Tout le monde retient son souffle. Arthus ménage son effet en laissant ce silence s’éterniser. Ou bien est-ce moi qui suis trop impatiente ? Mon doyen paraît embêté et coule un regard vers Amaryllis.
– Peut-être qu’il serait judicieux de la réveiller ? Ce récit la concerne directement.
– Eh bien, répond Martine d’un air embarrassé, certes. Mais elle a besoin de repos…
Jeremiah pose une main sur la joue de la jeune fille en un geste protecteur et acquiesce:
– C’est bon, on lui racontera tout plus tard.
– Très bien. Vous le savez sans doute, Aeternalis a été fondée par la famille Amloth, il y a des siècles. Leur but officiel était de démontrer que les mages et les non-mages pouvaient cohabiter en harmonie. Cependant, il existe une autre version des faits. Voyez-vous, Thomas Amloth a été mon apprenti, ici, avant de devenir un ami proche. C’est lui qui m’a conté la légende qui se transmet chez les Amloth de générations en générations. C’était un jeune homme très enthousiaste, solaire, sûrement un peu naïf… D’ailleurs…
Il s’interrompt et ses iris anthracite fixent Francis avec une certaine insistance. Ce dernier détourne les yeux en prenant une teinte écarlate. Le pot au rose est en passe d’être découvert : je n’y avais pas fait attention jusqu’ici, mais la ressemblance est frappante. Mêmes yeux mordorés tirant sur le vert, même chevelure blonde, même carrure, même caractère. Le visage d’Arthus s’illumine, montrant à quel point cette trouvaille l’enchante.
– Eh bien ! Il m’avait toujours dit que s’il avait un fils, il le nommerait Franck, comme le protagoniste de cette légende qui le captivait. Visiblement, il a dû faire un léger compromis, s’amuse-t-il.
Le principal intéressé fait la moue, à la fois ému et conscient qu’il est inutile de nier. Jeremiah esquisse un sourire et s'empresse de rassurer son ami :
– T’en fais pas, M. Dawber et Mme Brun doivent largement avoir les capacités de contrer les intrusions de mon père.
– J’ai du mal à vous suivre, bredouille Martine en fronçant les sourcils. Enfin, c’est…
– C’est une excellente nouvelle ! s'enthousiasme Arthus. Nous pensions la lignée des Amloth éteinte, mais au final il reste deux héritiers ! C’est inespéré !
– Hum… Ma mère m'a raconté qu'ils s'étaient mis d'accord sur un éventuel prénom, juste comme ça, mais en réalité, mon père n'a jamais eu vent de mon existence avant… enfin…
Ce sombre épisode m'apparaît lointain, étranger. Francis jette un froid avec sa mise au clair. Jeremiah tapote son épaule, Martine écrase discrètement une larme et Arthus secoue la tête avec tristesse :
– C'est terrible, ce qui est arrivé… laisse-t-il échapper.
Francis se racle à nouveau la gorge, mal à l'aise face aux réactions engendrées par ses paroles, puis reprend :
– En fait, c'était plutôt un souvenir heureux pour ma mère, ce choix. Alors elle m'en a souvent raconté l'histoire. Maintenant que j'y pense, il était question d’une légende dont le protagoniste était Franck Amloth. Mon père le considérait comme un héros de la communauté magique, mais ce prénom ne plaisait pas à ma mère, alors… Mais bref, si je me souviens bien, il était question d’un Artefact de protection très puissant, et prisé. Franck en a donc gardé l'emplacement secret, jusqu'à ce qu'il trouve un moyen de l'utiliser. Son credo était l'harmonie entre tous les humains, qu'ils aient ou non des capacités magiques. Ainsi, c'est lui qui aurait fondé Aeternalis…
Quel petit cachottier ! Voilà donc pourquoi il avait déjà certaines connaissances à mon sujet.
– Cet Artefact… murmure Jeremiah.
Ses pensées rejoignent les miennes.
– Ce serait ton cœur, A ?
Arthus ne me laisse pas l'occasion de répondre, rebondissant avec entrain :
– C'est juste ! Mais cette version est très incomplète. Cet Artefact n'était pas un simple outil de protection… Selon Thomas, Franck Amloth avait trouvé le moyen d'asservir un Nycthémère afin d'offrir une protection à sa lignée, qu'il a étendue à chaque étudiant foulant le sol d’Aeternalis.
Choquée, je prends la mesure de ce qu'il insinue. Serais-je alors l'un de ces monstres ? Je n'ai jamais lu grand-chose à leur sujet, mis à part des histoires pour effrayer les enfants. Toutes les informations disponibles dépeignent plutôt des créatures peu amènes, destructrices, des sortes de vampires énergétiques. Ces descriptions ne correspondent en rien à ce que je suis. Je ne vole l'énergie de personne ! Arthus doit faire fausse route. D'ailleurs, le silence s'éternise suite à son récit. Jeremiah fronce les sourcils, Francis se gratte le front et Martine pince les lèvres. Enfin, elle brise ce mutisme :
– C'est bien beau tout ça, mais on en sait tout de même peu sur ces… choses issues des mythes.
– Thomas a effectué des recherches poussées, réfute Arthus. Certaines des découvertes qu'il avait faites nous ont menés à croire que ces créatures existaient réellement et qu’elles ont joué un rôle dans la guerre qui a déchiré la communauté magique il y a environ trois siècles. Des esprits, sans consistance physique dans notre espace temps. Thomas était persuadé que tout comme les humains, il y en avait des mauvais et des bons. J'ai été témoin de ses avancées, toutes ses enquêtes et expériences étaient rondement menées. Il avait le sens du détail… Cependant, c'était à double tranchant. J'ai toujours soupçonné que sa mort avait été liée à ses recherches. J'en ai la confirmation aujourd'hui, puisque Donovan Rockmore cherche à invoquer un Nycthémère. Cela ne peut être une coïncidence.
Une question me taraude. Pourquoi n'ai-je aucun souvenir d’avoir communiqué avec Thomas ? Il était un Amloth et il a forcément tenté une approche au vu de ses recherches. Je l'avais déjà constaté, ma mémoire semble fragmentée, chaotique. Plus je tente de m’éloigner vers le passé, moins mes souvenirs sont clairs. Surtout lorsqu’il s’agit de mes origines. Serais-je sous l’emprise d’un sort ou d’une autre puissance magique, depuis tout ce temps ?
– Quoiqu'il en soit, je vois mal ce qu'il y a d’héroïque à emprisonner un être pour atteindre son objectif, assène Jeremiah avec amertume.
Arthus ne connaît pas le passé du jeune homme. Surpris par cette intervention il rebondit :
– C'est aussi ce qui a frappé Thomas, au départ. Il a douté quelque temps et a mis ses recherches de côté, du moins c'est ce qu'il m'a dit, à l’époque. Je n’en suis plus très sûr, à présent. En tout cas, lorsque je l'ai rencontré en coup de vent, le soir de sa mort, il était de nouveau très enthousiaste vis-à-vis de Franck Amloth et à la fois effrayé. Je ne l’avais pas revu depuis des années… Il m'a montré un carnet où il consignait ses recherches. Il y était question d'une Déesse de la Destruction, un puissant Nycthémère invoqué par les Rockmore afin de soumettre la communauté magique à leur vision des choses. Cet évènement aurait été à l’origine de la guerre qui a continué de déchirer les partisans des Rockmore et des Amloth durant les siècles suivants. Il s’est enfui comme un voleur avant de m’en dire plus. J’ai voulu l’arrêter, le poursuivre. C’était il y a tout juste dix-neuf ans, un soir de solstice… J’ai été appelé en urgence car un étudiant en avait fait des siennes. Si j’avais insisté…
– Où se trouve ce carnet ? demande Martine.
– Eh bien, j’imagine…
– Mon père l’a en sa possession, le coupe Jeremiah. C'est clair comme de l'eau de roche.
En effet, cela expliquerait ses connaissances à mon sujet et les plans qu'il aurait fomentés. Cela est d'autant plus inquiétant car il aurait donc plus d'une longueur d'avance sur nous.
– Je le crains, oui, soupire Arthus.
– T'en penses quoi, A ? On lui dit pour toi ?
– Oui, en échangeant nos informations, nous mettrons toutes les chances de notre côté.
Le jeune homme inspire profondément avant de se lancer :
– Il se pourrait que nous ayons tout de même un atout de taille. Comme vous vous en doutez, Aeternalis est réellement dotée d’une conscience.
– Elle est capable de communiquer avec nous, surenchérit Francis.
– Vraiment ? s'étonne Martine.
Arthus esquisse un sourire. Est-ce de la jalousie qui pointe dans son aura ?
– Avec vous ?
– Regardez par vous-même, confirme Jeremiah en désignant le grand miroir.
En effet
Martine écarquille les yeux. Arthus se contente de laisser échapper un léger rire.
– Cela explique beaucoup de choses. Vous agissez sur les objets, n'est-ce pas ?
Les objets inertes
Oui
Pour appuyer mes dires, je fais virevolter autour de lui quelques feuillets et un stylo qui traînaient là. Arthus croise les bras.
– Je vois… S'il y a une chose qui m'interpelle… Cette communication…
– J'ai pu communiquer avec elle parce que je suis télépathe, précise Jeremiah devant le malaise évident du doyen.
– Elle ? Thomas avait donc raison ! Vous voulez dire que vous lui parlez directement ?
– Oui ! s'exclame Francis. Amaryllis et moi aussi.
– Très bien. Qui êtes-vous donc vraiment, chère Aeternalis ?
Il a beau mettre les formes, son irritation est palpable. Arthus aime avoir le contrôle. Cette nouvelle le met en porte-à-faux. Près de quarante ans qu’il soupçonne mon existence sans pour autant en avoir eu la preuve tangible. Sa réaction m'amuse, toutefois, je n'en fais pas cas.
Je l’ignore
Il n’en laisse rien paraître mais je perçois sa peur. Que sait-il qu’il nous a caché ? Craint-il que je sois un Nycthémère pour de bon ? J’assure tout de même la protection de mes occupants depuis des lustres ! Ses doutes m’irritent.
– Hum, pour en revenir à nos moutons… Connaissez-vous l’heure de votre naissance, Monsieur Rockmore ? Votre père ne pourra sans doute pas agir avant.
– Je n’ai pas connaissance de ce… Quoique… Mon frère m’a parfois raconté quelques anecdotes, je crois que je suis né plutôt le soir.
– Vous croyez ou vous en êtes sûrs ? s’agace Arthus.
– Ma mère était un sujet tabou. Si père avait vent de nos conversations, la punition était rude, comprenez que nous n’en parlions pas souvent.
Arthus déglutit, perturbé par cet aveu frontal énoncé avec froideur. Jeremiah doit être à bout de patience pour confier ainsi des bribes de son passé.
– Il avait mentionné la lune qui éclairait sa chambre… reprend-il. Il était encore jeune, quand je suis né, alors ses souvenirs n’étaient peut-être pas si précis. J’en sais rien, bon sang !
Amaryllis s’agite dans son sommeil, sensible au tourment qui trouble le cœur de son amoureux. Jeremiah l’étreint doucement pour la rassurer puis l’allonge sur l’oreiller.
– Jeremiah… marmonne-t-elle.
– Je suis juste là. Repose-toi, ma Jolie Fleur, tu en as besoin.
Il effleure sa tempe avec tendresse, se lève et s’étire. Arthus, pensif, jette un œil à sa montre.
– Il nous reste quelques heures avant minuit. Espérons que vous soyez né avant et non après cette heure fatidique, nous aurions alors un peu plus de temps.
– C’était avant minuit, j'en suis sûr.
– Bien, souffle Arthus avec soulagement. Dans ce cas, nous devrions dormir et nous établirons notre stratégie à tête reposée.
– Peut-être qu’il serait plus prudent de monter la garde, s’inquiète Martine.
– Si quelqu’un traverse mon bouclier, je le saurai.
– Aeternalis dit qu’elle nous préviendra s’il y a une intrusion, transmet Jeremiah.
Arthus lève un sourcil et ne peut s’empêcher de remarquer :
– Vous êtes son interlocuteur privilégié ?
– Demandez-lui directement, rétorque Jeremiah avec un sourire en coin. Moi, je vais pioncer.
Tout en parlant, il s’installe aux côtés d’Amaryllis avec nonchalance.
– Ici ? couine Martine.
Si elle savait…
– Ouais, ajoute Francis en baillant, et moi aussi, j’irai pas plus loin.
Il s’allonge aussi en travers du matelas, sans bouger de l'endroit où il était assis, et ferme les paupières. Après tout, ce lit est immense.
– Nous reviendrons dans quelques heures, annonce Arthus. Bonne nuit.
Martine reste perplexe un instant avant de suivre son supérieur à travers sa fenêtre de téléportation. Bien sûr, ils ne vont pas plus loin que l’atelier attenant et s’installent sur les fauteuils, somme toute confortables. Ils discutent un moment, de tout et de rien, comme pour oublier tout ce qu’ils venaient de partager, puis Martine finit par s’endormir. Arthus, quant à lui, jette des regards à la dérobée à l’immense miroir ouvragé.
Posez donc vos questions
– C’est que j’en aurais un rayon… Vous n’avez vraiment aucune idée de qui vous êtes ?
Non
Je l’ai oublié
– C’est aisé.
Vous ne me faites pas confiance
Vous nous avez caché certains éléments
N’est-ce pas ?
Je le sens hésiter.
– Eh bien… capitule-t-il. Cette Déesse que j’ai mentionnée… Thomas était persuadé qu’il s’agissait de vous. Ironique, n’est-ce pas ?
Je ris intérieurement. Moi ? La Déesse de la Destruction ? Arthus aurait-il perdu l’esprit ?
– Cette découverte l’a mené à sa perte. Il était proche de la vérité.
Cette fois-ci, un malaise m’envahit. Je le chasse comme je peux.
Vous devriez dormir
Il acquiesce, je l’observe néanmoins veiller jusqu’au petit jour, en proie à ses doutes qui font écho aux miens.

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