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39. Méli-mélo

Jeremiah installe Amaryllis avec précaution sur le matelas et la recouvre du drap. Il dépose un tendre baiser sur sa tempe avant de s'asseoir sur le rebord, à ses côtés, et ne lâche pas sa main tandis que Martine l’examine brièvement. Francis danse d’un pied sur l’autre sans savoir quelle attitude adopter, tout cela sous le regard inquisiteur d’Arthus dans son fauteuil.

– Ça va aller, assure Martine avec douceur. Elle a juste besoin de repos.

Jeremiah hoche la tête, accueillant cette confirmation avec soulagement, puis se tourne vers l’homme qu’il va devoir convaincre. Il commence alors son récit, dans l’ordre chronologique. La mission pour laquelle il a été envoyé ici, sa rencontre avec Amaryllis, leur rapprochement, les cours qu’il s’est évertué à lui dispenser, la découverte de l’espionne infirmière, l’enlèvement de Lucas et ses conversations avec son père. Il omet bien sûr quelques détails, sans dénaturer la véracité de ses propos. Cependant, il n’évoque pas la maudite prophétie qui pèse sur lui. Martine réagit à chacune de ses révélations, laissant même échapper une exclamation de surprise à l'évocation de sa collègue. Quant à Arthus, il parvient à rester impassible durant tout le récit qu'il écoute attentivement.

– Mon père compte agir, conclut Jeremiah, peut-être dans quelques heures et peu importent les conséquences. Si je ne viens pas à lui, il viendra à nous, quitte à mettre cette université à feu et à sang.

Là, je m’indigne devant son affirmation. Notre esquisse de plan était pourtant claire !

– Tu ne crois pas que tu en fais un peu trop ? Comment veux-tu qu’on puisse attirer ton père ici si tu adoptes un ton aussi alarmiste devant Arthus ?

– Je ne fais qu’énoncer la vérité. Mon père est ainsi. Ça bousculera sans doute ses plans car il veut percer tes secrets, autrement je crois bien qu’il aurait trouvé le moyen de te détruire depuis bien longtemps, mais c’est ce qu’il fera, j’en suis persuadé.

– Tu sais bien qu’il ne pourra pas s’introduire ici sans…

Je m’interromps. Jeremiah a le don de monter des stratégies alambiquées sans les partager avec ses alliés. Il faudra qu’il perde ce défaut lié à son arrogance.

– Donc, réfléchit Arthus à voix haute, si je comprends bien, vous aviez pour mission d’enlever Mademoiselle Amloth pour la livrer à votre père, mais vous vous êtes épris de votre cible et avez décidé sur un coup de tête de retourner votre veste.

Jeremiah grimace face à ce constat et à l’expression incisive de son aîné. Arthus n’est pas au fait de tous les griefs que le jeune homme porte contre son père. Mon doyen a aussi la haine tenace ; proche des Amloth, il cherche clairement à venger leur extermination. Il dit avoir connu plusieurs Rockmore, les a-t-il déjà affrontés ?

– Tu as un plan en tête, n’est-ce pas?

– Pas maintenant, A.

– Qui me dit que vous ne réitérerez pas ? interroge mon obtus doyen en plaçant ses mains sous son menton.

Jeremiah soutient son regard sans se démonter. Je visualise presque leurs deux auras se percuter sous la tension qui se dégage d’eux.

– Il est vrai que vous ne savez rien de moi, mises à part mes origines peu reluisantes…

– Et votre attitude irrévérencieuse, le coupe Arthus.

Le jeune homme laisse échapper un soupir contrarié, puis se reprend avant de donner raison à son interlocuteur qui l’enfonce encore :

– Notamment votre arrogance et votre impertinence à toute épreuve.

C’est alors que Francis intervient :

– C’est peut-être l’image qu’il a donné, mais…

Sa voix s’éteint tandis qu’Arthus le scrute avec curiosité. Francis n'apparaît à ses yeux que comme un simple étudiant dans la moyenne. Jeremiah n’a pas évoqué son rôle dans l’histoire. Après tout, le blondinet a surtout été mon espion et Arthus ignore encore qu’il est aussi un Amloth.

– Pourquoi donnerais-je du crédit à votre vision de la situation ? Je peux aussi vous soupçonner et rien ne me prouve que vous n’avez pas aussi été manipulé.

Cette fois-ci, Jeremiah croise les bras sur son torse et souffle ostensiblement. Amaryllis tressaille lorsqu’il lâche sa main, sans qu’il ne le remarque.

– Monsieur Dawber, je vous ai tout dit, alors que pourrais-je faire pour prouver ma bonne foi ? Vous ne me laissez aucune chance, vous restez campé sur vos positions, et l’heure tourne !

– Non, tu ne lui as pas tout dit, dévoile Francis en fixant son ami.

– Tu ne vas pas…

– Laisse-moi parler, insiste Francis.

– Ça suffit ! s’énerve Martine à la surprise générale. Arthus, notre devoir est d’aider nos étudiants. Tous, sans exception. Si tu n'as pas renvoyé Monsieur Mac… Enfin bref, s’il est encore là c’est que tu as jugé qu’il était en droit de rester.

– C’était avant que…

– Depuis quand t’arrêtes-tu sur le nom d’une personne pour la juger, Arthus ?

Le sous-entendu est clair, elle fait référence à une situation qui m’échappe et suscite une forte émotion de sa part, perceptible à travers ses iris mordorés. Porte-t-elle un secret, elle aussi, partagé avec son supérieur ? Le désarroi se lit dans la moue esquissée par Arthus. Il se redresse, posant ses mains à plat sur les accoudoirs et concède enfin après un raclement de gorge :

– Bien. Tu as raison. Mon jugement a été… faussé par mes expériences passées.

– Hallellujah…

– Jeremiah ! s’exclament trois voix de concert, dont la mienne directement dans son esprit.

Il esquisse un rictus qui disparaît aussi sec quand un gémissement s’échappe des lèvres d’Amaryllis, s’agitant entre les draps. Sa litanie recommence. Soudain, elle se redresse et écarquille les yeux lorsqu'ils se posent sur Jeremiah.

– Tu es vivant ! s'exclame-t-elle en se jetant dans ses bras.

Surpris, il tarde à répondre à son étreinte.

– Aux dernières nouvelles…

Elle se blottit contre son cœur, l'enlaçant de toutes ses forces.

– Comment vous sentez-vous, Mademoiselle ? s'enquiert Arthus.

– Où est-ce qu'on est ? Je veux dire, il est quelle heure ?

Amaryllis semble complètement perdue. Qu’a-t-elle vu, lorsqu'elle a perdu le contrôle ? Un éclair de compréhension passe sur les traits de Jeremiah qui hésite :

– Tu… t'es allée dans le futur ?

– Un Nycthémère du Solstice…

Jeremiah fronce les sourcils. Arthus et Martine échangent un regard inquiet.

– Un quoi ?... lâche Francis en blêmissant.

– C'est vous qui avez prononcé ce nom.

Tous se tournent vers Arthus qu’Amaryllis pointe du doigt. Perplexe, il prend toutefois un air sérieux.

– C'est une créature légendaire, nuance Martine. Personne n'est jamais parvenu à l'invoquer.

– Il va l'invoquer ! Lucas… Ton père…

– Shhhhh… Calme-toi ma Jolie Fleur…

– Et tu… Vous vous êtes…

Son murmure se perd dans ses sanglots étouffés par le t-shirt de Jeremiah auquel elle s'agrippe plus fort. Comme à chaque fois, il caresse doucement sa chevelure argentée tout en chuchotant :

– Calme-toi et on va essayer de démêler tout ça ensemble, d'accord ?

– J'ai lu des trucs sur cette créature… Un hôte humain est requis pour l'invocation ! s’alarme Francis.

Arthus hoche la tête et confirme :

– Un hôte humain dépourvu de magie.

– Qu'est-ce que tu insinues ! réagit Martine au quart de tour. Que cette chose existe réellement ? C'est le contrecoup, elle ne sait pas vraiment ce qu'elle a vu !

– Il y a des choses qu'il vaut mieux considérer comme mythiques, tu as pourtant des contacts au MSSD, tu devrais le savoir, contre Arthus, acerbe.

Puis il se tourne vers Amaryllis. De la surprise et une once d’appréhension dansent entre les rides de mon doyen.

– Comme son nom l'indique, reprend-il en s'adressant à elle, le Nycthémère du Solstice ne sévit que durant les vingt-quatre heures d’un solstice. Ce qui me confirme que votre pouvoir est lié au temps et que même si vous n'avez pas encore dix-neuf ans il est déjà actif. Mademoiselle Amloth, vous devez nous décrire exactement ce dont vous avez été témoin. Cela pourrait nous aider à sauver des vies.

Martine a pâli, statufiée. Amaryllis clôt les paupières, prend une profonde inspiration et se mouche dans le mouchoir offert par Jeremiah. Quand la jeune fille rouvre les yeux, toujours lovée contre son petit ami, ses rubis se perdent dans le vide. Francis lui tend un verre d'eau dont il a eu la présence d'esprit d'aller s'enquérir et elle le remercie en opinant, puis boit d'une traite avant de se lancer :

– C'est confus… J'ai subi ces intermittences, passé, présent, futur… J'essaie encore d'éclaircir tout ça. Il y avait… des choses que j'ai déjà vécues. Des moments où mon pouvoir s'était déclenché. Quand j'étais petite et que je me suis fait piquer par une abeille… Quand j'étais adolescente… Plus récemment, ici… Et des moments que je ne parviens pas à situer…

Elle lève son visage vers Jeremiah :

– Je te donnais une lettre, nous étions déguisés tous les deux… C’était étrange… Et je crois… je crois que j'ai vu ton frère…

– Ludo ?

– Il me souriait, vous vous ressemblez… Ça doit être dans le futur ?

– Venons-en au fait, s'il vous plaît, s'impatiente Arthus.

Amaryllis se mord la lèvre et acquiesce. Par contre, Jeremiah lance un regard assassin à mon doyen qui l'ignore royalement.

– Dans la forêt… Il y a Lucas, mais ce n'est plus vraiment lui… Ton père est là aussi… Je crois que je suis blessée… Il y a du sang, beaucoup de sang… Mais après, je me rends compte que ce n'est pas le mien…

Sa voix se brise. Je n'aurais donc pas réussi à les convaincre de rester en mon sein. Au moins, j'ai désormais des arguments de choix.

– Vous vous êtes entretués, ton père et toi… parvient-elle à conclure.