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30. Moments de Vérité

La matinée s’écoule bien trop lentement, je ronge mon frein. Je surprends plusieurs fois Amaryllis sourire et Jeremiah dans une concentration toute relative. Je suis sûre qu’ils se disent des mots doux, ils ont l’air si insouciants ! Évidemment, aucun des deux ne se préoccupe de m’adresser la parole…

Enfin, je profite d’un moment où Amaryllis se retrouve seule aux toilettes. Je m’assure que personne n’entre à ce moment-là et lui lance pour attirer son attention tandis qu’elle se lave les mains.

Ton miroir

Elle lève les yeux vers la glace au tain un peu abîmé et s’empresse de sortir notre communicateur miniature.

– Qu’est-ce qui se passe ? Un souci ? chuchote-t-elle.

Je dois

parler

à Jeremiah

Déconcertée par ma demande, Amaryllis fronce les sourcils.

– Je croyais que tu lui parlais par télépathie ? Ça marche très bien en tout cas !

Je peux

répondre

seulement

– Oh… Je vois. Si ce n’est pas lui qui te contacte, tu ne peux pas initier une conversation.

Voilà

– Qu’est-ce qu’il y a de si urgent ? Il t’aurait parlé à un moment ou un autre…

Trop

compliqué

comme ça

La jeune fille grimace puis acquiesce en silence. Je m’énerve devant la limite de ce petit morceau réfléchissant.

– Si seulement nous pouvions communiquer plus facilement !

– C'est clair…

Ma surprise se reflète sur son visage et dans ses yeux écarquillés.

– Attends… tu viens de parler, là ?

– Tu peux m’entendre ?

– Mais ouiii ! s'exclame-t-elle en sautillant et tapant dans ses mains.

La porte s'ouvre et une étudiante jette un regard suspicieux à Amaryllis avant de s'engouffrer dans une des cabines.

– Par contre ça ne fonctionne que dans un sens, apparemment… murmure-t-elle en sortant.

– C'est déjà parfait, ce sera tellement plus simple ! Je me demande pourquoi je n'ai pas essayé plus tôt…

– Je ne suis pas sûre que ça aurait marché… Depuis qu'on a remonté le temps ensemble, j'ai l'impression qu'on a établi une sorte de lien, tu ne l'as pas ressenti, toi aussi ?

Je réfléchis un instant. De mon côté, je pense avoir perçu cette connexion dès son arrivée ici, mais il est vrai qu'elle s'est renforcée depuis cet épisode. Je fais confiance à l'instinct d’Amaryllis, ce qui compte c'est que ça fonctionne, à présent.

– Tu dois avoir raison. Si je dois parler à Jeremiah…

J'hésite à lui dévoiler ce que je viens d'apprendre. Ne risque-t-elle pas de paniquer ?

– Oui ?

De toute façon, nous devons agir ensemble. J'ai déjà choisi un agent dans l'ombre, je lui en parlerai plus tard, parons au plus urgent. D’un autre côté, elle n’a pas tout à fait mis les choses au clair avec Jeremiah qui est toujours en contact avec son père. Je dois faire attention à ce que je dis.

– Ça concerne Lucas… Il a disparu.

– Disparu ? C'est-à-dire ?

– Je n’en sais pas plus pour l’instant… Il semblerait qu’il ait été enlevé.

Arrivée devant sa salle de cours, Amaryllis répond distraitement à Justine qui lui fait signe de prendre place. Le professeur est déjà là, prêt à démarrer, et la salue d’un bref hochement de tête.

– On en reparle après les cours… marmonne-t-elle en entrant.

Au moins, elle est au courant, et si Jeremiah la recontacte, elle pourra lui faire part de notre problème. D’ailleurs, ce dernier se fait harceler par son ami à chaque pause. Il a pu esquiver jusqu’ici, mais Francis ne lâchera pas l’affaire si facilement.

– On a une heure de trou, allez viens tu vas me raconter ! presse-t-il.

Jeremiah traîne des pieds, sans doute peu enclin à démarrer cette conversation. Je suis curieuse de savoir ce qu’il va bien pouvoir répondre face à l’interrogatoire qui l’attend. Francis s’empresse de refermer la porte et commence de but en blanc en plissant les yeux :

– Alors, ce rencard ? Tu m’as fait mariner toute la journée ! Il s’est passé un truc, c’est sûr !

– Pourquoi tu me poses des questions si tu connais déjà la réponse ? se lamente l’accusé en s’étalant sur son lit.

– Ah non ! Non non non non non, tu vas pas faire le mec blasé là ! Je veux du croustillant…

– Hey, c’est personnel ça, tu crois pas ? Oui, il s’est passé des trucs, oui, on est en couple, mais t’emballe pas pour autant, la situation est compliquée.

– Oh, ben comme moi avec Juju, on sait qu’on est pas dans les clous mais on s’en fiche, non ?

– C’est… grimace Jeremiah, encore plus compliqué que ça, en fait.

Francis reste un instant en suspens, la bouche grande ouverte.

– Ah… Attends… C’est… hum… Une des conditions ?

Le blondinet ne cesse de me surprendre. Il est totalement ignorant en ce qui concerne les relations sociales mais il est perspicace, et j’ai pu aussi constater ses connaissances impressionnantes en ce qui concerne la magie et l’histoire de celle-ci. Jeremiah garde un air impassible, seulement, son teint le trahi.

– J’ai visé juste, constate Francis en croisant les bras sur son torse.

Pour seule réponse, Jeremiah soupire en se redressant. Son ami s’installe à ses côtés et tente :

– Tu sais… On en a déjà parlé, ce serait bien que tu m’en dise plus pour que…

– Arrête, Francky. Tu sais comme moi qu’on peut rien faire pour contrer une prophétie…

– Mais c’est de ta mort qu’on parle là, mec ! T’as baissé les bras comme ça ? J’ai cherché des trucs de mon côté, j’te signale !

Le regard surpris de l'interrogé croise celui, déterminé, de son tortionnaire. Je me demande ce que Francis a bien pu trouver… Le pouvoir des Devins est infaillible : seule une action salvatrice peut être menée, et Jeremiah a déjà raté la sienne.

– Et… T’as trouvé quoi ? questionne quand même ce dernier.

– En vrai… Pas grand chose de nouveau. Il aurait fallu que j’en sache plus sur ton frère. D’ailleurs, les MacGregor n’ont qu’un seul enfant… Officiellement.

Aïe. Francis a l’air de connaître son sujet. Je me demande comment Jeremiah va s’en tirer, sur ce coup-là. Vu son air dépité, il n’en mène pas large.

– Jerem… T’es qui, en vrai ?

La tension monte, les mains de Jeremiah se crispent sur les draps. Pous une fois, il est incapable de cacher sa nervosité.

– Je peux pas te le dire…

– Et pourquoi pas ? Je dirai rien, j’te jure ! Même si t’es un méga criminel recherché.

Un rire nerveux secoue la cible de cet interrogatoire. Le suspense est insoutenable. Va-t-il révéler sa véritable identité ? Ou se défiler au risque de perdre la confiance de son ami ?

– A ? J’ai un problème.

Tssss… Comme s’il ne pouvait pas se débrouiller tout seul, un peu ! Bon, d’un autre côté, ça me fait plaisir qu’il sollicite mon avis pour un problème si épineux.

– Tu peux lui en parler.

– Ah ouais, direct, comme ça… Il ne voudra même plus m’adresser la parole ! Et s’il me dénonçait ?

– Tu sais, je peux être patient. Je tiens à t’aider, et je te l’ai dit, tu me décevras pas, j’en suis sûr.

– Décide-toi à arracher le pansement. On a un problème plus urgent que ça à régler.

– C’est bon, c’est bon ! s’exclame Jeremiah en levant les mains face à nos remarques. Écoute… SI je te le dis, on pourra plus remonter en arrière et…

– Crache le morceau !

– Rockmore.

Il m'a prise au mot, épilation gratuite en prime…

Francis s’étouffe avec sa propre salive sous l’effet du choc.

– Oh bordel ! réussit-il à prononcer en se tapant le torse du poing pour tenter de calmer sa toux.

– Ouais, je sais, on choisit pas sa famille, hein.

– Tu te fous de moi, non ? Ya un truc, une caméra cachée…

Le blond se met à faire les cent pas, peinant à se remettre de cette révélation. Je peux le comprendre…

– Tu voulais savoir, alors arrête ton cirque, tu veux ? s'énerve Jeremiah.

– Les Rockmore sont pas censés pouvoir approcher Aeternalis !

Francis arrête son manège et pointe un doigt sur l'accusé. Comme je le pensais, il en sait bien plus que ce qu'il laisse paraître.

– Disons que j'ai contourné le problème…

– C'est du délire !!

– Je te le fais pas dire, mais c'est la vérité. Tu comprends, maintenant ?

– Ouais… laisse-moi juste… digérer un peu, je vais à la salle de bain.

Sans attendre de réponse, Francis fonce dans la pièce adjacente et ferme la porte. Étonné par ce soudain revirement, Jeremiah hausse les sourcils. Décidément, je n'ai vraiment pas arrangé les choses avec le choix de mon joker…

– Euh… ok. Je vais aller faire un tour, soupire le jeune homme en alliant le geste et la parole.

– T'en penses quoi, A ? Je dois m'inquiéter ?

– Non, laisse-lui un peu de temps, je pense que c'est quelqu'un de loyal.

Il hoche la tête en déambulant dans mes couloirs.

– Et tu devais me dire quoi, au fait ?

– Lucas a disparu. Tu en sais quelque chose ?

– Quoi ? L’ex d’Amaryllis ?

Sa stupeur me confirme qu'il n'en savait rien. Par contre, cette petite pointe de jalousie m'amuse.

– Pas tout à fait… Bref, Arthus est sur le coup, le MSSD aussi. Les soupçons se portent sur ton père.

– Je dois lui faire mon rapport, ce soir… Je pourrais essayer d'en savoir plus.

– N'en fais pas trop, il ne doit pas te soupçonner.

– T'inquiète, tu sais que je gère.

Il m'énerve, avec cette arrogance ! Francis a raison, son assurance disproportionnée finira par le mener à sa perte. J'ai un mauvais pressentiment, tout va bien trop vite à mon goût… Je me prends à espérer naïvement que la disparition de Lucas ne soit qu'un mauvais hasard sans rapport avec toute cette histoire… Jeremiah marche toujours sur un fil en équilibre instable entre son identité en passe d'être découverte et cette épée de Damoclès au-dessus de sa tête. Pourvu que nous puissions régler tout ça, et vite !