidit, sa réponse fusa, tranchante :
— La chance est le réconfort des imbéciles. C'est la pratique et la détermination qui tracent le chemin.
Duchesse soutint son regard, un silence lourd de sous-entendus suspendu entre eux. Amira, elle, laissait une ride d’inquiétude s’installer sur son front, tandis que son esprit dénouait les fils tissés par les mots de Kazwari. Il y avait quelque chose qu'il ne disait pas, une histoire cachée derrière la façade de confiance.
Elle tenta de dissiper la tension, un sourire en coin :
— Alors, Pogrine a capturé ton attention. Dire que je suis assise parmi les futurs héros du Havre – quel honneur !
Kazwari tourna lentement la tête vers elle, son regard s’adoucissant, mais sa voix resta empreinte de gravité :
— L’entrée à Pogrine n’est pas accordée à n’importe qui, Amira. Beaucoup se verront refuser l’accès. L’avenir n’est pas gravé dans le marbre.
Le tintement du gobelet de Duchesse sur la table ponctua sa déclaration :
— Pour moi, il l’est. Être une armonyd n’est pas un choix, c’est ma destinée. Et crois-moi, je ne compte pas la laisser filer entre mes doigts.
Amira hocha lentement la tête, absorbant la conviction de Duchesse. Ses mots, portés par une assurance tranquille, semblaient balayer le doute, rendant l’impossible à portée de main.
Kazwari, cependant, resta impassible. Le cliquetis de sa fourchette contre l’assiette brisa le murmure ambiant.
— Je ne remets pas en cause ton ambition, mais soyons réalistes : le destin...
— ... Est le réconfort des imbéciles ? le coupa Amira avec un sourire. Et alors ? Un peu de réconfort ne fait de mal à personne. Toi aussi, tu poursuis un rêve. Un brin d’espoir pourrait t’être utile.
— Je deviendrai un gardlyr, et ces gens n’ont que faire du hasard et de l’espoir. Ils travaillent dur, c’est tout !
Kazwari évoquait les gardlyrs avec une telle ferveur qu’Amira ne pouvait s’empêcher de le comparer à un enfant admirant ses héros. Sa candeur tranchait avec la rigueur de Duchesse, mais tous deux partageaient une ambition presque naïve.
La conversation s'était apaisée, laissant place à un silence ponctué par le cliquetis des couverts et le murmure des discussions alentour. Kazwari, le regard errant dans la salle, remarqua alors un changement subtil dans l'atmosphère.
— Je crois que tu attires l’attention, Amira.
Autour d'eux, des regards furtifs se posaient sur la jeune fille, accompagnés de chuchotements à peine voilés. Amira esquissa un sourire maladroit en croisant quelques regards, puis se pencha vers ses compagnons.
— Vous pensez que des rumeurs circulent déjà à propos de la brûlure ?
Duchesse effleura le bras d'Amira, sa main glacée et douce comme de la porcelaine. Amira frissonna légèrement, surprise par ce contact inattendu.
— Inutile de t’inquiéter, murmura Duchesse. Ils ne sont simplement pas habitués à une tenue aussi… unique. C’est surprenant, même pour moi, mais nous trouverons une solution.
— Tu es incroyable, toi, vraiment, soupira Kazwari en levant les yeux au ciel. Il ne s’agit pas de sa tenue, génie. C’est juste que nous sommes trois jeunes au Havre pendant le Festival d’Été. Ils imaginent sûrement que nous en avons après Pogrine. Ils nous scrutent, c’est tout.
Il y avait une tension dans sa voix, une légère crispation qui trahissait son propre inconfort face à la situation. Il s’appuya contre le dossier de sa chaise, essayant de dissimuler son inconfort avec nonchalance.
— Eh bien, reconnut Duchesse, il est vrai que deux vérités peuvent coexister.
Le rire d’Amira résonna, léger contrepoint à la tension ambiante. Soudain, une silhouette émergea près de Kazwari, comme surgie de nulle part.
— S’ils atteignaient jamais mon niveau de vigilance, je parierais ma réputation sur la brûlure.
Devant eux se tenait un homme enveloppé dans un manteau gris évoquant un ciel d’orage imminent. Une dizaine de sacs de cuir élimés pendaient à son torse, et sa peau était tannée par le soleil. Ses cheveux argentés se fondaient avec les nuances de son accoutrement, mais c’étaient ses yeux d’un bleu saisissant qui captivaient l’attention.
— Ou plutôt, l'absence de celle-ci !
Il fit un pas en arrière, s’empara d’une chaise à proximité et la tira sans effort jusqu’à leur table. S’installant confortablement, sans se défaire de ses bagages, il adressa un sourire à Amira et déclara d’une voix étonnamment aiguë :
— Aldor Virelangue, pour vous servir. En tant que mentor à Pogrine, je suis ici pour vous faire une offre exceptionnelle : un mentorat au sein de l’école des apprentis, un privilège réservé à une élite. J’ai l’ambition de vous enseigner l’art du domptage.
À la mention du mot ‘mentor’, un éclat traversa les traits de Kazwari – un resserrement fugace de la mâchoire, un regard empreint de respect. Duchesse observait l’échange avec une acuité perçante. Sa posture était décontractée, mais son attention restait invariablement fixée sur Amira.
Cette dernière pencha la tête, intriguée :
— Le domptage ? Mais de quoi parlez-vous exactement ?
— Du feu, bien sûr. Il est exceptionnel que l’élément de l’Harmonie se manifeste si précocement chez un aspirant, mais votre altercation avec l’Alter de cet esprit égaré ne trompe pas. Le Feu vous a élue.
Le cœur d’Amira martelait contre ses côtes, un tambour frénétique faisant écho à son conflit intérieur. Son esprit était pris dans un tourbillon de doutes et de désirs. Était-ce un piège, un test, ou un véritable tournant ? Elle pesait ses prochains mots comme un joueur miserait sa dernière pièce.
— Qu’est-ce qui vous pousse à me faire une telle proposition ?
Les yeux d’Aldor brillaient de l’excitation d’un jeu invisible, un jeu qui rendait Amira perplexe, un jeu dont elle ignorait les règles.
— Parce que, ma chère, un potentiel tel que le vôtre est un phare dans l’obscurité. Il n’est pas seulement reconnu ; il est recherché avec ardeur.
Le regard d’Amira se perdit au loin. Exoria lui revenait par éclats : les sentiers familiers, la caresse du vent entre les branches, la lumière dorée filtrant à travers les feuilles. Elle y avait tout connu… sauf le vertige du nouveau.
Le Havre n’était pas une simple destination. C’était une promesse. De chaos. De merveilles. De sens.
Un frisson lui parcourut l’échine. L’excitation ou la peur ? Elle n’aurait su dire. Mais quelque chose l’appelait, au-delà des bois, des souvenirs, des limites imposées.
— Y’aura-t-il de l’aventure ? demanda-t-elle dans un souffle, presque pour elle-même.
Virelangue sourit, ses yeux brillant d’un éclat indéchiffrable.
— Assez pour que vous n’en reveniez pas tout à fait la même.
Un silence. Puis le battement d’une décision.
Amira inspira profondément.
— Dans ce cas, j'accepte.
LeConteur.fr | Qui sommes-nous ? | Nous contacter | Statistiques |
Découvrir Romans & nouvelles Fanfictions & oneshot Poèmes |
Foire aux questions Présentation & Mentions légales Conditions Générales d'Utilisation Partenaires |
Nous contacter Espace professionnels Un bug à signaler ? |
3089 histoires publiées 1359 membres inscrits Notre membre le plus récent est LudivineR |