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Capsule 4

Les deux mentors

C’est à contrecœur que je me lève ce matin. L’impression de ne pas avoir fermé l’œil n’aide pas ; la faute à mes voisines de lit : peur et nervosité. Uhévi ne semble guère en meilleur état. Nous aurions bien feint le sommeil, mais ce n’est pas le genre de supercherie que mère laisserait passer. Je détourne le regard en ouvrant l’armoire, je n’ai pas besoin de me faire rappeler que je dois encore porter cette robe blanche. Comme si je ne réalisais pas que, malgré mes quinze ans, je suis si chétive et si faible Spirituellement qu’on ne me donne pas la moitié de mon âge. Comme si j’avais choisi d’infliger à Uhévi cette existence prisonnière de mon corps, sans savoir vers qui me tourner pour l’aider, au risque de passer pour un monstre. Comme si mes parents m’écoutaient…

Arrivée au seuil de la pièce, je la balaie une dernière fois des yeux. Si j’étais comme les autres enfants, j’y verrais comme en plein jour, mais je devine (suffisamment) les formes cachées par la pénombre. Jusqu’à récemment, j’aurais donné n’importe quoi pour partir loin d’ici. Et mon rêve va se réaliser en cauchemar… Merci, père ! Merci mère ! Je voulais juste qu’on me laisse tranquille ! Tout ça pour une énième tentative de me débloquer, guérir… J’ai arrêté depuis un moment de mémoriser les différents termes employés pour enrober le sens « rendre normale ».

Uhévi me fait signe que nous devrions probablement y aller. Elle n’est pas plus motivée que moi. Je pars vers la sortie du palais en traînant les pieds. L ‘écho de ma chambre se refermant résonne plus fort à mes oreilles qu’à l’accoutumée. Il y a quelque chose de péremptoire dans ce son sinistre ; le fait qu’on m’a interdit d’emmener la moindre affaire n’arrange pas le frisson qu’il a provoqué.

Non pas que je veuille emmener quoi que ce soit de toute façon…

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Nous attendons dans un des jardins intérieurs du palais Inrim. Rélis nous y a donné rendez-vous. Nous nous tenons sur la dalle circulaire centrale, de marbre blanc veiné de noir, au milieu d’une étendue de sable gris cendre ceinturée de murs bleu ciel. Parsemé d’îlots de végétation, ce petit sanctuaire constitue un environnement propice à la méditation. Mais ce n’est pas l’heure pour cela.

Je détourne mon regard de la porte simple et des quelques marches d’accès au jardin, le déportant sur Nauli. Cambrée en arrière, la tête tournée vers le ciel matinal, elle semble complètement absorbée par les nuages. Je lui envie cette capacité à se détacher et à trouver la sérénité en tout temps.

Je suis calme, du calme qui sait ce qu’il a à faire, vide de doute. Néanmoins, je n’appelle pas cela "sérénité". Peu importe, la pensée est vite balayée, remplacée par les paroles de Nauli qui ont mené à notre présence ici :

« Faisons-le. Pas pour eux. Pour cette enfant. »

Tu as raison, Nauli. Indubitablement, encore maintenant.

Rélis et Iléna passent la porte, et mon attention se porte sur eux. Je sais que Nauli a remarqué leur arrivée, mais elle poursuit sa contemplation comme si de rien n’était. Alors qu’ils approchent, je constate l’absence de leur fille à leurs côtés.

« Où est Arôdi ?, leur demandé-je quand ils sont à notre hauteur.

— Elle arrive. Elle sait qu’elle doit nous retrouver ici. », répond Iléna.

Son visage arbore une expression stricte et sévère, un piètre voile à mes yeux pour dissimuler son anxiété et son appréhension.

« Pourquoi ne pas l’avoir accompagnée pour la réconforter avant de nous rencontrer ? », murmure Nauli, le nez toujours en l’air, d’un ton détaché, avant de s’exclamer d’un ton enjoué : « Oh ! Ce nuage ressemble à une vague ! »

Nauli reste fidèle à elle-même. Iléna frémit et baisse les yeux face à la pique lancée, gardant tant bien que mal son masque à présent fissuré. Le chant du phénix est aussi doux que son plumage ou aussi perçant que son regard ; dicton aussi poétique que vrai.

« Elle préfère être seule dans ces moments-là, répond Rélis, impassible. Elle a toujours eu du mal à nous confier ses tourments. »

Pas étonnant, vu votre maladresse…

« Nous sommes vraiment reconnaissants que vous ayez changé d’avis, tous les deux, reprend Rélis. S’il y a la moindre chance de l’aider, vous êtes notre meilleur espoir. Cependant, je ne comprends pas ce revirement. Vous aviez catégoriquement refusé quand nous l’avions demandé. »

À cause de votre plan la concernant. Tu sais que nous sommes au courant.

« Tout ce manège, à l’envoyer à droite et à gauche, pour la débloquer, finira par lui causer beaucoup plus de mal que de bien. Nauli et moi avons beaucoup d’idées et de pistes, et nous sommes prêts à tenter les plus prometteuses, lui expliqué-je.

— Mais n’oublie pas notre condition. », complète Nauli.

Rélis se trouble imperceptiblement à l’intervention de Nauli. Après un instant, il édicte la condition imposée, cimentant la promesse :

« Nous abandonnerons cette quête et laisserons Arôdi vivre sa vie comme elle l’entend. »

Bien. Sur ces paroles, j’entends la poignée de la porte tourner. Le moment est venu.

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La porte du jardin de méditation est en vue maintenant. Plus je m’en approche, moins mes jambes coopèrent, et cela n’a rien à voir avec mon état physique… Je suis à quelques pas de la porte maintenant. Je ne veux pas. Je veux pas ! Je me laisse tomber au sol, me recroquevillant et mettant ma tête dans mes genoux. Je n’ai que peu vu cet homme, mais il me terrifie ! Il paraît que ses entraînements sont monstrueux, quasiment de la torture, en plus ! Pourquoi me confier à lui ? Pourquoi ? Pourquoi ?! Je me retiens de pleurer ; c’est si dur. Je sens l’étreinte intangible d’Uhévi. Elle a encore plus peur de ce… Lémèn (je crois?) que moi. Nous essayons de nous rassurer mutuellement. Ça ne sert à rien, nous sommes deux gamines au bord des larmes.

Je parviens finalement à me relever. L’idée de m’enfuir me traverse la tête, mais pour aller où ? Je ne pourrais pas aller bien loin et j’en suis bien trop consciente. J’essuie mes yeux, résignée, et je franchis la courte distance restante. Mais avant d’ouvrir le battant…

« Surtout, reste bien cachée. Je te ferai signe quand sortir.

— Compte sur moi. Je n’ai pas envie que ce type me détecte... »

Je sens Uhévi se tapir le plus profondément possible dans mon esprit. Rassemblant le peu de courage que j’ai, je saisis la poignée et ouvre.

Le soleil, bas sur l’horizon, m’aveugle momentanément ; encore une anomalie pour une enfant de mon âge… Je me couvre les yeux le temps que ma vision s’ajuste et je commence à m’avancer. Mais mon pied ne trouve pas le sol… Je bascule en avant. Je tombe ! Dans l’agitation paniquée qui s’empare de mes bras, ma main saisit une rampe et stoppe ma chute dans une position précaire. Tellement préoccupée par ce qui va m’arriver, j’ai oublié que ce jardin a un escalier. Il fallait que ce soit une des rares avec un escalier, pas vrai ?! En me redressant, je jette un œil au jardin ; tout le monde est déjà là. Mes joues grisent de honte. Je m’approche en fixant le sol, j’espère que cela cache mon visage, même un peu.

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La remarque nonchalante, mais cinglante, de Nauli a l’effet d’un poignard sur nous deux. Si j’arrive à encaisser le coup sans broncher, Iléna l’accuse visiblement. Comment pourrais-je le lui reprocher ? L’inquiétude concernant l’état d’Arôdi l’a terriblement fragilisée. Je prends le relais dans la conversation pour lui donner le temps de retrouver sa contenance. Nous devons rester forts pour notre fille. Dès qu’elle arrivera, nous l’encouragerons avant son départ. En parlant de ça, je la sens s’approcher, puis s’arrêter. Pour quelle raison s’arrête-elle ?

Avant que j’étende mes sens pour la voir, elle reprend sa progression et passe la porte. Je réalise trop tard ma négligence en la voyant mettre une main devant son visage ; je n’aurais pas dû choisir ce sanctuaire. Je regrette encore plus mon erreur quand je la vois perdre l’équilibre. Je suis prêt à la rattraper si la chute devient inévitable, mais elle y échappe par elle-même. Elle nous rejoint la tête basse. Je la comprends. C’est tellement injuste. Tous les autres enfants explorent leur potentiel, alors qu’elle en est privée pour une raison inconnue.

Ne t’en fais pas, Arôdi. Cette fois, c’est la bonne ; il faut que ce soit la bonne. Lémèn et Nauli ont eu trois enfants très singuliers et ils se sont débrouillés à merveille pour les élever. De plus, ils ont formé des apprentis dans des Arts qu’ils avaient tout juste découverts. Ils sont capables de prodiges, j’ai foi qu’ils en réaliseront un nouveau avec toi. Tu pourras bientôt avoir une enfance normale et te préparer à l’avenir.

Le serment qu’ils nous ont fait prêter continue de tourner dans mon esprit. Une partie de moi s’interroge sur ce qu’il implique : si notre fille reste dans cet état, aura-t-elle seulement une chance de s’épanouir ? Sans compter le rôle qu’elle devra jouer… Je refoule ces pensées parasites, en espérant que la promesse sera caduque quand elle reviendra.

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Dommage que la vague de tout à l’heure soit partie, les nuages sont beaucoup moins intéressants, maintenant. L’éventail de couleurs est magnifique, cela dit.

La jeune fille vient de se rattraper de justesse. J’ai beau avoir le regard ailleurs, rien de la scène ne m’échappe.

Je viens de trouver un petit troupeau de cumulus ; on dirait qu’ils font la course !

À chaque fois que je la vois, sa petite silhouette fragile réveille mes instincts maternels. Je dois résister à la pulsion de la prendre dans mes bras et de lui caresser doucement la tête pour la consoler.

Les moutons s’alignent ; ça veut en découdre là-haut. Ils s’immobilisent, attendant le départ.

Iléna ? Rélis ? C’est une enfant, pas une guerrière. Elle est gênée, elle a besoin d’affection ! Faites un effort, par la crête des phénix !

Ils sont partis. Tout ce petit monde s’élance à l’unisson. Ça avance de front, pas de meneur.

Iléna a oublié d’être une statue et s’est agenouillée devant Arôdi. Enfin ! Elle prend doucement les épaules de sa progéniture, qui relève à peine la tête.

Cette course cotonneuse est décidément d’un ennui. Tant pis, il est plus que temps que je me focalise sur ce qu’il se passe ici-bas.

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Elle a l’air tellement abattue. Je fais de mon mieux pour paraître forte et rassurante, mais Arôdi fixe ses pieds. Ma poitrine se serre de la voir ainsi, si fort… J’ai beau réaliser qu’il n’y avait aucune méchanceté dans la remarque de Nauli, elle m’a fait mal. Je fais de mon mieux, j’essaie vraiment d’être la mère dont elle a besoin ! Mais je ne suis visiblement pas le roc sur lequel je voudrais qu’elle se repose. Tenant ses frêles épaules, j’aimerais lui insuffler un peu d’espoir et d’encouragement, mais les mots me font défaut.

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Je n’ose pas relever la tête. J’ai peur de voir leurs visages, à tous. Mère me prend par les épaules. Elle doit encore me regarder avec son visage sévère ; mes yeux ne quittent pas le sol. J’aimerais juste disparaître, tout de suite. J’aimerais me réveiller et me rendre compte que ce n’est qu’un mauvais rêve. Mais non, le départ est imminent et la destination… Je ne veux pas y penser.

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« Arôdi… Ma chérie... » Pourquoi je ne trouve pas quoi lui dire ?

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Les paroles de mère sont calmes, presque douces. Je lève la tête juste assez pour voir son visage. Même expression que d’habitude. Qu’est-ce qui m’a pris de croire que j’y retrouverais un peu de la douceur que j’ai entendue ?

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Son regard désabusé me brise le cœur. « Je sais que… tu dois appréhender de partir. Mais tu verras. Lémèn et Nauli sont des génies, je ne doute pas qu’ils te rendront une enfance normale. C’est la dernière fois que nous demanderons à quelqu’un de te ... » Non ! Pas maintenant ! Je ne peux pas buter sur les termes maintenant. « ...t’éveiller. »

********

Oui, trouvez une nouvelle excuse… "Dernière" fois ? Un élan d’espérance naissante meure dès que je songe que ce pourrait être parce que je n’en reviendrai peut-être pas. Pire, c’est plausible, avec le fameux Lémèn. Cette Nauli a une chance d’être différente, mais s’ils sont ensemble, je ne me fais pas d’illusions…

********

J’assiste désemparée à la disparition d’une brève étincelle dans ses yeux. Qu’ai-je dit de travers ?! C’est insoutenable ; j’ai l’impression que je vais voler en éclats ! Je veux lui souffler des paroles pour attiser la braise s’éteignant chez elle, mais ma gorge est nouée ! Rélis, à l’aide !

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Je sens l’appel de détresse d’Iléna. Je pose une main sur la tête d’Arôdi. Tenter de réconforter Iléna tout de suite la ferait craquer à coup sûr ; ce serait la pire insulte à sa détermination de paraître forte pour notre fille.

« Ce que ta mère veut dire, c’est que tu seras entre les mains des meilleurs. Toute autre tentative sera inutile. À ton retour, tu auras enfin une vie normale. »

"… À condition qu’ils réussissent", mais je garde ça pour moi. Elle lève à peine ses yeux mornes vers moi. Lémèn a raison sur ce point ; il est grand temps que cela cesse. D’une manière ou d’une autre.

Je la sépare doucement d’Iléna et la pousse vers ses nouveaux maître et maîtresse, en lui frottant le dos d’une main rassurante. Elle se laisse faire, sans énergie. Lémèn ouvre un portail, un rectangle de fumée noire semblant dévorer la lumière. Arôdi frémit en le voyant et recule d’un pas. Sans crier gare, mais « Prems ! », Nauli plonge tête la première dans les ténèbres, ce qui cause un sursaut chez mon enfant intimidée. Un instant plus tard, une main ressurgit, tendue vers elle, l’invitant à s’en saisir. Elle l’attrape et traverse à son tour le voile. Cette image est la dernière que nous aurons de notre fille avant un long moment. La main d’Iléna, jointe à la mienne, se crispe en la voyant disparaître.

« Quand nous donnerez-vous des nouvelles ?, risqué-je comme question avant que Lémèn ne parte.

— Quand le moment sera opportun. », répond-il, indéchiffrable.

Cela valait le coup d’essayer… Sur ces paroles, il franchit le portail, qui s’évapore.

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Au moment où le passage se referme, ce qu’il me reste de résistance tombe en morceaux, et moi avec. Rélis me retient, me déposant en douceur sur la dalle. Je me sens nulle et misérable. J’ai beau essayer, j’échoue en tant que mère dans tout ce que je fais… Ma petite est loin de moi désormais, et je suis encore plus impuissante que je ne l’ai jamais été. Je sanglote dans les bras de Rélis.

« Je suis une mère indigne. Je suis une mère indigne, répété-je, entrecoupée de hoquets.

— Non. Non, c’est faux, me murmure-t-il, m’enlaçant plus fort et caressant tendrement mes cheveux. Une mère indigne ne pleurerait pas pour son enfant. »

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Je suis passée à travers les volutes sans me poser de question, la surprise devant les actions de Nauli aidant. Je continue de tenir la main douce et chaude qu’elle m’a tendue, pendant que je découvre le lieu où j’ai atterri. À l’exception d’un monticule muni d’une ouverture, c’est une plaine uniformément grise, parfaitement plate, à perte de vue. Au contact froid sous mes pieds, je dirais que c’est de la pierre. Bien que d’une nuance différente, le ciel est lui aussi gris ; si de rares mouvements ne trahissaient pas qu’il est couvert de nuages, j’aurais pu croire qu’il s’agissait de sa couleur naturelle. Je commence à frissonner, il ne fait vraiment pas chaud… Alors que je croise les bras pour me réchauffer, une agréable sensation couvre mes épaules. Je tourne la tête, pour voir une couverture molletonnée, bleue garnie de motifs multicolores.

Je lève enfin les yeux vers la figure penchée sur moi, qui en referme les pans pour me préserver de la température. Son visage fin est la définition même de douceur, arborant un sourire bienveillant et de grands yeux turquoise emplis de compassion. Ses cheveux, si longs, d’un blanc éblouissant à la racine, se teintent et se parent de mille dégradés irisés sur leur longueur, autour d’une silhouette aux formes généreuses mais sans surplus. J’ai entendu dire qu’elle fait partie des rares à avoir un surnom, mais je n’arrive pas à m’en souvenir.

« Nauli la Bienveillante. »

J’écarquille les yeux de surprise, et elle émet un petit rire étouffé.

« Tu penses tout haut. », explique-t-elle, son regard rivé sur le mien.

Son rire reprend de plus belle en me voyant rester coite.

Puis elle porte son attention sur le portail. Je l’imite à temps pour voir émerger une présence écrasante, intimidante, telle une montagne qui marche.

« Et voici mon Sinilodjil Ayasain, Lémèn l’Invincible. », ajoute Nauli.

Je déglutis, horrifiée. Je ne savais pas que c’était lui, "l’Invincible". En revanche, je sais quels autres titres sont associés à ce surnom : l’Armée Solitaire, le Pénitent Irréductible, la Mort par la Terreur,… Mes parents m’ont-ils réellement abandonnée à ce monstre ?

« Nauli, si tu espérais la rassurer en me présentant ainsi, je crois que c’est raté, dit Lémèn, inexpressif.

— Mais il est trop cool, ton surnom !, se défend Nauli.

— Je préférerais porter le tien, de très loin, rétorque-t-il en haussant un sourcil.

— Ah non ! Je le garde ! C’est mon excuse pour faire des gros câlins ! », s’exclame-t-elle en me fixant, la voix espiègle et les yeux mutins.

Ah ! Je lâche un petit cri de stupeur quand elle m’enlace et m’enserre soudainement. Mon étonnement passé, l’étreinte est… agréable, apaisante même. Mon corps se détend et se relâche alors que je savoure et m’abandonne à cet instant. Mère m’a-t-elle déjà montré une telle tendresse ? Je ne m’en souviens pas… Nauli finit par me lâcher. Encore un peu… Je la supplie du regard en m’accrochant. Elle me repousse gentiment d’un doigt sur mon nez. Reculant à regret, je risque un coup d’œil vers Lémèn. À ma stupéfaction totale, son visage dur s’est adouci- non, attendri ! Je ne comprends définitivement rien à ces deux-là…

« Avant toute chose, il y a un détail qui doit être réglé, finit par dire Lémèn en montrant quelque chose derrière moi.

— En effet. », acquiesce Nauli.

Je me retourne pour voir que trois plateformes avaient surgi du sol, formant un triangle. Lémèn prend place sur l’une d’elle, pose en tailleur, le dos droit. Nauli s’allonge à plat ventre sur une autre, la tête posée dans ses bras. Je me dirige vers celle qui reste, sans savoir quelle position adopter. Nauli me fait comprendre d’un clin d’œil que cela n’a pas d’importance. Je m’assois simplement, la couverture donnée plus tôt m’isolant de la fraîcheur du siège improvisé, les jambes ballantes.

« Maintenant que nous sommes loin de toute oreille indiscrète, commence Lémèn, il est temps que tu nous parles de quelque chose. »

Cela pourrait être n’importe quoi ; je ne vois pas où il veut en venir.

« Tu as réussi à garder ce secret pendant tout ce temps, malgré ton âge. Mais ça ne peut plus durer. S’il-te-plaît, sois honnête. », surenchérit Nauli, d’un ton encourageant en penchant la tête.

Non. Non, non, non, non ! NON ! C’est impossible ! Mon cœur accélère en même temps que la réalisation me frappe.

« Je ne… Je ne comprends pas ce que vous voulez dire. », mens-je, mais ma voix chevrotante me fait perdre toute crédibilité.

« Arôdi. » La voix de Lémèn est chargée d’une résolution qui me glace le sang. « Libre à toi de penser que tu peux nous la cacher. Mais elle sortira d’une manière ou d’une autre. Tu choisis. »

Tenir ma promesse est la seule chose que je puisse faire pour Uhévi ; je ne peux pas la trahir ! Ma parole paraît soudainement bien fragile face à ce titan. Avec sa silhouette élancée, il me domine comme une montagne, mais sa carrure et ses bras apparents me font saisir qu’il est surtout capable de les abattre. Un visage anguleux à la courte chevelure noire couronne cette éminence, serti d’yeux aux iris rouge sang qui effritent ma détermination vacillante.

« Ça ne l’amuse pas de faire ça, mais nous voulons vraiment te soutenir. Ne nous oblige pas à te forcer la main. », implore Nauli, son regard plein d’une tristesse que je sens sincère.

Prise de terreur, de culpabilité, je m’accroche à l’engagement que je sais pourtant trahi d’avance :

« Non… Il n’y a… S’il-vous-plaît… Pas ça… Pitié… Je n’ai... »

Mes pensées sont aussi troubles que ma vue et mes balbutiements incohérents se noient sous mes joues inondées. Que vont-ils lui faire s’ils la trouvent ? Mon état empire rien que de songer aux possibilités.

Lémèn soupire. « Tu penses bien faire et tu t’y obstines. Je respecte tes intentions, vraiment. Cependant, en se persuadant d’agir au mieux, on finit souvent par accomplir le pire. Je sais de quoi je parle ; je ne te laisserai pas ternir ta vie de regrets. »

Ses paroles attirent mon attention et je commets l’erreur de le regarder. À l’instant où mes yeux croisent les siens, je suis paralysée et incapable de me détourner. Ils ont changé. Les sclères, blanches auparavant, sont devenues noires. Les iris rouge sang brillent d’une lumière vive, révélant un motif en étoile à cinq branches en leur sein. Je veux hurler mais aucun son ne sort. Ses yeux semblent grossir et se rapprocher jusqu’à emplir entièrement mon champ de vision. Et l’instant suivant, je suis en chute libre, au-dessus d’un paysage familier. Mon espace Spirituel intérieur.

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Me voilà retranchée dans la planque créée par ma sœur. Enfin, retranchée, le mot est un peu fort. J’attends simplement qu’elle me rejoigne pour sortir. Cette chambre ovoïde est plus que spacieuse. Un grand lit douillet, des étagères pleines de livres qu’elle a recréés de mémoire, du matériel de dessin,… J’ai largement de quoi meubler le temps, et ça, c’est grâce à Arôdi. Elle me donne tout ce qui est en son pouvoir ; je peux seulement la cajoler pour lui remonter le moral dans un gros coussin au milieu de la pièce. Je n’ai certes pas de corps, mais ma sœurette adorée fait le maximum pour moi. Grâce à elle, je suis libre de mes mouvements ici (quand je ne dois pas rester cachée) ; le paysage de son monde intérieur offre de belles vues et balades. Et cet abri souterrain est peu ou prou ma chambre idéale. J’aime l’ambiance créée par la constellation de carreaux colorés au plafond jouant avec le jour artificiel. Je pense que je la recréerai en vrai quand j’aurai un corps à moi.

Malheureusement, la magie du lieu ne m’enchante pas autant que je le voudrais tout de suite. Je suis inquiète ; pour moi, certes, mais surtout pour Arôdi qui doit faire face seule à Lémèn. J’ai honte de le reconnaître, mais je préfère largement qu’Arôdi s’en occupe… La première fois qu’elle l’a rencontré au détour d’un couloir, je pouvais sentir son regard, comme s’il me voyait à l’intérieur de ma sœur. Comme un prédateur sentant sa proie qui se terre… J’en ai fait une crise de panique. Heureusement qu’Arôdi a vite senti que quelque chose n’allait pas. Elle l’a évité autant que possible depuis ; les rares fois où ce n’était pas possible, je me suis ruée ici. Le seul problème, c’est que ça me coupe totalement des sensations distantes que j’ai de l’extérieur. Vu notre situation, il vaut mieux attendre qu’Arôdi vienne me chercher.

Je n’ai pas le cœur à grand-chose pour l’instant. Même sans corps physique, la fatigue m’atteint ; la nuit dernière n’a pas été vraiment réparatrice. Je m’allonge sur mon lit. Je regarde un instant les rayons descendant du plafond avant de fermer les yeux. Je ne suis pas très différente mentalement d’hier soir ; le sommeil ne va pas être facile à trouver à nouveau… Je lâche un long soupir.

« Voilà bien de la lassitude pour un petit oisillon. Qu’est-ce qui ne va pas, trésor ? »

Je me redresse en sursaut. Ça sonnait beaucoup trop réel pour être le début d’un rêve. Je balaie à droite et à gauche avant de tomber sur la propriétaire de la voix intruse. Affalée à plat-ventre sur l’énorme coussin au milieu de ma chambre, elle me dévisage avec de grands yeux curieux et interrogateurs. Ses longs cheveux arc-en-ciel couvrent son corps jusqu’aux pieds. La tête posée sur ses mains, elle semble attendre une réponse. Qui est-elle ? Mais plus important encore, comment est-elle entrée ici ?!

« Ce n’est pas très important pour l’instant. »

Je recule précipitamment jusqu’à la paroi à laquelle est collé le lit. Comment a-t-elle su ?

« Tu es comme Arôdi : tu penses tout haut, répond l’inconnue en roulant sur le dos, me regardant la tête à l’envers. Tu es sa sœur, pas vrai ? »

J’acquiesce silencieusement. Elle me sourit ; une douce chaleur semble émaner d’elle et m’apaise.

« Je m’appelle Nauli, reprend-elle. Et toi, petit bec tendre ?

— Uhévi…

— Uhévi ? Uhévi… Uhévi, répète-elle en fermant les yeux, songeuse. Tu me fais un peu penser à ma fille, Ükazén, quand elle était petite. Elle avait ce même air un peu perdu, comme si elle ne se sentait pas à sa place. »

Je me reconnais beaucoup trop dans ce qu’elle vient de dire…

« Je vais te répéter ce que je lui ai dit à l’époque. Si tu ne sais pas où est ton foyer, pense aux êtres qui te sont le plus chers ; tu auras alors ta réponse. »

Je me mords la lèvre pour retenir une soudaine montée d’émotion en moi. Je me rends compte que j’ai toujours eu la sensation d’être un parasite pour Arôdi et de ne pas mériter d’être sa jumelle. J’avais besoin d’entendre ces paroles. Si seulement Arôdi pouvait se manifester maintenant ! J’ai besoin de la tenir contre moi ! Je croise les bras et les serre devant moi, essayant de combler ce manque. Du coin de l’œil, je capte le visage plein de tendresse de Nauli. Est-ce qu’elle vient d’essuyer une larme ?

« Arôdi ne va pas tarder à nous rejoindre, me dit-elle. Elle aussi est en train de s’entretenir avec quelqu’un. Je pense que tu peux deviner qui. »

Oh non… Je comprends instantanément ; j’hyperventile alors que la peur monte en moi. Deux mains maternelles cueillent mon visage et mon regard plonge dans celui de Nauli. Je ne l’ai ni vue ni entendue approcher.

« Lémèn peut paraître terrifiant, mais je te garantis qu’il ne te fera rien.

— Il va me faire du mal, je le sens, lui réponds-je, la voix étranglée.

— Non, bien au contraire, me dit Nauli, d’un ton réconfortant. Tout comme moi, il veut sincèrement vous venir en aide, à toi et Arôdi. Il ne sacrifiera jamais l’une au profit de l’autre. Même s’il reste stoïque et qu’il est assurément pragmatique, ce n’est pas un monstre. Pas plus que moi.

— Et si vous vous trompez ?, rétorqué-je, peu convaincue.

— Alors on verra combien de temps il pourra garder son surnom d’Invincible. »

Sa voix ne s’était pas départie de sa douceur, mais l’assurance et le sérieux que j’ai sentis se sont tellement imposés que mes appréhensions se sont engourdies, et ma peur a été comme assommée. Elle est vraiment si forte ?

« Vous promettez d’essayer de me protéger, si ça arrive ?

— Non, car je n’essaierai pas ; je te protégerai et c’est un fait, m’assure-t-elle, collant son front au mien.

Nauli descend du lit et me tend les mains. Je réponds à cette invitation et elle me prend dans ses bras. Je sens enfin, avec cette proximité, la puissance tranquille, mais immense, que je ne soupçonnais pas. Un peu plus sereine, je m’accroche au cou de Nauli. Son sourire s’agrandit et nous entamons l’escalade hors de mon nid.

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Comment me suis-je retrouvée dans mon monde Spirituel ? Existe-il vraiment de tels Arts, ou est-ce unique à Lémèn ? Je stoppe ma chute et reste suspendue au loin au-dessus du sol. Je suis peut-être incapable de voler en vrai, mais ici, il me suffit de le vouloir.

« Je ne m’attendais pas à un décor aussi riche. Tu m’impressionnes. »

Ça venait d’en haut. Je lève la tête pour voir Lémèn descendre lentement et s’arrêter à ma hauteur.

« Tu t’es donné beaucoup de mal. Des reliefs aux essences végétales, de la faune aux mouvements de la marée que j’ai vue au loin. Tu as recréé une pseudo-planète Inrim cohérente.

— Et alors ?, lui renvoie-je, enhardie par le fait qu’ici, c’est moi qui dicte les règles.

— Même si ce sont des lieux que nous manipulons à notre guise, prendre autant soin de son monde Spirituel est inhabituel. À moins que ce ne soit pas pour nous-mêmes.

— Dites clairement ce que vous pensez.

— Tu sais très bien où je veux en venir. Quand je t’ai rencontrée pour la première fois, j’ai senti en toi une autre présence. Une jeune fille, probablement du même âge que toi.

— Vous ne toucherez pas à un cheveu d’Uhévi ! Je ne laisserai personne faire du mal à ma sœur ! »

J’ai crié à pleins poumons sous le coup de la colère. Déterminée à protéger Uhévi, je mets toutes mes forces pour chasser Lémèn de l’oasis que j’ai bâtie pour elle. Mais malgré tous mes efforts, il ne bronche pas, inamovible. Même ici, il me surpasse à ce point ?!

« Je crois que tu te méprends terriblement sur mes intentions, dit-il en abaissant son visage au niveau du mien.

— Ah oui ? »

Je n’en crois pas un traître mot.

« J’ai une question à te poser : sais-tu comment libérer ta sœur de son sort ?

— … Non, admets-je à contrecœur. Mais je finirai par trouver !

— Dans ton état actuel ? Seule ? »

Ses mots me frappent pile là où ça fait mal. Je baisse les yeux, dépitée, incapable de répondre. Je n’essaie même pas de me dégager quand il pose une main sur mon épaule.

« Tu es persuadée d’être la seule à pouvoir faire quelque chose. Tu te voiles la face sur ta propre impuissance, tu n’envisages même pas qu’on puisse te venir en aide. Je sais où cela mène. Une décision désastreuse et on finit par détruire ce qu’on s’était juré de protéger. Il ne reste que des regrets pour nous briser encore plus. »

Le paysage vibre autour de nous et se mue en une plaine pointillée régulièrement de petits dômes. Une illusion. Je vois les noms inscrits sur chacun. Un champ funéraire.

« Je pensais que c’était à moi de les défendre. Un jour, la force m’a fait défaut ; j’ai cédé à une tentation catastrophique. Je croyais que j’étais différent. Ce n’était plus moi, mais ce sont bien mes mains qui les ont tués, ceux que je protégeais. »

Son visage est resté inexpressif, mais à travers sa main, je perçois une tristesse à s’arracher le cœur et un remords à s’en déchirer la voix. Mes larmes se mettent à couler. Ces émotions ne sont pas les miennes, pourtant c’est moi qui pleure de façon incontrôlable. Qu’est-ce qui m’a pris de considérer cet homme comme un monstre ? Lui qui essuie patiemment mes joues.

« Quand je suis revenu à moi, je m’en voulais tellement que j’ai tenté de mettre un terme à ma vie à de nombreuses reprises. Sans Nauli pour me donner une raison de vivre, je ne serais sans doute plus là. »

Serais-je capable de survivre à la perte d’Uhévi ? Rien qu’y penser est insoutenable.

« Pour toi, il n’est pas trop tard. Tu peux largement éviter le pire. Cela ne demande que du courage. »

Le courage… La demande que je n’ai jamais osé formuler, par peur de la réponse, des réactions. Ma voix est saccadée :

« S’il-vous-plaît… Aidez-nous… Ma sœur et moi.

— Nous sommes là, me murmure-t-il en me prenant dans ses bras. Tu n’as plus à avoir peur. Vous n’êtes plus seules. »

Je lui rends son étreinte, un soulagement infini me parcourt. Être ainsi aurait été digne d’un cauchemar un instant plus tôt ; maintenant, cela signifie que j’ai trouvé un pilier pour me soutenir. Nous soutenir. Après un moment, il me relâche. L’illusion a disparu.

« Nauli a parlé à Uhévi. Elles nous attendent en bas, m’informe-t-il.

— Hmm. Allons-y. »

Nous descendons lentement vers l’entrée de la cachette d’Uhévi. Je m’accroche à la main de Lémèn. Quelques questions me taraudent avant qu’on arrive.

« Vous saviez tout depuis le début, à propos de moi et Uhévi ?

— J’avais quelques doutes, mais j’ai eu mes réponses et mes confirmations en te parlant.

— Et l’interrogatoire avant l’entrée forcée dans mon monde intérieur ?

—J’avais besoin de voir ta réaction pour jauger si tu étais comme moi à l’époque. Nauli n’approuvait pas mais j’ai insisté. Excuse-moi.

— C’était horrible, mais vous aviez raison. Je vous pardonne.

— Merci, Arôdi. »

Sur cet échange sincère, nous atterrissons devant l’entrée, où se trouve Nauli tenant ma sœur.

« Coucou !, salue Nauli d’un ton enjoué.

— B-… Bonjour, Lémèn, dit Uhévi timidement.

— Bonjour Uhévi », répond Lémèn le plus chaleureusement que possible.

Cela semble lui suffire. Elle descend des bras de Nauli et… me fonce dessus ?! Elle manque de me renverser en se jetant à mon cou ! Elle m’étreint comme si nous ne nous étions pas vues depuis des mois.

« Oula ! Qu’est-ce qui t’arrive ?, lui demandé-je, surprise.

— Rien. Je voulais juste être près de toi. »

Rien ou Nauli lui a dit quelque chose. Dans tous les cas, la principale intéressée pense avoir l’air innocente parce qu’elle siffle en regardant en l’air. Lémèn brise le silence :

« Maintenant que nos claviers sont accordés, Arôdi, Uhévi, j’aimerais que vous nous parliez de votre situation avec un maximum de détails. Des sensations, l’évolution aussi que vous vous souvenez,… Cela nous donnera des indices sur ce qui vous arrive et nous aidera à définir la meilleure suite à donner aux événements.

— Ah ! Le pragmatisme est revenu bien vite ! », plaisante Nauli.

Je consulte Uhévi ; elle hoche la tête sans hésitation. Je fais apparaître un nuage concave assez grand pour nous quatre.

« Mettez-vous à l’aise, cela risque d’être long. »

Tout le monde s’installe confortablement. Même Lémèn laisse tomber sa rigueur.

Ce matin, moi et ma sœur partions vers l’inconnu avec l’angoisse pour bagage ; avec nos deux mentors à présent, nous n’avons jamais été aussi confiantes et optimistes.


Texte publié par Arkhenbarn, 2 mars 2025 à 22h36
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